Question d'origine :
Bonjour, je suis en train de lire l'Odyssée d'Homère et à presque chaque page on y mange quantité de victuailles et on donne à Ulysse, déguisé en mendiant, beaucoup de pain et de viandes, même les prétendants. Doit-on y voir une apologie de la charité ou la nostalgie d'un âge qui connaissait, sans être l'âge d'or, une plus grande abondance que l'âge du bronze dans lequel les grecs se situaient?
Je n'exagère rien, en regard des scènes où les personnages sont affamés, il y a surtout de la nourriture en pagaille (et de la boisson), et pas que dans le manoir d'Ulysse.
Réponse du Guichet
gds_alc
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 24/10/2013 à 07h32
Bonjour,
Comme le rappelle Mary Aguer-Sanchiz dans D'Homère à Kazantzaki: pour une topologie de l'imaginaire odysséen ... dans chaque terre rencontrée, Homère précise toujours les cultures et le mode de nourriture de ses habitants : préoccupation primordiale pour la survie des peuples antiques.
L’auteure étudie la symbolique de chaque aliment décrit. Prenons l’exemple du blé dont la signification, selon elle, est évidente :
C’est la marque de toute terre cultivable et cultivée, le produit d’une agriculture sédentaire et organisée, donc un symbole d’ordre et de stabilité, renvoyant peut-être à la fonction « viscérotonique » dans la tripartition indo-européenne de Georges Dumézil et dont la prédiction de Tirésias semble être l’expression la plus absolue : Ulysse ne connaîtra la fin de l’errance que lorsqu’il rencontrera un peuple prenant sa rame sur l’épaule pour une pelle à grains (XI, 126-137), soit des humains « qui ne connaissent pas la mer et qui ne mêlent pas de sel aux aliments » (XIII, 260-270), autrement dit de bons agriculteurs.
Les allusions à la « terre à blé » sont presqu’aussi nombreuses dans le poème que celles au rocher d’Ithaque. Souvent, quand le héros débarque dans un pays inconnu, il se demande toujours s’il est arrivé chez des « mangeurs de pain » (X, 100-101).
En plus de sa valeur nutritionnelle et civilisatrice, le blé est aussi une plante sacrée dont nul ne connaît l’origine dans l’Antiquité et qui apparaît comme un don des dieux. Son cycle végétal est symbole de vie et de résurrection…
Vous pouvez compléter cette approche par la lecture de La table des dieux : histoire, légendes et symbolisme des produits alimentaires et de la cuisine.
Mais, parallèlement les banquets et autres victuailles font, dans l’œuvre d’Homère, l’objet de nombreux commentaires et interprétations diverses.
Ainsi, Pauline Schmitt Pantel s’intéresse à ces différentes approches et rapporte que le monde homérique est à l’honneur dans une étude d’historie anthropologique de la place des banquets dans le système du don et contre-don, due à Evelyne Scheid-Tissinier (Les usages du don chez Homère. Vocabulaire et pratiques ; sur cette notion voir également l’étude Zurbach Julien, La « société homérique et le don ; l’idée de don et d ‘hospitalité est brièvement évoquée par Bader Françoise, L'art de la fugue dans l'Odyssée ou encore par Alain Montandon dans De soi à soi: l'écriture comme autohospitalité ). Elle note aussi que l’épopée homérique a suscité une réflexion sur les origines de la pratique du symposion.
Source : « Les banquets dans les cités grecques : bilan historiographique », Dialogues d'histoire ancienne Supplément 7/2012 (S7), p. 73-93.
Article disponible sur cairn, base de données disponible dans les bibliothèques du réseau BML.
Pour Jean-Marc Albert dans Aux tables du pouvoir: Des banquets grecs à l'Élysée, la notion d’égalité des parts est explicite dans l’œuvre d’Homère : après la cuisson de la viande sur l’autel, le banquet procède à la distribution des mets en parts identiques aux guerriers. L’égalité recherchée dans le partage de la boisson et de la viande réactualise celle que l’on observe au combat dans la cohésion de la formation hoplitique. A travers la répartition égale de la nourriture se lit symboliquement celle des pouvoirs qui caractérise le système isonomique de la cité grecque.
(…)
Les sources littéraires et iconographiques ont sans doute forcé le trait égalitaire d’un banquet qui, sur et autour des tables, reste profondément l’expression d’une hiérarchie forte. Les écrits homériques ne manquent pas de souligner la dimension foncièrement inégalitaire de la distribution du butin et des viandes au cours du banquet où l’on réserve aux « meilleurs » ou aux puissants les parts d’honneurs.i.
Les réflexions du philosophe Jean-philippe Pierron vont également dans le sens du don de soi puisque, manger c’est s’humaniser. Mais si manger fait « grandir », partager un repas élève. L’homme mangeur du pain d’Homère élabore, par ses plats, des frontières d’humanité entre l’humain et le non-humain. Nos repas sont alors des labyrinthes qui enserrèrent dans leurs pratiques les minotaures de nos appétits. Mais ils sont également une façon de tenir un étiage élevé d’humanité …
Source : « Repas », Études 7/2005 (Tome 403), p. 89-101.
http://www.cairn.info/revue-etudes-2005-7-page-89.htm.
Pour compléter ces premières approches, nous vous suggérons les lectures suivantes :
* Ulysse et la lumière grecque Par Georges Haldas.
* Philosophes entre mots et mets: Plutarque, Lucien et Athénée … Par Luciana Romeri
* De la table des dieux à la table des hommes: la symbolique de l'alimentation ... par Inês de Ornellas e Castro
* Hospitalités: hier, aujourd'hui, ailleurs par Alain Montandon
* La cité au banquet. Histoire des repas publics dans les cités grecques par Pauline Schmitt Pantel : Dans la longue histoire des cités grecques (VIIIe siècle av. J.-C.-IVe siècle ap. J.-C), les repas publics ont été l'une des institutions permettant de souder la communauté des citoyens. Ces banquets réunissaient parfois l'ensemble de la collectivité civique - plusieurs milliers de personnes - ou bien des représentants de celle-ci, membres des assemblées, magistrats. Institués à la fin du sacrifice sanglant, ils participent au champ du religieux; par le biais des invitations faites à la table commune, ils expriment les relations sociales à l'intérieur de chaque cité ; enfin, selon les époques, ils marquent l'appartenance au corps civique ou la munificence des évergètes qui cherchent à faire reconnaître leur rôle dans la vie politique. Religieux, social, politique, le banquet est ici considéré comme un objet historique qui, sous l'apparence d'une forme immuable, subit les transformations de plus de dix siècles d'histoire. Les textes littéraires, les images, les inscriptions, l'archéologie, ensemble ou tour à tour selon les lieux et les siècles, se rejoignent et se complètent pour nuancer au fil du temps la description d'une des pratiques les plus communes du monde antique. Au carrefour de l'histoire du politique et de l'histoire des mœurs, l'étude anthropologique du banquet permet alors de mesurer à quel point cette institution traduit les valeurs essentielles, bien qu'historiquement changeantes, des sociétés rurales, qui furent le fondement du monde grec antique.
* Ballabriga Alain, La nourriture des dieux et le parfum des déesses, Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens . Volume 12, 1997. pp. 119-127.
Comme le rappelle Mary Aguer-Sanchiz dans D'Homère à Kazantzaki: pour une topologie de l'imaginaire odysséen ... dans chaque terre rencontrée, Homère précise toujours les cultures et le mode de nourriture de ses habitants : préoccupation primordiale pour la survie des peuples antiques.
L’auteure étudie la symbolique de chaque aliment décrit. Prenons l’exemple du blé dont la signification, selon elle, est évidente :
C’est la marque de toute terre cultivable et cultivée, le produit d’une agriculture sédentaire et organisée, donc un symbole d’ordre et de stabilité, renvoyant peut-être à la fonction « viscérotonique » dans la tripartition indo-européenne de Georges Dumézil et dont la prédiction de Tirésias semble être l’expression la plus absolue : Ulysse ne connaîtra la fin de l’errance que lorsqu’il rencontrera un peuple prenant sa rame sur l’épaule pour une pelle à grains (XI, 126-137), soit des humains « qui ne connaissent pas la mer et qui ne mêlent pas de sel aux aliments » (XIII, 260-270), autrement dit de bons agriculteurs.
Les allusions à la « terre à blé » sont presqu’aussi nombreuses dans le poème que celles au rocher d’Ithaque. Souvent, quand le héros débarque dans un pays inconnu, il se demande toujours s’il est arrivé chez des « mangeurs de pain » (X, 100-101).
En plus de sa valeur nutritionnelle et civilisatrice, le blé est aussi une plante sacrée dont nul ne connaît l’origine dans l’Antiquité et qui apparaît comme un don des dieux. Son cycle végétal est symbole de vie et de résurrection…
Vous pouvez compléter cette approche par la lecture de La table des dieux : histoire, légendes et symbolisme des produits alimentaires et de la cuisine.
Mais, parallèlement les banquets et autres victuailles font, dans l’œuvre d’Homère, l’objet de nombreux commentaires et interprétations diverses.
Ainsi, Pauline Schmitt Pantel s’intéresse à ces différentes approches et rapporte que le monde homérique est à l’honneur dans une étude d’historie anthropologique de la place des banquets dans le système du don et contre-don, due à Evelyne Scheid-Tissinier (Les usages du don chez Homère. Vocabulaire et pratiques ; sur cette notion voir également l’étude Zurbach Julien, La « société homérique et le don ; l’idée de don et d ‘hospitalité est brièvement évoquée par Bader Françoise, L'art de la fugue dans l'Odyssée ou encore par Alain Montandon dans De soi à soi: l'écriture comme autohospitalité ). Elle note aussi que l’épopée homérique a suscité une réflexion sur les origines de la pratique du symposion.
Source : « Les banquets dans les cités grecques : bilan historiographique », Dialogues d'histoire ancienne Supplément 7/2012 (S7), p. 73-93.
Article disponible sur cairn, base de données disponible dans les bibliothèques du réseau BML.
Pour Jean-Marc Albert dans Aux tables du pouvoir: Des banquets grecs à l'Élysée, la notion d’égalité des parts est explicite dans l’œuvre d’Homère : après la cuisson de la viande sur l’autel, le banquet procède à la distribution des mets en parts identiques aux guerriers. L’égalité recherchée dans le partage de la boisson et de la viande réactualise celle que l’on observe au combat dans la cohésion de la formation hoplitique. A travers la répartition égale de la nourriture se lit symboliquement celle des pouvoirs qui caractérise le système isonomique de la cité grecque.
(…)
Les sources littéraires et iconographiques ont sans doute forcé le trait égalitaire d’un banquet qui, sur et autour des tables, reste profondément l’expression d’une hiérarchie forte. Les écrits homériques ne manquent pas de souligner la dimension foncièrement inégalitaire de la distribution du butin et des viandes au cours du banquet où l’on réserve aux « meilleurs » ou aux puissants les parts d’honneurs.i.
Les réflexions du philosophe Jean-philippe Pierron vont également dans le sens du don de soi puisque, manger c’est s’humaniser. Mais si manger fait « grandir », partager un repas élève. L’homme mangeur du pain d’Homère élabore, par ses plats, des frontières d’humanité entre l’humain et le non-humain. Nos repas sont alors des labyrinthes qui enserrèrent dans leurs pratiques les minotaures de nos appétits. Mais ils sont également une façon de tenir un étiage élevé d’humanité …
Source : « Repas », Études 7/2005 (Tome 403), p. 89-101.
http://www.cairn.info/revue-etudes-2005-7-page-89.htm.
Pour compléter ces premières approches, nous vous suggérons les lectures suivantes :
* Ulysse et la lumière grecque Par Georges Haldas.
* Philosophes entre mots et mets: Plutarque, Lucien et Athénée … Par Luciana Romeri
* De la table des dieux à la table des hommes: la symbolique de l'alimentation ... par Inês de Ornellas e Castro
* Hospitalités: hier, aujourd'hui, ailleurs par Alain Montandon
* La cité au banquet. Histoire des repas publics dans les cités grecques par Pauline Schmitt Pantel : Dans la longue histoire des cités grecques (VIIIe siècle av. J.-C.-IVe siècle ap. J.-C), les repas publics ont été l'une des institutions permettant de souder la communauté des citoyens. Ces banquets réunissaient parfois l'ensemble de la collectivité civique - plusieurs milliers de personnes - ou bien des représentants de celle-ci, membres des assemblées, magistrats. Institués à la fin du sacrifice sanglant, ils participent au champ du religieux; par le biais des invitations faites à la table commune, ils expriment les relations sociales à l'intérieur de chaque cité ; enfin, selon les époques, ils marquent l'appartenance au corps civique ou la munificence des évergètes qui cherchent à faire reconnaître leur rôle dans la vie politique. Religieux, social, politique, le banquet est ici considéré comme un objet historique qui, sous l'apparence d'une forme immuable, subit les transformations de plus de dix siècles d'histoire. Les textes littéraires, les images, les inscriptions, l'archéologie, ensemble ou tour à tour selon les lieux et les siècles, se rejoignent et se complètent pour nuancer au fil du temps la description d'une des pratiques les plus communes du monde antique. Au carrefour de l'histoire du politique et de l'histoire des mœurs, l'étude anthropologique du banquet permet alors de mesurer à quel point cette institution traduit les valeurs essentielles, bien qu'historiquement changeantes, des sociétés rurales, qui furent le fondement du monde grec antique.
* Ballabriga Alain, La nourriture des dieux et le parfum des déesses, Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens . Volume 12, 1997. pp. 119-127.
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