Question d'origine :
Bonjour,
l'artiste contemporain Glenn Brown a peint un tableau qu'il a intitulé "Joseph Beuys".
Son tableau n'est en fait qu'une "citation" d'un tableau de Rembrandt (un de ses autoportrait je pense).
Or, Joseph Beuys est le nom d'un artiste allemand de l'art moderne (Fluxus). Je n'arrive pas du tout à comprendre le lien entre le sujet du tableau (la citation de Rembrandt) et le titre de celui-ci !
Même la spécialiste en art contemporain de Sotheby's Londres où le tableau est exposé en ce moment avant d'être vendu demain soir était incapable de me dire...
Éclairez ma lanterne !
Merci et bonne journée,
A.
Réponse du Guichet
bml_art
- Département : Arts et Loisirs
Le 05/02/2016 à 10h12
Glenn Brown cultive une appétence pour le kitsch auquel il attache des valeurs subversives. Il rapproche des artistes dont la confrontation surprenante nourrit son propos, dépassant selon nous, la citation. Le comprendre suppose une connaissance de l’œuvre de Rembrandt comme celle de Beuys et soulève l’impact du titre d’une œuvre sur la réception de celle-ci.
Rembrandt et Joseph Beuys sont des artistes "clefs" bien que relevant de périodes différentes, d’esthétiques qui le sont aussi… Ils se rejoignent pourtant sur de nombreux points en terme d’expérimentation de la matière, d’exploration répétée et quiddité.
Rembrandt affiche une liberté d’exécution, une vitalité qui influe sur sa manière. Pendant 40 ans de carrière, il offre avec ses portraits et autoportraits, une vision de l’art de peindre. Bien avant Opalka, il signe ainsi une forme de performance temporelle et identitaire où ses autoportraits, étrangers à une réalité sociale et biographique, servent l’analyse de l’art avant tout ; sa démonstration et ses capacités à saisir plus que l’image créant un genre.
Joseph Beuys partage la vision libre de la représentation de Rembrandt.
Pour lui l’individu quel que soit son domaine d’activité
Dans l’ouvrage Qu’est-ce que l’art coécrit avec Volker Harlan, il est possible de lire :
« La perception de la substance intérieure des choses ne peut être obtenue que par
l’exercice. » Or ces deux artistes n’ont pas restreint leur champ d’exploration, d’expérimentation.
Beuys (comme Rembrandt ) recommande d’entretenir un rapport le plus simple possible avec une chose en cherchant la substance, « "l’être en dessous » des matières, leurs principes.
Saisir "Joseph Beuys" de Glenn Brown induit au préalable l'étude de son processus créatif qui accorde une attention constante et omniprésence à l’histoire de l’art, ses codes et genres. Il s’approprie donc les œuvres d'artistes majeurs : Fragonard, Dali, Rubens et Rembrandt parmi beaucoup d’autres, sans que ce soit une retranscription ou un simple hommage car les prend autant pour cible que pour modèle. En effet, il entretient avec elles un rapport ambivalent dont on ne peut définir si celui-ci relève de la vénération ou du mépris.
Iconoclaste, il travaille à partir d’ images perverties des œuvres, des reproductions imprimées très infidèles qu’il déforme encore.
Il apparaît que l’ouvrage de Bernard Darras
Images et sémiologie: sémiotique structurale et herméneutique ouvre finement les champs de la réception de cette œuvre même si de manière complexe parfois. Nous vous livrons des passages fragmentés :
Selon Bernard Darras Glenn Brown adopte le parti de l’exagération : il s’agit de mélanger genres et manières pour
Cette mimésis seconde, l’idée d’une copie d’une copie peinte, rencontre nécessairement la notion de motif, sachant que Brown ne s’attache pas à « [i]un motif artistique porteur d’une signification primaire ou naturelle » comme le décrit Panofsky, mais au motif chargé d’une signification secondaire ou conventionnelle ». De ce fait, la description est
« iconographique » et non « préiconographique » et le personnage « représenté en tant que tel » a le statut d’histoire au sens de Panofsky : c’est un autoportrait de Rembrandt, un motif déjà repéré et investi d’un contenu sémantique établi.
Ainsi témoigne t-il d’une traversée de l’histoire où chaque avatar-le tableau du maitre, sa reproduction, l’impression sur la boite de chocolats, le tableau de Brown-chaque modification formelle impliquent une reprise sémantique. Un tel transport vient éclairer un fondement essentiel du motif qui, méconnaissant l’unicité, ne se conçoit jamais hors d’une pluralité, d’une multiplicité.
Ces déformations du motif tiennent tout d’abord au croisement des influences et des filiations.
Un tel mélange des genres appelle plusieurs commentaires. Adoptant le point de vue du producteur en même temps que le nôtre, nous interpréterions tout d’abord cet effort de diversification comme une recherche du plaisir esthétique. En effet, et comme l’a souligné Changeux, le renouvellement du plaisir esthétique « engage l’art à se transformer en incorporant des significations d’un monde culturel qui lui aussi évolue. » Ainsi l’art met-il en harmonie « plaisir et raison, l’émotion et le concept, et fait intervenir un système de connaissances que le sujet a emmagasinées. »
Ensuite, il faut s’interroger sur les conséquences de ces bouleversements pour nos valeurs. Dans leur effort pour mêler arts majeurs et mineurs, soumettre un motif noblement crédité par l’histoire à la lumière crue de pratiques modestement culturelles et s’inspirer des plus modestes images des chefs - d’œuvres, les portraits de Brown renouvellent certes le plaisir esthétique par du « jamais vu » mais assument aussi une vulgarité, un mauvais goût qui bouleversent nos repères axiologiques les plus sûrs.
Si le mélange des manières et des genres contribue à déformer le motif, l’écart entre le tableau de Brown et l’œuvre originale de Rembrandt tient surtout, en dépit du paradoxe, au strict respect de l’effet iconique. En effet, lorsqu’il s’approprie l’autoportrait de Rembrandt (-) Brown s’efforce d’en reproduire la texture très particulière, une texture qui tient compte du style du maître mais aussi des marques apportées par la médiocre quadrichromie.
Cette véhémente fiction texturale occasionne un nouveau brouillage des codes.
Cette modification de la texture reste extrêmement difficile à restituer, en premier lieu parce que la production que nous donnons ici de l’œuvre, poursuivant en somme l’aventure de l’image, ne permet pas d’apprécier le changement d’épaisseur et en second lieu, parce que le vocabulaire relatif aux qualités texturales est de toute façon « disparate et mal organisé », comme Ninio l’a souligné.
On s’aperçoit qu' en produisant une fiction haptique par les moyens de l’optique, en faisant de l’haptique une simple fiction, Brown modifie la relation proxémique.
Faut-il voir les tableaux de près en suivant l’exigence de l’haptique ou s’en éloigner ? La bonne distance du portrait est mise en cause et il incombe à l’observateur de la retrouver.(-)Ces modifications de la texture, de la distance et partant, de la relation au corps de l’observateur permettent de mieux apprécier l’apport de Brown. Lorsqu’il ajoute sa subjectivité aux appropriations précédentes, celui-ci n’enregistre pas seulement les stimulis de substitution antérieurs, pour accomplir une
« mimesis seconde » (Barthes), mais il opère un changement de point de vue radical sur le motif.(-)
Photographié, imprimé, photocopié peut-être, puis repris pour modèle d’une peinture, le portrait peint jadis par Rembrandt conserve donc divers souvenirs de l’histoire de l’art et de notre culture récente.
En somme, lorsqu’il soumet le motif à des lumières crues et des tensions aussi vives, Brown évoque moins le poids du souvenir que l’extrême fécondité d’un devenir.(-)
Dans un portrait, la figure reçoit nécessairement l’accent, elle fait éclat, de sorte que le contraste figure/fond sous-tend une différence entre deux modes d’existence. Tandis que la figure revendique la présence actuelle et s’impose à l’attention, le fond n’assume qu’une présence potentielle. Dans le portrait peint par Brown tout concourt à conforter l’intentionnalité schématique puisque, dans son effort pour s’éloigner de la texture et de la couleur du modèle, pour faire la peau brune ou verte, le peintre ne cesse d’accentuer le contraste de la figure à la texture épaisse sur le fond à la texture fine.
En somme au lieu de « perdre » le portrait, l’exagération lui donne plus d’emphase et l’impose à l’attention à la façon saisissante des monstres de foire. Ce gain de présence s’explique par un critère de cohérence ou de cohésion : en accentuant le contraste des texture Brown augmente la « prise » du portrait.(-)
Lorsqu’il défigure la figure, Brown tire donc quelques indispensables leçons du portait. Il montre que l’histoire de la peinture est aujourd’hui une histoire des images. Exagérant contrastes et distorsions, il donne à voir cet impitoyable processus qui livre un ingénu portrait du XVIIIe siècle à l’inconnu de nouveaux mondes culturels, à l’inconnu des formes et de la signification. Ce faisant, il confond le sort du modèle et celui de la peinture, et, entretenant la confusion épistémologique, expérimente les limites de l’altérité. Jusqu’à quel point pourrai-admettre l’être du portrait comme un autre moi-même ? Déjà grand peintre, Glenn Brown est avant tout un moraliste.
Pour terminer, le travail de Rembrandt comme celui de Beuys relève selon ses termes de "mythologies individuelles".
Beuys déclare "Ces trois éléments : forme, mouvement et chaos sont de l'énergie non déterminée d'où j'ai tiré ma théorie complète de la sculpture, de la psychologie de l'humanité comme pouvoir de volonté, de pensée, de sensibilité et j'ai trouvé que c'était le schéma adéquat pour comprendre tous les problèmes de la société."Cela pourrait être un réel écho aux intentions de Rembrandt, du moins celles formalisées dans sa peinture.
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