Question d'origine :
Les auteurs russes coupable de collaboration, soumission entre 1917 et 1953 ?
Réponse du Guichet
gds_se
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 18/10/2014 à 09h17
Bonjour,
Comme dans notre réponse précédente, l’article Russie (Arts et Culture) : la littérature de l’encyclopédie Universalis a été notre principale source d’inspiration. Vous pouvez consulter l’intégralité de cet article à la bibliothèque municipale de Lyon.
La littérature soviétique (depuis 1917)
En octobre 1917, la révolution bolchevique qui fait de la doctrine marxiste le fondement du pouvoir annonce un statut nouveau de la littérature. Réputée « superstructure idéologique » reflétant des rapports de classes, elle se trouve placée sous la juridiction du Parti, qui se définit lui-même comme l'expression du prolétariat et exerce en son nom une dictature préparant l'avènement d'une « société sans classes ». On assistera donc, de 1917 à 1932, à la mise en place progressive d'un système qui, de 1932 à 1953, fera de la littérature une institution d'État, instrument docile de la dictature de Staline. Le « dégel » qui suivra la mort du dictateur entraînera une certaine émancipation, mais celle-ci, après quelques flottements, ne pourra se poursuivre qu'en marge d'un système dont la structure reste inchangée jusqu'en 1985.
La littérature de la révolution
Trois ans de guerre civile consomment la rupture avec le passé. La majorité des écrivains connus, en particulier les prosateurs réalistes, liés à la gauche libérale ou révolutionnaire (Bounine, Kouprine, Léonide Andréïev, et même Gorki), voient dans le coup d'État de Lénine la ruine des espoirs démocratiques nés de la révolution de février. La plupart émigrent, beaucoup de façon définitive. Au contraire, l'extrémisme des bolcheviks est salué par des poètes proches du symbolisme, que le critique socialiste-révolutionnaire (S.R.) de gauche Ivanov-Razumnik (1878-1946) rassemble autour des deux recueils Skify (Les Scythes) : Alexandre Blok avec Dvenadcat' (Les Douze) et Skify (Les Scythes), André Biély avec Hristos voskrese (Christ est ressuscité), les poètes paysans Nicolas Kliouïev (Kljuev, 1885-1937) et Serge Essénine (Esenin, 1895-1925), auteur de Inonia, poèmes où s'exprime une vision apocalyptique et messianique de la révolution. […]
En outre, depuis l'été de 1917, les bolcheviks provoquent et encouragent le mouvement de culture populaire qui s'organise l'année suivante sous le nom de Proletkul't. Celui-ci publie et propage dans ses revues l'œuvre de « poètes-ouvriers » autodidactes, et prétend élaborer dans ses « studios » une « culture prolétarienne » radicalement différente de la « culture bourgeoise ». Mais le déterminisme sociologique et le relativisme gnoséologique de son principal théoricien, le philosophe « empiriomoniste » Bogdanov (1873-1928), sont jugés hérétiques par Lénine qui, inquiet des velléités d'indépendance du Proletkul't, en fait dès novembre 1920 un organisme d'État, dépendant du commissariat à l'Instruction. […]
L'apparition d'une nouvelle génération d'écrivains et de critiques « prolétariens », c'est-à-dire communistes, qui, en 1922-1923, arrachent la direction de l'Association des écrivains prolétariens (V.A.P.P., puis R.A.P.P.) à ses fondateurs, les poètes-ouvriers du groupe Kuznica (La Forge), politise rapidement les débats littéraires. Leur revue Na postu (En sentinelle) attaque violemment le critique marxiste Alexandre Voronski (Voronskij, 1884-1943), directeur de la « grosse revue » semi-officielle Krasnaja Nov' (Friches rouges) pour ses préférences marquées à l'égard des écrivains non communistes (que Trotski a baptisés compagnons de route). Ils provoquent en juin 1925 une résolution officielle du parti sur la littérature qui, sans rejeter dans la pratique la politique libérale de Voronski, pose pour la première fois le droit théorique du parti à diriger la littérature. Après 1925, les dirigeants du R.A.P.P. cherchent à rendre effective cette direction en définissant une orthodoxie marxiste en matière d'esthétique. Ils engagent la lutte à la fois contre l'esthétique techniciste, rationaliste et « formaliste » du L.E.F. (Front de gauche), constitué en 1923 autour de Maïakovski, et contre l'intuitivisme du groupe littéraire Pereval (Le Col) inspiré par Voronski.
Le climat de terreur intellectuelle qui s'instaure en 1929, avec la liquidation des oppositions dans le parti, leur permet de contraindre au silence ou à la soumission les écrivains indépendants (Boulgakov, Zamiatine, Pilniak et même Maïakovski, qui demande en 1930 son admission au R.A.P.P.), et d'imposer sous le nom de « méthode de création du matérialisme dialectique » un retour à l'esthétique réaliste, présentée comme l'orthodoxie marxiste en matière d'art. Invités à mettre leur plume au service de l'édification du socialisme, les compagnons de route les plus dociles (Léonov avec Sot' [La Rivière Sot, 1930] et Skutarevskij [Skoutarevski, 1932], Kataïev avec Vremja, vperëd ! [O temps, en avant !, 1932], Constantin Paoustovski [Paustovskij, 1892-1968] avec Kara-Bugaz [1932], Ehrenbourg avec Den' vtoroj [Le Deuxième Jour de la création, 1934]) se joignent aux écrivains communistes pour composer des romans documentaires sur les grands travaux du premier plan quinquennal ou, comme Mikhaïl Cholokhov (Šolohov, 1905-1984), sur la collectivisation des campagnes (Podnjataja celina [Terres défrichées], Ire partie, 1932).
Une littérature d’Etat
Les pratiques terroristes du R.A.P.P. font cependant obstacle au ralliement volontaire des « compagnons de route », et en particulier de Gorki, que Staline flatte et parvient en 1931 à faire revenir de Sorrente, où il réside depuis 1924. Le R.A.P.P. est dissous et désavoué par le parti en avril 1932. Mais l'orthodoxie esthétique qu'il a élaborée est reprise sous la dénomination édulcorée de « réalisme socialiste » par le premier congrès de l'Union des écrivains soviétiques, réuni en août 1934 sous la présidence de Gorki, qui abolit nominalement toute distinction entre « écrivains prolétariens » et « compagnons de route ». Théoriquement autonome, l'Union des écrivains n'est en fait, jusqu'en 1954, qu'une courroie de transmission du parti qui contrôle et dirige à travers elle l'ensemble de la production littéraire.
Vous trouverez dans cet article une analyse très détaillée de la littérature russe durant la période soviétique, qu’elle soit partisane de l’Etat ou dissidente.
La lecture des ouvrages suivants vous en apprendra plus sur les écrivains russes, notamment pendant la période soviétique :
• La littérature russe / Jean Bonamour
• Histoire de la littérature russe / Emmanuel Waegemans
• Histoire de la littérature russe : le XXe siècle : la Révolution et les années vingt
• Histoire de la littérature russe : le XXe siècle : Gels et Dégels
• Les ingénieurs des âmes en chef / Cécile Vaissié
Bonne lecture
Comme dans notre réponse précédente, l’article Russie (Arts et Culture) : la littérature de l’encyclopédie Universalis a été notre principale source d’inspiration. Vous pouvez consulter l’intégralité de cet article à la bibliothèque municipale de Lyon.
En octobre 1917, la révolution bolchevique qui fait de la doctrine marxiste le fondement du pouvoir annonce un statut nouveau de la littérature. Réputée « superstructure idéologique » reflétant des rapports de classes, elle se trouve placée sous la juridiction du Parti, qui se définit lui-même comme l'expression du prolétariat et exerce en son nom une dictature préparant l'avènement d'une « société sans classes ». On assistera donc, de 1917 à 1932, à la mise en place progressive d'un système qui, de 1932 à 1953, fera de la littérature une institution d'État, instrument docile de la dictature de Staline. Le « dégel » qui suivra la mort du dictateur entraînera une certaine émancipation, mais celle-ci, après quelques flottements, ne pourra se poursuivre qu'en marge d'un système dont la structure reste inchangée jusqu'en 1985.
Trois ans de guerre civile consomment la rupture avec le passé. La majorité des écrivains connus, en particulier les prosateurs réalistes, liés à la gauche libérale ou révolutionnaire (Bounine, Kouprine, Léonide Andréïev, et même Gorki), voient dans le coup d'État de Lénine la ruine des espoirs démocratiques nés de la révolution de février. La plupart émigrent, beaucoup de façon définitive. Au contraire, l'extrémisme des bolcheviks est salué par des poètes proches du symbolisme, que le critique socialiste-révolutionnaire (S.R.) de gauche Ivanov-Razumnik (1878-1946) rassemble autour des deux recueils Skify (Les Scythes) : Alexandre Blok avec Dvenadcat' (Les Douze) et Skify (Les Scythes), André Biély avec Hristos voskrese (Christ est ressuscité), les poètes paysans Nicolas Kliouïev (Kljuev, 1885-1937) et Serge Essénine (Esenin, 1895-1925), auteur de Inonia, poèmes où s'exprime une vision apocalyptique et messianique de la révolution. […]
En outre, depuis l'été de 1917, les bolcheviks provoquent et encouragent le mouvement de culture populaire qui s'organise l'année suivante sous le nom de Proletkul't. Celui-ci publie et propage dans ses revues l'œuvre de « poètes-ouvriers » autodidactes, et prétend élaborer dans ses « studios » une « culture prolétarienne » radicalement différente de la « culture bourgeoise ». Mais le déterminisme sociologique et le relativisme gnoséologique de son principal théoricien, le philosophe « empiriomoniste » Bogdanov (1873-1928), sont jugés hérétiques par Lénine qui, inquiet des velléités d'indépendance du Proletkul't, en fait dès novembre 1920 un organisme d'État, dépendant du commissariat à l'Instruction. […]
L'apparition d'une nouvelle génération d'écrivains et de critiques « prolétariens », c'est-à-dire communistes, qui, en 1922-1923, arrachent la direction de l'Association des écrivains prolétariens (V.A.P.P., puis R.A.P.P.) à ses fondateurs, les poètes-ouvriers du groupe Kuznica (La Forge), politise rapidement les débats littéraires. Leur revue Na postu (En sentinelle) attaque violemment le critique marxiste Alexandre Voronski (Voronskij, 1884-1943), directeur de la « grosse revue » semi-officielle Krasnaja Nov' (Friches rouges) pour ses préférences marquées à l'égard des écrivains non communistes (que Trotski a baptisés compagnons de route). Ils provoquent en juin 1925 une résolution officielle du parti sur la littérature qui, sans rejeter dans la pratique la politique libérale de Voronski, pose pour la première fois le droit théorique du parti à diriger la littérature. Après 1925, les dirigeants du R.A.P.P. cherchent à rendre effective cette direction en définissant une orthodoxie marxiste en matière d'esthétique. Ils engagent la lutte à la fois contre l'esthétique techniciste, rationaliste et « formaliste » du L.E.F. (Front de gauche), constitué en 1923 autour de Maïakovski, et contre l'intuitivisme du groupe littéraire Pereval (Le Col) inspiré par Voronski.
Le climat de terreur intellectuelle qui s'instaure en 1929, avec la liquidation des oppositions dans le parti, leur permet de contraindre au silence ou à la soumission les écrivains indépendants (Boulgakov, Zamiatine, Pilniak et même Maïakovski, qui demande en 1930 son admission au R.A.P.P.), et d'imposer sous le nom de « méthode de création du matérialisme dialectique » un retour à l'esthétique réaliste, présentée comme l'orthodoxie marxiste en matière d'art. Invités à mettre leur plume au service de l'édification du socialisme, les compagnons de route les plus dociles (Léonov avec Sot' [La Rivière Sot, 1930] et Skutarevskij [Skoutarevski, 1932], Kataïev avec Vremja, vperëd ! [O temps, en avant !, 1932], Constantin Paoustovski [Paustovskij, 1892-1968] avec Kara-Bugaz [1932], Ehrenbourg avec Den' vtoroj [Le Deuxième Jour de la création, 1934]) se joignent aux écrivains communistes pour composer des romans documentaires sur les grands travaux du premier plan quinquennal ou, comme Mikhaïl Cholokhov (Šolohov, 1905-1984), sur la collectivisation des campagnes (Podnjataja celina [Terres défrichées], Ire partie, 1932).
Les pratiques terroristes du R.A.P.P. font cependant obstacle au ralliement volontaire des « compagnons de route », et en particulier de Gorki, que Staline flatte et parvient en 1931 à faire revenir de Sorrente, où il réside depuis 1924. Le R.A.P.P. est dissous et désavoué par le parti en avril 1932. Mais l'orthodoxie esthétique qu'il a élaborée est reprise sous la dénomination édulcorée de « réalisme socialiste » par le premier congrès de l'Union des écrivains soviétiques, réuni en août 1934 sous la présidence de Gorki, qui abolit nominalement toute distinction entre « écrivains prolétariens » et « compagnons de route ». Théoriquement autonome, l'Union des écrivains n'est en fait, jusqu'en 1954, qu'une courroie de transmission du parti qui contrôle et dirige à travers elle l'ensemble de la production littéraire.
Vous trouverez dans cet article une analyse très détaillée de la littérature russe durant la période soviétique, qu’elle soit partisane de l’Etat ou dissidente.
La lecture des ouvrages suivants vous en apprendra plus sur les écrivains russes, notamment pendant la période soviétique :
• La littérature russe / Jean Bonamour
• Histoire de la littérature russe / Emmanuel Waegemans
• Histoire de la littérature russe : le XXe siècle : la Révolution et les années vingt
• Histoire de la littérature russe : le XXe siècle : Gels et Dégels
• Les ingénieurs des âmes en chef / Cécile Vaissié
Bonne lecture
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