Quels critères font de ToumaÏ le plus vieil ancêtre humain connu ?
Question d'origine :
Bonjour et merci encore pour ce service incroyable !
Y a t-il d'autres critères que la bipédie qui font de ToumaÏ le plus vieil ancêtre humain connu ?
et si on se réfère à la classification du vivant de Linné, les grands singes sont notre famille et Toumai c'est le début de notre espèce?
Réponse du Guichet
La bipédie, l'usage des bras,la morphologie de la face et de la nuque permettent de rattacher Toumaï à l'histoire humaine. Ceci a été notamment confirmé par une étude de 2022 sur deux cubitus et un fémur. Il appartiendrait à la sous-tribu hominina, de la famille des hominidés, même si ce point est encore débattu.
Bonjour,
Tout d'abord merci pour vos mots chaleureux !
Vos deux questions nous semblent se rejoindre, puisqu'elles concernent toutes deux la place de Sahelanthropus tchadensis, que nous appelons familièrement S. Tchadensis ou Toumaï, dans l'arbre phylogénétique de l'homme - ou, comme vous le dite, notre place dans la classification linéenne. Car évidemment la bipédie ne suffit pas à placer un animal dans notre lignée : les oiseaux et les kangourous sont bipèdes.
Pour comprendre les controverses entourant la découverte de Toumaï, en voici d'abord l'histoire rapportée dans Universalis :
C’est au nord du Tchad à Toros Menalla (désert de Djourab) que l’équipe de Michel Brunet met au jour, en juillet 2001, des restes osseux (un crâne sub-complet mais écrasé, deux fragments de mâchoires inférieures et trois dents isolées) qu’elle attribue l’année suivante à une nouvelle espèce d’hominidés anciens, Sahelanthropustchadensis, plus connue sous le nom de Toumaï. Les mammifères qui sont associés à ces ossements suggèrent un âge de 6 à 7 millions d’années (Ma). La datation des sédiments dont est censé provenir le crâne déformé sera estimée en 2008 à 6,8-7,2 Ma en utilisant le béryllium cosmogénique (isotope rare produit par des rayons cosmiques et trouvé à l’état de trace dans l’environnement terrestre) dans la méthode au 10Be/9Be.
Pour ses inventeurs, Toumaï serait un sujet mâle avec des dents possédant des caractères dérivés d’hominidés : morphologie des canines (petites à usure apicale), émail épais aux dents jugales (prémolaires et molaires), face courte, bourrelet sus-orbitaire grand et continu, et la position antérieure du trou occipital (situé sous le centre du crâne) qui suggèrerait que Sahelanthropustchadensis aurait pu être bipède (donc un hominidé). Il présente aussi des caractères plus primitifs comme un petit cerveau (volume estimé à 350 cm3, assez proche de celui d’un chimpanzé).
La capacité de Toumaï à se déplacer sur ses deux pattes de derrière fait l’objet de débats. En effet, la seule position du trou occipital ne suffit pas à prouver la bipédie. Chez les hominidés anciens – comme par exemple les Australopithèques –, ce trou occipital est encore plus antérieur que chez l’homme et ils ne sont cependant pas de meilleurs bipèdes. Certains anatomistes ont montré que la position du trou occipital varie également avec la croissance en taille du cerveau au cours du développement des individus. Un fragment de fémur, récolté en même temps que les autres restes osseux de Toumaï, pourrait permettre de lever définitivement le voile sur la bipédie potentielle de cette espèce. C’est pourquoi l’étude de ce fragment est très attendue par la communauté scientifique.
Toutefois, plusieurs paléontologues remettent en question, sur d’autres critères que la position du trou occipital (caractères dentaires et crâniens), l’appartenance de Sahelanthropustchadensis au groupe des Hominidés, suggérant plutôt de le placer sur la lignée des gorilles.
La bipédie de l'intéressé a donc longtemps fait débat, mettant en cause son appartenance à notre lignée. Son découvreur, Michel Brunet, a toutefois toujours soutenu cette hypothèqe. Voyez son article Sahelanthropus tchadensis dit « Toumaï » : le plus ancien membre connu de notre tribu, paru en 2020 dans le Bulletin de l'Académie nationale de médecine et lisible sur le site Science en direct :
S. Tchadensis possède une combinaison unique de caractères primitifs et dérivés qui montre clairement qu’il ne peut être rapproché ni des gorilles, ni des chimpanzés, mais traduit au contraire son appartenance au rameau humain et par l’âge sa proximité temporelle avec le dernier ancêtre commun aux chimpanzés et aux humains
[...]
Avec les caractères anatomiques particuliers de sa denture (morphologie des canines à couronnes petites et à usure apicale ; épaisseur de l’émail des dents jugales intermédiaire entre celui des chimpanzés et des Australopithèques, etc.) et de son crâne (bâsicrâne de type bipède)
L'hypothèse était donc, en plus de la bipédie, liée à la morphologie des dents. Mais aussi à celle du crâne, comme nous l'explique cet article d'hominides.com :
Sa capacité crânienne (de l’ordre de 360-370 cm³, est équivalente à celle des chimpanzés actuels), sa denture (notamment ses canines petites, à usure apicale et sans crête aiguisoir), la morphologie de ses prémolaires et molaires (à émail plus épais que chez les chimpanzés, mais moins que chez les Australopithèques), sa face relativement raccourcie et la base de son crâne (avec un trou occipital en position déjà très antérieure et une face occipitale très inclinée vers l’arrière) montrent que l’hominidé tchadien appartient bien au rameau humain, et non à celui des chimpanzés ou des gorilles.
De plus, la reconstruction 3D du crâne est venue confirmer que plusieurs caractères anatomiques (forte inclinaison postérieure de la face nuchale, angle plan orbitaire/plan du trou occipital supérieur à 90°) ne sont connus que chez des hominidés bipèdes plus récents. Scientifiquement l’hypothèse que Toumaï soit bipède est donc plus forte que toute autre hypothèse. Pour être définitivement retenue cette hypothèse devra naturellement être confirmée par la description d’os des membres.
C'est en août 2022 qu'une étude très attendue des os de bras et de jambes de l'espère a été publiée dans la revue Nature :
Daver, G., Guy, F., Mackaye, H.T. et al. Postcranial evidence of late Miocene hominin bipedalism in Chad. Nature 609, 94–100 (2022).
L'accès à cet article étant payant, et notre anglais paléontologique limité, nous devons nous contenter de son résumé, traduit grâce à DeepL :
La locomotion bipède est l'une des adaptations clés qui définissent le clade des hominines. La bipédie est attestée par des restes postcrâniens d'hominines du Miocène tardif datant d'il y a 6 millions d'années (Ma) en Afrique de l'Est1,2,3,4. La bipédie de Sahelanthropus tchadensis a été jusqu'à présent déduite il y a environ 7 millions d'années en Afrique centrale (Tchad) sur la base de preuves crâniennes. Nous présentons ici des preuves postcrâniennes du comportement locomoteur de S. tchadensis, avec de nouvelles perspectives sur la bipédie au début de l'histoire de l'évolution des hominines. Le matériel original a été découvert dans la localité TM 266 de la zone fossilifère de Toros-Ménalla et consiste en un fémur gauche et deux cubitus, droit et gauche. La morphologie du fémur est la plus parcimonieuse avec la bipédie habituelle, et les cubitus conservent des preuves d'un comportement arboricole substantiel. L'ensemble de ces résultats suggère que les hominines étaient déjà bipèdes vers 7 Ma, mais aussi que le grimpage arboricole constituait probablement une part importante de leur répertoire locomoteur.
Un article d'hominides.com, rendant compte de l'étude, nous donne cette explication plus grand public :
L’étude a donc permis de déterminer 23 traits morphologiques et fonctionnels sur ces ossements : structure interne et externe, mesures biométriques, indicateurs biomécaniques.
Toutes ces données ont été comparées à celles relevées sur un ensemble d’hominidés modernes (chimpanzés, gorilles, orangs-outans, Homo sapiens ) et anciens (Orrorin, Ardipithecus, australopithèques, membres du genre Homo).[...]
Il apparait que les données relevés sur Toumaï correspondent beaucoup plus à la lignée des homininés (Homo sapiens et ses ancêtres) que à celle des Paninés (lignée des chimpanzés), Cette espèce est donc apparue après la séparation des lignées il y a au maximum 10 millions d’années. De petite taille il devait peser entre 43 et 50 kg.
Les résultats de l’étude montrent que si Sahelanthropus tchadensis était bipède au sol mais qu’il se tenait également debout dans les arbres en s’aidant de ses membres. En effet c’est l’étude de son coude, semblable à celle de l’homme moderne, qui montre que Toumaï n’utilisait pas ses membres supérieurs pour pratiquer la quadrupédie au sol.
Vous trouverez un autre compte-rendu de cette étude sur le site du CNRS :
Du haut de ses 7 millions d’années, Sahelanthropus tchadensis est considérée comme la plus vieille espèce représentante de l’humanité. Sa description remonte à 2001 lorsqu’ont été découverts, par la Mission paléoanthropologique franco-tchadienne (MPFT), à Toros-Ménalla dans le désert du Djourab (Tchad), les vestiges de plusieurs individus, dont un crâne très bien préservé. Ce crâne, et en particulier l’orientation et la position antérieure du trou occipital où s’insère la colonne vertébrale, indique en effet un mode de locomotion sur deux jambes, soutenant qu’il était capable de bipédie .
En plus du crâne, surnommé Toumaï, de fragments de mâchoires et de dents qui ont déjà fait l’objet de publications, la localité de Toros-Ménalla 266 (TM 266) a livré deux ulnae (ou cubitus, os de l’avant-bras) et un fémur (os de la cuisse). Ces os sont attribués à Sahelanthropus car aucun autre grand primate n’a été découvert sur le site. Cependant, il est impossible de savoir s’ils appartenaient au même individu que le crâne. Des paléontologues de l’Université de Poitiers, du CNRS, de l’Université de N’Djaména et du Centre national de recherche pour le développement (CNRD, Tchad) en publient une analyse complète dans Nature le 24 août 2022.
Le fémur et les ulnae ont été soumis à une batterie de mesures et d’analyses, concernant à la fois leur morphologie externe et leurs structures internes imagées par microtomographie : mesures biométriques, morphométrie, indicateurs biomécaniques... Ces données ont été comparées à celles d’un ensemble de spécimens de grands singes actuels et fossiles le plus large possible : chimpanzés, gorilles, orangs-outans, singes du Miocène, et membres du groupe humain (Orrorin, Ardipithecus, australopithèques, Homo anciens, Homo sapiens).
La structure du fémur indique que Sahelanthropus était habituellement bipède pour des déplacements au sol, mais probablement aussi dans les arbres. D’après les ulnae, cette bipédie coexistait en milieu arboricole avec une quadrupédie assurée par des prises fermes de la main, différant clairement de celle des gorilles et des chimpanzés qui prennent appui sur le dos de leurs phalanges.
Les conclusions de l’étude, et notamment l’identification d’une bipédie habituelle, sont basées sur l’observation et la comparaison de plus d’une vingtaine de caractères du fémur et des ulnae. Elles constituent, de loin, l’interprétation la plus parcimonieuse de la combinaison de ces caractères. Toutes ces données renforcent le concept d’une locomotion bipède très précoce dans l’histoire de l’humanité, même si à ce stade d’autres modes de locomotion étaient également pratiqués.
Ce travail a notamment bénéficié de l’appui du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, de l’État tchadien, de l’ANR, de la région Nouvelle-Aquitaine, du CNRS, de l’Université de Poitiers et des représentations françaises au Tchad. Il est dédié à la mémoire du très regretté Yves Coppens, précurseur et inspirateur des travaux de la MPFT dans le désert du Djourab.
La bipédie, l'usage des bras, la morphologie de la face et de la nuque sont donc autant d'éléments permettant de rattacher Toumaï à l'histoire humaine. Mais à quel clade, c'est-à-dire à quel embranchement appartient-il ?
Ce point fait encore âprement débat, même si selon Wikipédia, la majorité des scientifiques tendent à le classer dans une sous-tribu d'hominidés appelée hominina :
La majeure partie de la communauté scientifique s'accorde à reconnaitre le statut d'hominine à Sahelanthropus tchadensis ainsi que son aptitude à la bipédie. Cependant, l'hypothèse selon laquelle Sahelanthropus serait un singe, situé avant ou après la divergence panines-hominines, a très tôt été émise. La position phylogénétique de Sahelanthropus reste débattue par les spécialistes. Cette controverse a plusieurs causes, outre les divergences d'interprétation fonctionnelle des caractères :
- il existe un manque de données sur les caractéristiques du dernier ancêtre commun aux chimpanzés et aux hominines, et il existe par conséquent un biais méthodologique lié à la validité des caractères considérés comme propres à la lignée humaine;
- les spécialistes se disputent l'honneur de détenir le plus vieux représentant de la lignée conduisant à l'homme moderne, privilège qui revenait avant la découverte de Toumaï, mais de manière tout aussi controversée, à Orrorin tugenensis, surnommé « Millenium ancestor » ;
- la MPFT ne permet pas la consultation des fossiles originaux par des équipes extérieures ;
- la MPFT n’a pas reconnu avant 2009 être en possession d’un fémur pourtant mis au jour le à proximité immédiate du crâne de Sahelanthropus tchadensis.
Il s'agit en fait d'un vaste débat naissant sur les plus anciens hominines, voire sur l'ancêtre commun avec les chimpanzés et pré-chimpanzés, qui concerne d'autres fossiles à la charnière Miocène-Pliocène (Orrorin tugenensis, Ardipithecus kadabba). Ces espèces qui présentent « toutes des caractéristiques primitives et quelques-unes évoluées […] posent la question de savoir comment les hominines sont apparus, et corrélativement quels caractères peuvent être considérés comme diagnostics de cette lignée à son origine ».
Pour aller plus loin :
D'Abel à Toumaï Livre] : nomade, chercheur d'os / Michel Brunet
Nous sommes tous des Africains [Livre] : à la recherche du premier homme / Michel Brunet
La fabuleuse histoire de nos origines [Livre] : de Toumaï à l'invention de l'écriture / Marc Azéma & Laurent Brasier ; préfacé par Jean Guilaine,...
Nos ancêtres dans les arbres [Livre] : penser l'évolution humaine / Claudine Cohen
Bonne journée.