Quelle est l'origine du geste invitant au silence (index devant la bouche) ?
Question d'origine :
Bonjour,
Il est communément admis qu'un doigt (l'index) porté sur la bouche est une invitation au silence.
Toutefois, je m'interrogeais sur la nature et l'origine de ce geste. D’où vient-il ? Quelles en sont ses origines ?
Ce geste est-il originaire d'une culture occidentale et s'est-il répandu à travers le monde ou vient-il d'ailleurs ?
Ce geste a-t-il d'autres significations complètement différentes dans d'autres cultures ?
J'ai hâte de vous lire,
En vous remerciant,
Edymionn
Réponse du Guichet
Ce signe du silence viendrait d’une interprétation erronée par les auteurs classiques de la figure égyptienne du dieu Horus représenté enfant avec un doigt sur les lèvres. Il est ainsi nommé aussi «signe d’Harpocrate», du nom que ce dieu enfant prend à l’époque gréco-romaine.
Plusieurs textes étudient ainsi la présence de ce signe chez les auteurs classiques mais aussi dans les représentations et peintures de l’époque moderne.
«Aux origines du signe d’Harpocrate:
Les sources visuelles du doigt tendu en direction des lèvres remontent à l’ancienne Égypte: ce geste est caractéristique du dieu Horus enfant et par la suite de sa version hellénisée, le jeune Harpocrate, qui fut interprété par les auteurs classiques comme le dieu du silence, gardien de divins secrets. Associé à un secret devant être protégé, le signe harpocratique est porteur de significations variées, comme la sagesse des initiés, l’énigme philosophique ou l’intelligence politique. Exprimant aussi bien le silence que l’on garde soi-même que celui auquel on enjoint le spectateur, ce geste est amplement exploité par les artistes en Occident, notamment à l’époque moderne.»
Source: Une Charité silencieuse. Analyse d’une œuvre en prélude à l’exposition Silences, 24 janvier 2019, Elisa de Halleux
Dans l’article Harpocrates du Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, on peut lire :
«Après la fondation d’Alexandrie, Horus, héllénisé le plus souvent sous le nom d’Harpocrate, reçut des artistes la forme qu’il donnait alors à Eros, celle d’un enfant aux membres potelés, aux longs cheveux retombant en boucles sur les épaules; on lui conserva le geste qui distinguait ses images dans l’art égyptien, mais on attacha à ce geste un sens tout nouveau : l’idée se répandit qu’en portant un doigt à sa bouche le dieu commandait aux initiés de garder le silence sur les profonds mystères qu’on leur avait révélés.»
Philippe Matthey dans “Chut !” Le signe d'Harpocrate et l'invitation au silence, que nous vous conseillons de lire en entier, reconstitue longuement l’histoire de ce geste :
« "Les gestes sont le langage commun de tous les hommes". Ce postulat de Quintilien, orateur et professeur de rhétorique dans la Rome du Ier siècle apr. J.-C., a pendant longtemps échappé à toute remise en cause avant d’être formellement démenti par l’étude fondatrice de Marcel Mauss publiée en 1936. Le sociologue y démontrait que les gestes et attitudes ne constituent pas un langage universel, mais sont bel et bien le produit de conventions sociales et culturelles. On prendra pour exemple d’une telle convention un geste largement compris dans la culture occidentale contemporaine comme une incitation à se taire : l’index posé verticalement sur les lèvres, comme pour les clore. Pour reconstruire l’histoire de ce véritable signe selon l’acception linguistique du terme – c’est-à-dire un signifiant reconnu par convention comme renvoyant à un signifié précis, dans ce cas l’invitation au silence –, le présent article se propose de revenir sur l’origine de ce geste en reconstituant son histoire de l’époque moderne jusqu’à l’Antiquité.
[…]
Le sens donné au signe du jeune dieu Harpocrate dans le monde classique représente à vrai dire une forme particulière d’« iconatrophie », autrement dit de confusion dans l’interprétation d’une image née d’un manque de connaissances iconographiques entre deux cultures. Les égyptologues se rendirent d’ailleurs très tôt compte qu’il y avait eu malentendu entre la perception des auteurs classiques et la réalité égyptienne, comme le faisait déjà remarquer Sir J. Gardner Wilkinson en 1841. De fait, ni Her-pa-chered ni Harpocrate ne sont conçus dans les pratiques cultuelles de l’Egypte pharaonique et gréco-romaine comme exerçant un rôle lié au silence ; les seules fonctions qui leur soient connues dans les sources épigraphiques et papyrologiques sont celles de dieu incarnant la succession royale, symbolisant le renouveau solaire ou responsable de la germination de la nouvelle récolte, ou encore de dieu sauveur et guérisseur, notamment dans les représentations des stèles dites d’« Horus sur les crocodiles ». La conception de dieu du silence est attribuée à Harpocrate uniquement dans la littérature classique à partir de Varron, et trouve bien son origine dans une confusion liée à un attribut caractéristique de l’iconographie du dieu»
La statuaire n'est pas en reste pour cette représentation en dieu du silence :
«En 1755, la marquise de Pompadour passait commande d’une statue en marbre d’Éros-Harpocrate, l’index droit posé sur les lèvres, pour la faire figurer en l’hôtel d’Évreux, le futur palais de l’Élysée. Ce geste du petit Horus, qui n’est autre, en Égypte, que le simple signe de l’enfance, fut l’objet d’une interpretatio romana faisant du fils d’Isis et d’Osiris un dieu invitant au silence et au(x) mystère(s). Cette interprétation connut une longue postérité, revivifiée à la Renaissance et en quelque sorte sacralisée par l’ouvrage consacré au dieu par le Néerlandais Gisbert Cuper en 1676. Devenu une véritable allégorie de la prudence politique et des secrets scientifiques ou ésotériques, c’est encore Harpocrate qui, aujourd’hui, trône à l’entrée de la salle des messagers du Palais du Luxembourg, siège du Sénat de la République française.»
Source : Harpocrate au secret. De quelques anamorphoses d’Horus l’Enfant, Pallas, 108/2018
Dans la vie quotidienne, le geste semble attesté déjà chez les romains.
«Le doigt sur la bouche : tout comme aujourd'hui, ce geste s'utilisait pour imposer le silence. Ainsi, l'étude cite ce passage des "Métamorphoses" d'Apulée : "Mais lui, portant l'index à ses lèvres, saisi de peur, lui dit : tais-toi, tais-toi !"»
Source: Communication non-verbale dans la Rome Antique, blog La toge et le glaive.
Nous n’avons pas trouvé d’autre signification actuelle dans d’autres cultures pour ce signe. Si l’histoire de ce geste est à l’époque moderne surtout occidentale, on peut penser qu’il s’est aujourd’hui universalisé, figurant par exemple parmi les emoji.
Pour aller plus loin:
«Mettre la main sur sa bouche» en Egypte et dans la Bible, article de B. Couroyer cité par Matthey in Revue biblique 67, 1960
Annexe 2 Textes divers autour de l'œuvre, Jean-Marc Civardi, Dix-septième siècle 2008/1 (n° 238), pages 118 à 153 voir 4. De la tradition harpocratique
Ce que dit le doigt de l’ange, Michel Cals, MEI n° 29 (Communication, organisation, symboles), 2008, p. 203 et suiv.
Sur la présence d’Harpocrate à Pétra et en Jordanie, Jean-Louis Podvin, Syria, 93/2016, p. 311-319
The Signum Harpocraticum in the 8th-century Christian Art of Nubia, Eirini Panou
Harpocrate. Problèmes posés par l'étude d'un dieu égyptien à l'époque gréco-romaine, Michel Malaise, Bulletins de l'Académie Royale de Belgique, Année 2000 11-7-12 pp. 401-431
Histoire du silence : de la Renaissance à nos jours, Alain Corbin
Le Geste dans l'art, André Chastel
Enfin, nous n’avons pas trouvé d’analyse de ce signe particulier dans les deux ouvrages suivants, mais si vous vous intéressez à d’autres signes non-verbaux, à leurs études, leur signification et leur géographie, vous lirez aussi avec intérêt :
Le Langage du corps et la communication corporelle ,Marc-Alain Descamps
La clé des gestes, Desmond Morris
Bonnes lectures !
Le dieu hellénistique Harpocrate, dans le musée archéologique de Salonique