Question d'origine :
Bonjour,
Pourquoi actuellement dans notre société, pleurer en public est perçu comme honteux?
Est-ce que ça a été toujours le cas? Sinon, à partir de quand ce changement s'est effectué et pourquoi ?
Merci beaucoup!
Choco
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 23/01/2008 à 16h31
Pleurer en public est honteux ? Vous l’affirmez, mais selon les ages et le sexe, les émotions ne sont pas exprimées de la même manière ; et les raisons de pleurer peuvent-elles aussi être de causes bien diverses. Du point de vue historique, il est indiscutable que pleurer « en public » n’est pas honteux, et c’est souvent à travers le prisme de la littérature que l’histoire des larmes est étudiée :
La Renaissance aime saisir concrètement, presque corporellement, une abstraction. S’agissant du rire et des pleurs, elle le fait à travers les figures de Démocrite, qui rit, et d’Héraclite, qui pleure, face au spectacle du monde. Montaigne leur consacre le chapitre I, 50 des Essais […]Ici, Héraclite, du côté du monde, par compassion et empathie ; là, Démocrite, face au monde, par la distance que confèrent le rire et la critique. Au XVIe siècle, la majorité des auteurs adoptent l’une ou l’autre de ces attitudes, mais souvent pour des raisons différentes : on peut choisir de pleurer comme Héraclite par compassion, par sensibilité ou encore par désespoir
[…] L’Antiquité profane et le christianisme tendent à célébrer les pleurs, également valorisés par la rhétorique, qui les place au-dessus du rire, cantonné au style bas ou moyen. Xénophon et Euripide font des larmes une marque de douceur et d’humanité, notamment chez le roi. Le christianisme valorise aussi les pleurs, en s’appuyant notamment sur un passage du sermon des Béatitudes, « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils riront » (Lc 6, 21), texte qui prouve, selon saint Augustin, que les larmes sont un devoir et une vocation : le Christ a pleuré mais il n’a jamais ri, et tout enfant vient au monde dans les larmes. […]À cette tradition s’oppose un courant qui déprécie les larmes, condamnées depuis l’Antiquité comme étant la marque de la sensiblerie des faibles, c’est-à-dire, selon Platon, des femmes, des vieillards et des enfants. Le mépris stoïcien à l’égard des émotions vient renforcer cette condamnation, tout comme la tradition de la consolation chrétienne, qui déprécie toute sentimentalité exacerbée. L’attitude de Marguerite de Navarre à la mort de sa nièce Charlotte, âgée d’à peine huit ans, traduit cette attitude : alors qu’elle confie son chagrin à Guillaume Briçonnet, son directeur de conscience, celui-ci lui répond que les pleurs sont indignes d’une chrétienne, que la consolation est un devoir et que Jésus n’a pas voulu qu’on le pleure. […]Pourtant, la Renaissance revendique aussi une légitimité des pleurs qui intègre cette critique pour la dépasser. […]
Source : Rire ou pleurer ? L’homme face au monde, de Rabelais à Montaigne (In L'information littéraire n°2-vol.58, 2006)
Article lisible en ligne sur le site Cairn auquel la bibliothèque est abonnée.
De façon discrète ou démonstrative, réservées à l’intimité ou versées en public, les larmes peuvent aussi bien témoigner d’une sensibilité valorisée que passer pour une faiblesse de femme. […] « Au XVIIe siècle, les hommes pouvaient pleurer en public, aujourd’hui la chose est devenue plus difficile et plus rare. Les femmes conservent seules ce droit. Pour combien de temps encore ? » écrit Norbert Elias. L’usage démonstratif des larmes caractérise le comportement des spectateurs de théâtre du XVIIIe siècle tandis que les dramaturges y voient le signal de l’assentiment du parterre. Cet aspect public des larmes contraste avec une expérience des larmes spécifiquement intime qui se développe au XIXe et qui s’accompagne d’une redistribution des rôles masculins et féminins. Au XVIIIe on distingue, il est vrai, hommes et femmes en larmes, tandis qu’on célèbre le plaisir de l’attendrissement intime. Mais les hommes ne craignent pas de pleurer d’admiration, de tendresse ou de joie, et aiment souvent le faire savoir, attitude qui ne prend alors aucune connotation féminine. Moment particulier de l’histoire des larmes, le XVIIIe associe aspect public et privé de l’effusion. […] C’est dans le seconde moitié du XIXe que la larme rare devient la valeur montante de la sensibilité masculine tandis que les femmes, dominées par une émotivité excessive ne sont guère magnifiées.
Source Histoire des larmes / Anne Vincent-Buffault
Pour approfondir le sujet, du point de vue psychologique :
-Le partage social des émotions / Bernard Rimé
-Psychologie des émotions / Olivier Luminet
-La force des émotions / François Lelord, Christophe André
Et aussi :
-La civilisation des mœurs / Norbert Elias
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