Question d'origine :
Bonjour,
Qui est Claudette Colvin?
Pourquoi on la connait si peu?
Merci d'avance
Cécile
Réponse du Guichet
Le 2 mars 1955, Claudette Colvin, alors âgée de 15 ans, refuse de céder son siège de bus.
Bonjour,
Il est des histoires méconnues et il faut parfois attendre une étude scientifique, un article de presse, un reportage, un livre pour obtenir une reconnaissance. C’est effectivement le cas de Claudette Colvin, qui, le 2 mars 1955, à l’âge de 15 ans, fut arrêtée pour avoir enfreint les ordonnances relatives à la ségrégation dans les bus.
L’analyse de Christelle Gomis « Sortir de l’intersection. Écrire l’histoire des femmes noires aux États-Unis depuis 1989 », (Revue d'histoire, vol. 146, no. 2, 2020, pp. 139-151, consultable dans les bibliothèques municipales de Lyon à partir de la base de données Cairn), permet de comprendre pourquoi Colvin est restée si longtemps méconnue :
Les vies et idées des femmes noires ont longtemps été confinées aux coulisses du théâtre de l’histoire étatsunienne. Sujets « d’expériences marginales, d’archives mineures lointainement associées à la marche de l’Histoire, elles y apparaissaient tels des addenda qui modifiaient à peine les chronologies les plus rigoristes. Leurs trajectoires sociales, politiques et intellectuelles correspondaient difficilement aux repères traditionnels car elles n’étaient guère considérées comme représentatives. Lorsqu’actrices et auteures de leurs propres destins, elles ont surgi des angles morts, leurs savoirs, théories, pratiques ont agi comme des distorsions, des anachronismes. C’est le cas de l’intersectionnalité, concept développé par Kimberlé W. Crenshaw en 1989, dans la lignée des élaborations théoriques et pratiques des féministes noires, pour analyser les interstices où disparaissent les femmes noires.
Ont également (ré)émergé les femmes qui ont refusé de céder leur siège de bus à un passager blanc avant Rosa Parks : entre autres, Claudette Colvin et Mary Louise Smith. Arrêtées et condamnées à payer une amende, elles ont porté plainte contre la ville de Montgomery pour discrimination dans l’affaire Browder v. Gayle en 1956. Conjuguée au succès du boycott, cette plainte a forcé la municipalité à mettre fin à la ségrégation dans les bus. En s’appuyant sur l’intersectionnalité, différentes études ont mis au jour les logiques narratives qui ont obscurci leurs actes de bravoure. En effet, l’historiographie contemporaine suggère que la représentation de Rosa Parks comme une simple couturière exténuée, ainsi que l’effacement des autres héroïnes ordinaires, résultent des « politiques de la respectabilité. Créée par Evelyn Brooks Higginbotham, cette expression désigne les moyens déployés par les groupes dominés pour se conformer, au moins en apparence, aux normes morales et comportementales des groupes dominants, afin d’obtenir des gains politiques.
Ces révoltes se prêtent malaisément à l’idéal de respectabilité bourgeoise en vigueur dans les communautés noires. Loin d’être spontané, le choix de Rosa Parks en tant que symbole du boycott a été influencé par ces normes. Avant elle, la résistance de l’adolescente Claudette Colvin devient l’objet d’un débat parmi les leaders noirs. Âgée de 15 ans, la jeune fille est la première qui ose plaider non coupable. Son procès pour avoir bravé les lois ségrégationnistes et s’être défendue pendant son arrestation représente une opportunité d’attaquer en justice la ville de Montgomery, un an après que la Cour suprême a délégitimé la ségrégation raciale au niveau fédéral avec l’arrêt Brown v. Board of Education. Décrite comme une lycéenne « calme, polie, soignée, intelligente, jolie et très pieuse, elle tombe enceinte après avoir été victime d’une agression sexuelle et perd le soutien des notables noirs. Ces derniers hésitaient déjà à lui prêter main-forte car ils trouvaient son teint trop sombre et acceptaient difficilement ses origines populaires. Leur mépris de classe les pousse à écarter une autre jeune fille pauvre, Mary Louise Smith. Dans les deux cas, les dirigeants locaux ont décidé que la réputation des deux filles ne leur permettaient pas d’être défendues publiquement face aux communautés blanches.
Selon ces mêmes normes, les anciens actes de courage de Rosa Parks doivent rester secrets. Avant son coup d’éclat de 1955, elle enquête sur les crimes racistes pour le compte de la NAACP et organise des campagnes nationales contre les agressions sexuelles sur les femmes noires. Afin d’anticiper toute critique, la presse noire et les responsables de la Montgomery Improvement Association (MIA) la dépeignent comme une chrétienne fervente, affable, calme, posée et réservée, à la voix douce. Sa profession, son statut de femme mariée et son teint clair la rendent acceptable aux yeux des classes populaires et moyennes – noires et blanches –, sans l’associer étroitement aux domestiques stéréotypées comme mammies. Pour le premier rassemblement de la MIA qui le propulse sur le devant de la scène, Martin Luther King souligne les aspects de sa vie qui se conforment à ce qui est attendu d’une femme dans le sud des États-Unis d’après-guerre et neutralise la portée de son engagement radical, qui disparaît au moment même où elle devient la « “Madone de Montgomery”, symbole de la féminité noire vertueuse et silencieuse.
Thomas Holt reprend dans « Les communautés s’organisent pour le changement : les villes du Nouveau Sud », (publié dans Le Mouvement. La lutte des Africains-Américains pour les droits civiques, 2021) ces informations :
D’autres femmes avaient contesté la ségrégation dans les bus de la ville. D’ailleurs, Parks elle-même avait soutenu Claudette Colvin, une adolescente arrêtée pour les mêmes raisons neuf mois plus tôt, mais les responsables des associations noires n’avaient pas pensé alors que Colvin était la plaignante appropriée pour mener une campagne juridique. Même si les origines, l’éducation et le métier de Parks relevaient davantage de la classe ouvrière « respectable » que de la classe moyenne, son comportement et sa réputation séduisirent tous les secteurs de la communauté noire de Montgomery.
En 2009, Philippe Hosse publie (republié en 2014), Claudette Colvin Twice toward justice (consultable en partie sur google livres).
Puis, en 2015, Tania de Montaigne consacre un ouvrage à cette femme : Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin.
Depuis, les publications se sont multipliées et le rôle de Claudette Colvin est désormais reconnu et amplement documenté. L’exposition en réalité augmentée du Centre Pompidou, est un exemple de cette nouvelle notoriété. A cette occasion, le centre présente aussi un Podcast.
Cette exposition a suscité de nombreuses réactions et la presse s’est emparée de son histoire. L'essentiel rapporte :
Après avoir été la première à plaider «non coupable» pour de tels faits, Claudette Colvin est condamnée pour trois chefs d’accusation (trouble à l’ordre public, violation de la loi de ségrégation et agression sur représentant de l’ordre) et emprisonnée brièvement, puis libérée après le paiement solidaire d’une caution.
Mais certaines informations s'avèrent inexactes :
De nouveau condamnée en appel, elle est mise au ban par sa communauté après être tombée enceinte d’un Blanc. Claudette Colvin participera un an plus tard, en 1956, à une nouvelle action en justice avec trois autres femmes. Cette action, soutenue par la NAACP, organisation de défense des droits civiques, aboutira à l’abolition par la Cour suprême de la loi de ségrégation dans les transports publics. Rosa Parks, couturière de 42 ans, qui connaissait la famille de Mme Colvin, répétera son acte de résistance en décembre 1955. C’est elle que l’Histoire retiendra. Claudette Colvin «ne lui en (veut) pas», estimant que celle qui prendra la tête du boycott des bus de Montgomery avec Martin Luther King était «la bonne personne».
«Elle ne parlera plus jamais de son passé», quittera le Sud pour New York où elle travaillera comme aide-soignante. «À plus de 80 ans, elle a obtenu que son casier judiciaire soit effacé. Elle a gardé ses convictions contre vents et marées
Ainsi,tv5monde écrit :
Pour Claudette Colvin, la vie a continué. Son fils, baptisé Raymond, est né en mars 1956. Il avait la peau claire. On a aussitôt accusé sa mère d'avoir eu un enfant avec un blanc. Claudette Colvin a toujours caché l'identité du père. Comme sa situation de fille-mère dérangeait, elle s'est résolu à quitter l'Alabama pour venir s'installer à New York. Trente-cinq ans durant, elle a été aide-soignante dans un foyer à Manhattan. Claudette Colvin ne s'est jamais mariée. Son fils Raymond, drogué et alcoolique, est mort chez elle. Il avait 37 ans. Son deuxième fils, lui, est comptable à Atlanta.
Elle n'a jamais revendiqué quoi que ce soit pendant ces journées historiques qui ont changé les Etats-Unis. Après plusieurs décennies d'un mutisme choisi, un jour, un écrivain, Phillip Hoose, a retrouvé sa trace. Il lui aura fallu quatre longues années de discussions pour la convaincre de parler.
Quant aux publications, elles sont désormais nombreuses :
Claudette Colvin / Lesa Cline-Ransome (Auteur) et Gillian Flint (Illustrateur), 2021.
Claudette Colvin : civil rights activist / Cathleen Small, 2020.
Claudette Colvin / Martha London, 2019.
Cet épisode est également mentionné dans diverses études dont :
"Une sociologie marquée par les mouvements sociaux" / Solène Brun, Claire Cosquer, dans Sociologie de la race (2022), pages 37 à 47
Ségrégation raciale aux Etats-Unis : six portraits de stars / Anne-Marie Méténier, 2017
"Libération noire : des années 1960 à l’ère Obama" / Angela Davis, dans Une lutte sans trêve (2016), pages 135 à 157.