Les artistes doivent-ils développer la conscience écologique du grand public ?
Question d'origine :
bonjour selon vous est ce que les artistes doivent ils développer la conscience écologique du grand public merci
Réponse du Guichet
Votre question est suffisamment complexe pour que vous ne puissiez l'aborder sans avoir au préalable parcouru un certain nombre d'études. Nous espérons que cette bibliographie vous orientera dans votre réflexion.
Bonjour,
Pour répondre à votre question, il faudrait tout d’abord réfléchir à la notion de « devoir », soit selon l’universalis, l’idée que le devoir désigne
une action en tant qu'elle est non seulement justifiée mais exigible d'un point de vue moral. En ce sens, le devoir est distinct de la contrainte puisqu'il n'est pas l'effet mécanique d'une pression sur la volonté mais l'expression d'une obligation conçue et acceptée comme telle par le sujet agissant.
A ce sujet, vous pourriez parcourir Le principe d'obligation ou lire un devoir du Cnfpt sur L'art doit-il se mêler de la morale ?
Vous pourriez alors vous interroger sur le rôle de l’artiste et l’obligation ou non de s’impliquer. L’article « L’art doit-il être moral. Dialogue entre une philosophe et une sociologue ? est à ce titre intéressant. Il cite l'ouvrage L'art sous contrôle : nouvel agenda sociétal et censures militantes de Carole Talon-Hugonde et revient sur le fait :
« Au cours des dernières années, l’art est devenu le théâtre de mobilisations en faveur de causes politiques ou sociétales comme le genre, l’orientation sexuelle ou la « race ». Mouvement #metoo, dénonciation de l’« appropriation culturelle », mobilisation contre une représentation jugée « raciste » des Suppliantes d’Eschyle : ces affaires viennent questionner la fonction même de l’art. La création esthétique doit-elle se plier à nos attentes morales ? Le beau doit-il – aussi – être juste ? Quel est le rôle politique de l’artiste ? »
Vous pourrez alors vous consacrer à la dernière partie, l’art et l’écologie. Diverses études portent sur ce sujet d'actualité. Ainsi, l’article « Les artistes sauveront-ils la planète ? » (Études, 2016/9) aborde ce sujet :
C’est dans la construction d’une écologie émotionnelle que l’art (limité ici aux arts plastiques) a une carte à jouer. La nature a toujours eu partie liée avec l’art, ou du moins la figuration : les grottes Chauvet à Vallon-Pont-d’Arc, les mégalithes de Stonehenge ou encore les géoglyphes du désert de Nazca sont moins de l’art qu’une forme de liturgie artistique d’un culte animiste ou totémique. Comme le rappelle Hegel, l’art fut « le premier interprète des pensées religieuses ». Avec l’essor des grandes civilisations, la nature fut de plus en plus mise à distance dans des représentations spiritualisées et dématérialisées, qui culminent dans l’invention de la perspective. Si, dès le XIXe siècle, des peintres et des photographes comme Carleton Watkins ont grandement contribué à la création des parcs nationaux américains, ce n’est qu’avec le Land Art de la fin des années 1960 que l’art reprend explicitement la Terre « comme médium et comme message », souvent avec des préoccupations écologistes. Les champs d’éclairs dans le désert de Walter de Maria et la célèbre Spiral Jetty (1970) sur le Grand Lac salé de Robert Smithson ont en commun de dénoncer les excès de la civilisation et un art frelaté. Alors, certaines expositions s’intitulent déjà « Ecological Art ».
Des artistes s’engagent explicitement en faveur de la cause environnementale. En 1968, l’Argentin Nicolás Uriburu déverse un colorant vert fluorescent dans le Grand Canal de Venise pour dénoncer la pollution, idée reprise en 2009 par le collectif HeHe (Helen Evans et Heiko Hansen) qui réussira, malgré l’opposition des autorités, à coloriser au laser les fumées d’échappement d’un des plus grands incinérateurs d’Île-de-France, à Saint-Ouen. D’autres, comme l’Allemand Nils-Udo, interviennent poétiquement dans la nature avec des sculptures minérales ou végétales, mais sans se faire d’illusion sur la portée de leur œuvre. L’artiste craint même que la séduction de ses œuvres ne détourne d’une vraie communion avec la nature, que l’art, par sa beauté même, ne la déleste de son aura. Voilà pourquoi certains se veulent plus activistes : l’année 1982 voit Joseph Beuys planter 7 000 chênes dans Kassel, chacun flanqué d’une stèle en basalte ; tandis qu’Agnes Denes sème et récolte près d’un hectare de blé en plein Manhattan, pour dénoncer le gâchis des ressources et la faim dans le monde.
Comment éviter cependant le double écueil de l’esthétisme et du didactisme, où l’œuvre croule sous le message édifiant qu’elle véhicule ? Une piste serait de couper la poire en deux : l’œuvre sera une phase même de la dépollution et du recyclage ! En 2008, Patricia Johanson creuse en Californie quatre bassins d’épuration en forme de rongeur géant, et crée un nouvel habitat pour la vie sauvage. En 2015, avec L’eau qui dort, Michael Pinsky a nettoyé et éclairé en majesté des déchets dragués dans le canal de la Villette, en attendant leur recyclage. Plus austère, l’Américain Mel Chin crée des mandalas de plantes dépolluantes sur des sites industriels, et conçoit la terre saine à venir comme son œuvre réelle (Revival Field, 1991). Les initiatives foisonnent de nos jours ...
Joanne Clavel pose la question de « L'art écologique : une forme de médiation des sciences de la conservation ? » (Natures Sciences Sociétés, 2012/4) et écrit :
L’émergence d’un mouvement d’art contemporain dit écologique, à la fin du XXe siècle, est directement liée à la concentration des problèmes environnementaux contemporains : pollution, réchauffement climatique, extinction des espèces, etc. (Bower, 2007). L’art écologique prend historiquement ses sources aux États-Unis avec le mouvement précurseur du Earth Art à la fin des années 1960 (Ramade et Mangion, 2010). Partageant avec le Land Art des créations in situ qui proposent aux spectateurs une « immersion » dans la nature loin de l’institution muséale, il s’en distingue par un profond respect de l’environnement lors des créations artistiques. Si ce mouvement d’art écologique n’a jamais été défini avec clarté (Ramade, 2007), c’est qu’il demande à repenser les catégories institutionnelles (Margolin, 2005) afin de dépasser le simple thème de l’environnement (Kurt, 2004) et d’embrasser un point de vue plus large rassemblant objet, participation et action. Les artistes impliqués, par leur éthique écologique, leur prise de position dans l’espace public et les liens étroits qu’ils entretiennent avec les scientifiques ou les gestionnaires, cherchent à éveiller les consciences, voire à modifier le milieu de vie des hommes de façon durable (Margolin, 2005). C’est leur engagement à répondre aux enjeux sociétaux en conformité avec une conscience écologique qui structure actuellement ce courant. Bien qu’une dynamique similaire dans la communauté des artistes existe actuellement en Europe, au Japon et en Amérique latine (surtout au Brésil), l’art écologique n’y est pas encore réellement reconnu comme tel par le monde de l’art (commissaires d’expositions, critiques, marchands, universitaires)
(…)
Bien que tous les éco-artistes soient engagés dans la cause écologique, les « activistes » sont certainement les plus dynamiques du mouvement, car leurs œuvres portent directement sur la crise environnementale actuelle et son devenir. Ils alertent le public sur les problèmes environnementaux, cherchent parfois des solutions écologiques pour y remédier. De nombreux artistes opèrent par la représentation des désastres (fictifs ou réels) et posent ainsi la question : « Sommes-nous préparés ? » – c’est le cas dans les peintures théâtrales mêlant beauté et terreur de Leila Daw.
Nous vous laissons aussi consulter l’article de Benjamin Arnault, « L’émergence de l’art écologique au sein des institutions françaises » (Marges, 2021/2 (n° 33), p. 32-42) qui constate que :
Des expositions abordant les questions écologiques voient le jour sur la scène nationale. Elles étaient peu nombreuses avant le début des années 2000 ; elles le sont un peu plus à partir des années 2010. Entre autres, Bettina Laville et Jacques Leenhardt,…. Des figures d’artistes écologiques s’affirment : Lucy + Jorge Orta, Art Orienté Objet, Olivier Darné entre autres. Des expositions personnelles et des catalogues monographiques leur sont consacrés, des prix leur sont décernés, eux-mêmes étant à l’initiative de cycles de programmation et d’enseignement. Ces phénomènes d’institutionnalisation les concernant témoignent plus généralement d’un processus d’affirmation de l’art écologique.
Nous vous suggérons aussi la lecture du dossier Ce que les arts nous disent de la transformation du monde, L'Observatoire, 2021/1 (N° 57) ainsi que les articles :
DE PAIVA Joshua, « Vers une esthétique du vivant en temps d’extinction : le rôle de l’art ou l’art de faire connaissance », Marges, 2022/2 (n° 35), p. 18-29.
FELTZ Bernard, « Écologie, création, modernité. Une lecture philosophique de la crise écologique », Recherches de Science Religieuse, 2019/4 (Tome 107), p. 617-636.
Enfin, la consultation des ouvrages suivants vous fourniront la matière pour pouvoir répondre à votre interrogation :
- L'art et les formes de la nature / édition Vincent Deville, Rodolphe Olcèse, à paraître le 22 novembre 2023 : "25 contributions de chercheurs et d'artistes présentant la nature comme l'origine et le terme de pratiques artistiques soucieuses de penser les figures de l'humain et du monde hors de toute logique d'emprise et de prédation, afin de concevoir un avenir soutenable et désirable pour les générations futures".
- Férale : réensauvager l'art pour mieux cultiver la terre / Charlotte Cosson, illustrations de Damien Manuel, Le mauvais profil, postface de Rebecca Lamarche-Vadel, 2023 : "Curatrice d'art contemporain, l'auteure livre une réflexion sur les relations entre l'art et la nature. Elle explore le champ des artistes qui travaillent pour et avec la nature en créant des oeuvres souvent éphémères évoluant avec le temps et les dynamiques du vivant".
- L'artiste et le vivant : pour un art écologique, inclusif et engagé / Valérie Belmokhtar, 2022 : "Une réflexion sur l'évolution de l'art face aux multiples défis climatiques. La plasticienne se demande comment replacer le vivant au coeur de la pratique artistique, présente le travail d'artistes qui pratiquent un art écologique et donnent de la visibilité aux créateurs longtemps considérés comme marginaux par le marché de l'art dominant parmi lesquels les femmes et les non-occidentaux".
- EKES : earthkeeping, earthshakingVolume 1, Ecoféminisme(s) et art contemporain / sous la direction de Rozenn Canevet et Camille Froidevaux-Metterie, 2022 : "les contributions réunies posent l'hypothèse d'un renouveau de l'habitabilité du monde du point de vue des artistes dans une perspective convergente de l'histoire politique, des humanités environnementales et de l'histoire de l'art. Interrogeant les liens entre écoféminismes et pratiques artistiques, elles envisagent un rapport collaboratif au monde vivant pour favoriser l'altérité et l'échange".
- Mouvementements : écopolitiques de la danse / Emma Bigé, 2023 : "Croisant la philosophie écopolitique et les études en danse, une enquête sur les danses compost-humanistes. L'auteure souhaite transmettre la richesse et l'intelligence des artistes chorégraphiques et montrer que la danse est un espace privilégié permettant d'articuler ces formes de mobilisation des corps et leurs implications politiques".
- "Les artistes s'emparent de l'urgence climatique", Imagine, demain le monde, 2021, n° 145 : "Un dossier sur les différents artistes engagés dans les combats écologiques : le groupe de rock français Feu! Chatertone, la cinéaste Coline Serreau, la chorégraphe Fatou Traoré ou encore le romancier Pierre Ducrozet".
- Art écosphérique : de l'anthropocène... au symbiocène / Louise Boisclair, postface de Derrick de Kerckhove, 2021 : "Une réflexion sur les relations de l'art avec la nature. Préoccupés par les enjeux écologiques et climatiques, certains artistes interrogent leur pratique. L'auteure explore une centaine d'oeuvres d'A. Denes, de P. Johanson, de T. Saraceno, d'O. Eliasson ou encore de B. Damon".
- Politiques de la végétation : pratiques artistiques, stratégies communautaires, agroécologie / sous la direction de Marco Scotini, 2019 : "Des réflexions d’artistes et d'activistes sur la manière d’améliorer la vie en ville grâce au végétal, dans des territoires de plus en plus transformés et assiégés par les lois du profit. Les auteurs soulignent l'urgence de freiner l'urbanisation accélérée en reconstruisant une politique de l'en-commun à partir de nouvelles formes d’agriculture et de citoyenneté".
- Un art écologique : création plasticienne et anthropocène / Paul Ardenne, postface de Bernard Stiegler, 2019 : "Présente des travaux d'artistes qui dénoncent les effets de l'activité humaine sur l'environnement et qui mettent en pratique les principes du développement durable en réalisant des œuvres éphémères, en utilisant des matériaux recyclés ou encore en favorisant la création collaborative. Sont ici mises en lumière les démarches qui renouvellent les formes plastiques ou leur approche de l'art".
Écoutons la nature : de Lucrèce à Hubert Reeves / Patrick Scheyder, 2017 : "La défense de la nature ne date pas d'aujourd'hui. À toutes les époques, des écrivains, des artistes et des philosophes se sont montrés sensibles à son devenir. C'est ce que montre cet ouvrage qui regroupe des textes d'auteurs de l'Antiquité jusqu'à aujourd'hui. Ces textes sont étonnants et peu connus, à l'image de la défense de la forêt de Fontainebleau par George Sand qui a organisé auprès de ses amis une sorte de pétition. Tous donnent une perspective originale à des sujets contemporains : le problème de la déforestation, la juste place des humains dans la nature, la fragilité du vivant, etc. Avec un texte inédit d'Hubert Reeves qui conclut ce recueil sensible, engagé et original".
Les limites du vivant : à la lisière de l'art, de la philosophie et des sciences de la nature / Jacques Testart, Raphaël Larrère, Marion Laval et al., 2016 : La question du vivant et ses enjeux contemporains sont étudiés par 21 contributeurs issus de domaines différents : des scientifiques, des artistes, des historiens, des philosophes et des économistes. Ils abordent notamment le rapport de l'homme à la nature, aux animaux et aux plantes".
Insurrection culturelle / Jonathan Nossiter, Olivier Beuvelet, 2015 : "Réalisateur de Mondovino et de Résistance naturelle, des documentaires consacrés au monde viticole, à l'industrialisation des vins et au mouvement des vins naturels, J. Nossiter, avec le blogueur O. Beuvelet, s'attache ici au monde de la culture et des artistes. Comme les agriculteurs rebelles, les artistes doivent aussi retrouver leur rôle contestataire et créer une autre écologie de la culture".
Des formes de vie : une écologie des pratiques artistiques / Franck Leibovici, 2012 : "Enquête réalisée auprès d'artistes contemporains sur le processus de création, envisagé dans la perspective d'une écologie de l’œuvre. Les artistes volontaires dévoilent librement leurs pratiques, au fil de textes, d'archives personnelles et d'images".
Bonnes lectures.