Question d'origine :
Madame,Monsieur,
Les tribunaux ayant condamné 300 000 sorcières (et sorciers) en Europe aux XVIe et XVII e siècles étaient des tribunaux civils. Quelle a été l'attitude de l'Inquisition romaine devant cette vague? Y a t-il eu des Inquisiteurs dans ces tribunaux civils ? Quand cette vague s'est arrétée ? Les pays protestants ont-ils été plus touchés ?
Sentiments distingués.
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 28/05/2009 à 14h51
La chasse aux sorcières prit place en Europe du XVe au XVIIIe siècle, entre la naissance de l'humanisme et des Lumières. Elle se développa avec virulence dans des régions situées sur les principales lignes de fracture du continent, entre le Rhin et le Danube, là ou s'établissait une ligne de front durable entre catholiques et protestants. D'autres pays y cédèrent peu ou brièvement, à l'image de l'Angleterre, des Provinces-Unies, ou encore, malgré de tenaces légendes, de la France avec ses frontières du temps. Elle fut pour une part la riposte d'Etat, par l'intermédiaire de l'appareil judiciaire et sur fond de consensus populaire, au sentiment collectif que le déclin de l'Europe était le signe très inquiétant de la victoire totale du diable sur les forces du bien. (Robert Muchembled cité ci-après)
On sait maintenant avec certitude, même si c'est fort troublant que la sorcière diabolique ne fut pas une figure du Moyen-Age (qui s'en occupait assez peu), mais bien plutôt de la Renaissance et du début des Temps modernes. On l'a surtout chassée et tuée entre 1560 et 1650 au moment où les idées de tolérance commençaient à poindre en Europe. Elle fut une victime des modernes et non des Anciens.
Bien plus, la sorcière ne peut plus être considérée d'un simple point de vue local, en Westphalie, en France, en Ecosse, en Espagne, en Italie, sans une série d'études régionales. Même complexe, même divers, le phénomène fut général, et l'on peut dire que la première union européenne fut peut-être celle de la lutte contre les sorcières, celle du Diable et du péché…la révélation la plus forte des temps présents est cependant que, si la sorcellerie fut connue sur tout le continent, un de ses avatars, la forme diabolique, ne fut puni que pendant un temps relativement court, de façon très inégale et sur une aire relativement restreinte, qui n'est pas du tout celle qu'on croit ordinairement. L'Eglise et l'Inquisition grandes tueuses de sorcières ? il faut abandonner cette idée. L'Espagne et l'Italie, où les inquisiteurs avaient de grands pouvoirs contre les hérétiques et ne se privèrent pas d'en exécuter bon nombre, n'ont pas connu les grandes chasses. On ne le sait pas assez, la moitié de toutes les sorcières jamais condamnées pour diabolisme l'ont été dans un seule région, à cheval sur plusieurs pays, quelque part sur le bords du Rhin et de la Moselle, dans le centre ouest de l'Europe…
Afin d’éviter une confusion que votre question laisse entrevoir, il convient de distinguer la juridiction civile (un système d’enquête civil dit procédure inquisitoire) de la juridiction religieuse, (l’Inquisition catholique ; celle-ci
étant une juridiction spécialisée, créée par l’Eglise catholique romaine et relevant du droit canonique, chargée d’émettre un jugement sur le caractère orthodoxe ou non( par rapport au dogme catholique) des cas qui lui étaient soumis (supposés hérétiques comme celui des manichéens, vaudois, cathares...Leurs « domaines de compétence » sont différents même si parfois la distinction est difficile, la « matière sorcellique » étant de nature complexe.
La procédure inquisitoire fut longue à mettre en place en Europe et elle s'imposa à des époques différentes selon les pays : en gros entre le XIIIe et le XVIIIe siècle. La mise en place d'un système d'enquête, dit procédure inquisitoire, n'implique en rien l'arrivée obligatoire dans le circuit judiciaire de l'inquisition catholique. Celle-ci fut une organisation religieuse, n'ayant en principe rien à voir avec la justice civile. Elle fut créée en 1229-1233 pour la poursuite des juifs et des hérétiques, très accessoirement des sorcières. Elle utilisa certainement la procédure inquisitoire, mais ne s’identifia pas à elle. La procédure inquisitoire, recommandée par le quatrième concile de Latran (1215), existait, au moins théoriquement, avant la création de l’Inquisition catholique. Cette procédure resta, bien après l’Inquisition, le système d’instruction criminelle de la plupart des pays européens, et cela dans des tribunaux civils qui n’avaient plus rien à voir avec la justice religieuse…
La fin de la justice ecclésiastique :
Une autre modification des pratiques judiciaires qui influença beaucoup la chasse aux sorcières fut le passage aux tribunaux civils de la majorité des procès pour maléfice. La nature complexe de la matière sorcellique avait en effet amené à une certaine époque une avancée de la justice ecclésiastique, qui empiéta assez largement sur le civil. Or à partir du XVe et surtout du XVIe siècle, le mouvement inverse se produisit. Le domaine civil fit reculer la justice ecclésiastique.
Ce passage s’établit lentement, car l’Eglise s’efforça longtemps de conserver quelques compétences en la matière ; mais il fut, sauf dans le sud de l’Europe, effectif au XVIe siècle. Les sorcières en pâtirent fort, car l’Eglise s’était souvent montrée plus douce qu’on ne croit à leur égard. Le mouvement se révéla cependant vite irréversible….
En principe, on s’efforçait d’empêcher le chevauchement de responsabilités et la rivalité des tribunaux. Un certain nombre de distinctions visait à rendre le domaine mixte, chaque tribunal rendant une partie du jugement. Nicolau Eymerich, dans son directorium de 1376, avait énoncé deux de ces distinctions. La première voulait que l’hérésie, le crime spirituel, relevât du tribunal religieux, et que la partie matérielle, le dommage crée par l’activité du sorcier même hérétique, fut jugé par la justice civile. Une seconde distinction introduisait la justice laïque dans la sorcellerie même, quand elle ne relevait que de ce que nous appelons le premier type. En vertu de ce principe, tout ce qui n’était pas diabolique dans l’activité des sorciers dépendait du juge civil… En revanche, tout ce qui touchait à la religion même devait être jugé par des instances religieuses…
Etant donné l’extrême complexité et les multiples nuances des lois, nous vous conseillons de poursuivre la lecture de cet ouvrage fort intéressant.
D’autres ouvrages de référence sur le même sujet assez nouvellement historisé :
Le roi et la sorcière, l’Europe des bûchers, XVe-XVIIIe siècle par Robert Muchembled.
Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, une analyse de psychologie historique par Robert Mandrou.
Les procès de sorcellerie par Roland Villeneuve.
Et un numéro de la revue Histoire et images médiévales (n°24, février mars 2009) qui porte sur l'inquisition face aux sorcières. Voici le sommaire :
-Un tournant dans la chasse aux sorcières / Sonia Pelletier-Gautier
-Des Cathares aux sorcières : des procédures implacables / Anne Brenon
-toutes des sorcières : l'image de la femme chez les démonologues / Armelle Le Bras-Chopard
-Des aveux compromettants : la sorcellerie à Millau au XVe siècle / Jacques Frayssenge
DANS NOS COLLECTIONS :
Ça pourrait vous intéresser :
Commentaires 0
Connectez-vous pour pouvoir commenter.
Se connecter