Question d'origine :
Bonjour,
Je vous écris car j'aimerais trouver des références à propos de la réception de la philosophie des lumières au début du XXe siècle. Il me semble (mais je n'arrive plus à trouver où j'ai lu cela), qu'à partir de la fin du XIXe siècle, de nombreux auteurs (notamment les précurseurs de la sociologie) s'érigent contre cette philosophie individualiste, mais également contre les sous-bassements idéologiques de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 (eux aussi individualistes). Le tournant du XIX-XXe siècle est-il celui des anti-lumières ?
Merci d'avance pour votre réponse.
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 16/07/2020 à 15h34
Bonjour,
Si l’on suit Zeev Sternhell dans ses analyses, on peut en effet considérer que la charnière XIXe-XXe constitue un tournant du mouvement anti-lumières, notamment avec l’Affaire Dreyfus. C’est en effet pour lui le moment où la critique intellectuelle des Lumières converge avec la critique politique.
« Avec l’Affaire Dreyfus, la révolte contre la modernité prend en France, une forme concrète. L’explosion de ces dernières années du XIXe siècle, la plupart des protagonistes du drame le sentent bien, n’est pas le simple produit d’une erreur judiciaire ou de quelque sordide machination, mais touche les questions essentielles de la vie culturelle et politique. Pour tous ceux qui, dans les deux camps, s’engagent dans la bataille avec une ardeur de croisés, ce n’est pas le sort d’un homme ou même d’un régime qui est en cause mais bien l’avenir de toute une civilisation.
En effet, ces années charnières constituent un moment crucial dans l’histoire de notre temps : c’est alors que se fait la jonction entre la révolte intellectuelle contre l’héritage des Lumières et la révolte politique qui, un quart de siècle plus tard, débouchera sur le fascisme.
[…]En vérité, l’antidreyfusisme, qui joue le rôle d’une sorte de réceptacle ou viennent se déverser des apports divers, fournit une alternative globale à la vision de l’homme et de la société du 18ème siècle.Le contenu intellectuel et les solutions politiques de l’antidreyfusisme représentent un projet anti-Lumières complet et cohérent. « Toute cette modernité est contre quoi je lutte, modernité telle que Nietzsche la définit » ; écrit Barrès. Dans l’Affaire, il combat « le rationalisme du XVIIIe siècle », « l’esprit de l’Encyclopédie qui ne voit de source de vérité que dans la raison claire qui proclame déraisonnable tout ce qu’on trouve d’irrationnel dans le monde ».
Le système de pensée barrésien signifie bien un refus de la modernité, une révolte contre ce que les critiques de la culture de l’époque définissent en termes de décadence : décadence rationaliste, matérialiste, utilitaire. En termes politiques, cela signifie libéralisme, démocratie, socialisme démocratique. C’est bien ce refus de la modernité qui constitue le véritable cadre conceptuel de l’antidreyfusisme. »
Extraits de La culture politique de l’antidreyfusisme, Zeev Sternhell.
Nous vous laissons prendre connaissance de la suite du texte pour voir les principales figures de cette contestation. A lire aussi le livre : Les anti-Lumières : une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide et Anti-lumières de tous les pays … du même auteur.
Enzo Traverso dans Lumières et anti-Lumières. L’histoire des idées de Zeev Sternhell, (Contretemps, en ligne) revient sur cette analyse :
« Une seconde vague, certes moins apocalyptique dans ses tons mais tout aussi ferme dans ses principes antirationalistes et anti-universalistes, se déploie au milieu du xixe siècle. C’est alors que des savants comme Thomas Carlyle, Hyppolite Taine, Ernest Renan et les « pessimistes culturels » allemands (Paul de Lagarde, Julius Langbehn et Arthur Moeller van den Bruck) commencent à greffer le poison du darwinisme social, du racisme et de l’antisémitisme sur le tronc du conservatisme.La troisième vague apparaît vers la fin du siècle, d’abord annoncée par Nietzsche puis approfondie d’abord en France par les antidreyfusards puis en Allemagne par les « révolutionnaires conservateurs ». Grand ennemi de la modernité, Nietzsche demeure un « aristocrate de la pensée qui ne descend pas dans la rue ». Ses successeurs, en revanche, retrouvent les accents militants des origines. Leur diagnostic du déclin de l’Occident indique une alternative dans la révolte nationaliste et leur rejet du cosmopolitisme se nourrit de l’exaltation des racines, du mythe du sang et du sol. Si la proximité avec le fascisme de cette troisième vague est évidente, Sternhell y inclut aussi des conservateurs plus modérés comme Benedetto Croce et Friedrich Meinecke, qui feront preuve d’un antifascisme passif et timoré pendant les années 1930 et 1940.
Dans l’après-guerre, les anti-Lumières connaissent une dernière métamorphose, en s’abritant derrière le bouclier de l’anticommunisme. Leur principal représentant, selon Sternhell, est Isaiah Berlin, une des vedettes de l’émigration blanche au Royaume Uni, libéral conservateur qui ne cachait pas son admiration pour Vico et Herder et détestait violemment les Lumières françaises, tout particulièrement Rousseau, dans lequel il voyait le berceau des totalitarismes du xxe siècle. La distinction célèbre établie par Berlin (dans le sillage de Benjamin Constant) entre, d’une part, les libertés « négatives » des modernes visant à protéger la propriété et les prérogatives individuelles et, de l’autre, les libertés « positives » des anciens, orientées vers l’action publique et la défense du bien commun, ne fait que reformuler un des postulats des anti-Lumières : le rejet du principe d’égalité au nom du relativisme anti-universaliste. À côté de Berlin, Sternhell place les porte-paroles du néo-conservatisme américain, notamment Irving Kristol et Gertrude Himmelfard, auteure d’un violent pamphlet contre les Lumières françaises, ainsi que deux historiens anticommunistes comme Ernst Nolte et François Furet. »
Mais, comme d’autres historiens, Enzo Traverso reproche à Zeev Sternhell sa vision un peu manichéenne de l’histoire :
« D’autre part, Sternhell fait preuve d’un aveuglement quasi total sur les contradictions qui traversent l’histoire des Lumières elles-mêmes. Dans sa vision apologétique, la « dialectique de la raison » est un mythe ou une nouvelle forme de relativisme dangereux. La transformation du rationalisme occidental en dispositif de domination coupé de toute visée émancipatrice — un questionnement qui traverse l’œuvre d’une large partie de la pensée contemporaine, de Max Weber à l’école de Francfort, de Günther Anders à Zygmunt Bauman — ne semble guère l’effleurer. Nous pouvons bien considérer le fascisme comme « une forme exacerbée de la tradition anti-Lumières » et le nazisme comme « une attaque totale contre le genre humain », mais nous ne pouvons pas oublier le lien qui unit la tradition des Lumières au stalinisme, qui s’en réclamait explicitement, ou le rapport du colonialisme et de la bombe atomique avec la démocratie libérale, ou encore les conséquences écologiques d’une « maîtrise » de la nature par la raison devenue rationalité technologique. Nous n’avons plus le droit, au XXIe siècle, de lire Condorcet avec l’innocence de ses contemporains. »
Didier Masseau, dans Qu'est-ce que les anti-Lumières ?, Dix-huitième siècle 2014/1 (n° 46), pages 107 à 123, tient lui aussi à rétablir de nombreuses nuances.
Voir aussi :
Les anti-Lumières, Jean Zaganiaris, Revue française de science politique, 2007/1
Les anti-Lumières, généalogie d’une pensée, Jacques Bernard
Pour Stéphanie Roza, la période qui vous intéresse est aussi un tournant, parce que c’est dans les rangs même de la gauche que s’élève une critique violente des Lumières :
« Au tournant du siècle, les coordonnées du débat connaissent un premier changement d’ampleur.La gauche française sort partiellement fracturée d’une séquence marquée par l’affaire Dreyfus : après s’être laissés convaincre de la nécessité d’une union sacrée avec le reste du camp républicain contre le danger nationaliste et antisémite d’extrême droite, les militants voient avec stupéfaction et rage les alliés de la veille faire tirer sur les ouvriers en grève et pourchasser les syndicalistes . Parmi eux, une poignée d’intellectuels regroupés autour de Georges Sorel concluent au caractère pernicieux de l’héritage des Lumières et de la Révolution française, d’où est sortie la république bourgeoise traîtresse. Georges Sorel est le premier auteur venu de la gauche à publier deux ouvrages, Les Illusions du progrès et Réflexions sur la violence, ouvertement dirigés contre le double legs de la philosophie et de la Révolution du siècle des Lumières. Son plus célèbre épigone, Édouard Berth, auteur des Méfaits des intellectuels, lui emboîte le pas dans le rejet du rationalisme abstrait, de l’hypocrisie du progrès, mais également des chausse-trappes de la démocratie et de l’égalitarisme des Droits de l’homme . Édouard Berth est un des syndicalistes révolutionnaires qui, dans le cadre du Cercle Proudhon, travaille à une alliance entre l’élite du prolétariat et les royalistes de l’Action française pour renverser l’ordre républicain. La philosophie antidémocratique, antirationaliste mais aussi antisocialiste de Friedrich Nietzsche sert de cri de ralliement à ces étranges rejetons du mouvement ouvrier organisé. Le Cercle Proudhon ne survivra pas à la déclaration de guerre de l’été 1914. Toutefois, jusqu’en 1939, le nietzschéisme de gauche reste à la mode dans de petits cercles d’intellectuels critiques à la fois du réformisme social-démocrate et du stalinisme »
Controverses contemporaines sur les Lumières, Fondation Jean Jaurès
Pour aller plus loin :
Les anti-Lumières, Philosophie Magazine, 2017
Les anti-lumières, France Culture, Les Chemins de la philosophie
Les antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Antoine Compagnon
Contre les Lumières, une autre modernité ?
Mais qui veut éteindre les lumières ?, par Ariane Chemin et Vincent Martigny
Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes : France, 1715-1815, édité sous la direction de Didier Masseau
Les ennemis des philosophes : l'antiphilosophie au temps des Lumières, Didier Masseau
Les « anti-Lumières » et les oppositions intellectuelles à la révolution, Jean-Luc Chappey
Dictionnaire européen des Lumières, sous la direction de Michel Delon
Bonnes lectures !
Si l’on suit Zeev Sternhell dans ses analyses, on peut en effet considérer que la charnière XIXe-XXe constitue un tournant du mouvement anti-lumières, notamment avec l’Affaire Dreyfus. C’est en effet pour lui le moment où la critique intellectuelle des Lumières converge avec la critique politique.
« Avec l’Affaire Dreyfus, la révolte contre la modernité prend en France, une forme concrète. L’explosion de ces dernières années du XIXe siècle, la plupart des protagonistes du drame le sentent bien, n’est pas le simple produit d’une erreur judiciaire ou de quelque sordide machination, mais touche les questions essentielles de la vie culturelle et politique. Pour tous ceux qui, dans les deux camps, s’engagent dans la bataille avec une ardeur de croisés, ce n’est pas le sort d’un homme ou même d’un régime qui est en cause mais bien l’avenir de toute une civilisation.
[…]En vérité, l’antidreyfusisme, qui joue le rôle d’une sorte de réceptacle ou viennent se déverser des apports divers, fournit une alternative globale à la vision de l’homme et de la société du 18ème siècle.
Extraits de La culture politique de l’antidreyfusisme, Zeev Sternhell.
Nous vous laissons prendre connaissance de la suite du texte pour voir les principales figures de cette contestation. A lire aussi le livre : Les anti-Lumières : une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide et Anti-lumières de tous les pays … du même auteur.
Enzo Traverso dans Lumières et anti-Lumières. L’histoire des idées de Zeev Sternhell, (Contretemps, en ligne) revient sur cette analyse :
« Une seconde vague, certes moins apocalyptique dans ses tons mais tout aussi ferme dans ses principes antirationalistes et anti-universalistes, se déploie au milieu du xixe siècle. C’est alors que des savants comme Thomas Carlyle, Hyppolite Taine, Ernest Renan et les « pessimistes culturels » allemands (Paul de Lagarde, Julius Langbehn et Arthur Moeller van den Bruck) commencent à greffer le poison du darwinisme social, du racisme et de l’antisémitisme sur le tronc du conservatisme.
Dans l’après-guerre, les anti-Lumières connaissent une dernière métamorphose, en s’abritant derrière le bouclier de l’anticommunisme. Leur principal représentant, selon Sternhell, est Isaiah Berlin, une des vedettes de l’émigration blanche au Royaume Uni, libéral conservateur qui ne cachait pas son admiration pour Vico et Herder et détestait violemment les Lumières françaises, tout particulièrement Rousseau, dans lequel il voyait le berceau des totalitarismes du xxe siècle. La distinction célèbre établie par Berlin (dans le sillage de Benjamin Constant) entre, d’une part, les libertés « négatives » des modernes visant à protéger la propriété et les prérogatives individuelles et, de l’autre, les libertés « positives » des anciens, orientées vers l’action publique et la défense du bien commun, ne fait que reformuler un des postulats des anti-Lumières : le rejet du principe d’égalité au nom du relativisme anti-universaliste. À côté de Berlin, Sternhell place les porte-paroles du néo-conservatisme américain, notamment Irving Kristol et Gertrude Himmelfard, auteure d’un violent pamphlet contre les Lumières françaises, ainsi que deux historiens anticommunistes comme Ernst Nolte et François Furet. »
Mais, comme d’autres historiens, Enzo Traverso reproche à Zeev Sternhell sa vision un peu manichéenne de l’histoire :
« D’autre part, Sternhell fait preuve d’un aveuglement quasi total sur les contradictions qui traversent l’histoire des Lumières elles-mêmes. Dans sa vision apologétique, la « dialectique de la raison » est un mythe ou une nouvelle forme de relativisme dangereux. La transformation du rationalisme occidental en dispositif de domination coupé de toute visée émancipatrice — un questionnement qui traverse l’œuvre d’une large partie de la pensée contemporaine, de Max Weber à l’école de Francfort, de Günther Anders à Zygmunt Bauman — ne semble guère l’effleurer. Nous pouvons bien considérer le fascisme comme « une forme exacerbée de la tradition anti-Lumières » et le nazisme comme « une attaque totale contre le genre humain », mais nous ne pouvons pas oublier le lien qui unit la tradition des Lumières au stalinisme, qui s’en réclamait explicitement, ou le rapport du colonialisme et de la bombe atomique avec la démocratie libérale, ou encore les conséquences écologiques d’une « maîtrise » de la nature par la raison devenue rationalité technologique. Nous n’avons plus le droit, au XXIe siècle, de lire Condorcet avec l’innocence de ses contemporains. »
Didier Masseau, dans Qu'est-ce que les anti-Lumières ?, Dix-huitième siècle 2014/1 (n° 46), pages 107 à 123, tient lui aussi à rétablir de nombreuses nuances.
Voir aussi :
Les anti-Lumières, Jean Zaganiaris, Revue française de science politique, 2007/1
Les anti-Lumières, généalogie d’une pensée, Jacques Bernard
Pour Stéphanie Roza, la période qui vous intéresse est aussi un tournant, parce que c’est dans les rangs même de la gauche que s’élève une critique violente des Lumières :
« Au tournant du siècle, les coordonnées du débat connaissent un premier changement d’ampleur.
Controverses contemporaines sur les Lumières, Fondation Jean Jaurès
Pour aller plus loin :
Les anti-Lumières, Philosophie Magazine, 2017
Les anti-lumières, France Culture, Les Chemins de la philosophie
Les antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Antoine Compagnon
Contre les Lumières, une autre modernité ?
Mais qui veut éteindre les lumières ?, par Ariane Chemin et Vincent Martigny
Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes : France, 1715-1815, édité sous la direction de Didier Masseau
Les ennemis des philosophes : l'antiphilosophie au temps des Lumières, Didier Masseau
Les « anti-Lumières » et les oppositions intellectuelles à la révolution, Jean-Luc Chappey
Dictionnaire européen des Lumières, sous la direction de Michel Delon
Bonnes lectures !
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