Question d'origine :
Comment expliquer l'apparente perte d'habileté de l'artiste occidental à représenter le monde de la façon la plus fidèle possible (volumes, perspective..) entre la période comprise entre la Rome Antique et la Renaissance italienne? Merci de votre réponse argumentée
Irène et Christophe
Réponse du Guichet
gds_se
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 18/08/2016 à 14h37
Bonjour
Il serait faux de dire que « l’artiste occidental » perd son « habilité » à représenter fidèlement le monde lors de la période médiévale.
Ainsi, les artistes du Moyen Age ne cherchent pas à donner une vision fidèle du monde mais à raconter une histoire. Il s’agit moins d’une perte de technique (les fresques de Pompei montrent bien des effets de profondeur) que d’un changement de paradigme ; on ne représente plus un monde idéal mais on donne à voir des symboles, qui permettront de mieux comprendre le monde (à travers les yeux de l’Eglise).
Jusqu’au XVe siècle, en Occident, les représentations picturales privilégient presque toujours les qualités narratives de l’image aux dépens d’une observation réaliste. Le tableau se déploie selon une logique propre, et ses lois ne miment que de loin celles qui régissent l’espace où nous nous mouvons. Le fresquiste, l’enlumineur ou le miniaturiste, transposent plastiquement une connaissance abstraite du monde. Hiérarchies religieuses et sociales sont converties en échelle physique : les dieux plus grands que les saints, les rois plus grands que leurs sujets. Un même personnage peut apparaître plusieurs fois dans une composition. Le tableau est le support d’une mise en scène qui ne recherche ni l’unité d’espace ni l’unité de temps.
La perspective en jeu : les dessous de l’image / Philippe Comar
On envisage généralement comme un âge de ténèbres les siècles qui ont suivi les débuts de l’ère chrétienne et la chute de l’Empire romain. […]
Le creuset de l’art occidental
Mais ce qui nous intéresse surtout, c’est que ces temps n’ont pas vu la naissance d’un style bien défini et bien établi, mais ont connu plutôt un perpétuel conflit entre un certain nombre de styles différents qui ne commencèrent à s’équilibrer que vers la fin de cette période. […]
On ne peut apprécier à sa juste valeur une œuvre d’art du Moyen Age si on ne tient pas compte de cette attitude particulière. Les artistes n’avaient pas alors pour but de créer des images fidèles de la nature ou de faire de belles choses ; ils voulaient avant tout communiquer à leurs coreligionnaires la lettre et l’esprit de l’histoire sainte. […]
L’Eglise militante
Mais si nous voulons bien nous souvenir cette fois encore que l’artiste, loin de rechercher l’imitation de la nature, se préoccupait plutôt de combiner les symboles traditionnels qui lui suffisaient pour exprimer le mystère de l’Annonciation, nous ne serons plus gênés par l’absence de ce qu’il n’a jamais voulu nous donner.
L’art et son histoire : des origines à nos jours / E. H. Gombrich
Pour les contemporains de Raphaël et les hommes de l’Age classique, épris de culture antique, l’art du Moyen Age, n’était que régression et tâtonnements irraisonnés. Leur mépris ne pouvait mieux s’afficher que dans le choix du terme de « gothique » appliqué à l’ensemble de l’art médiéval – un art, affirmaient-ils, créé par les Goths, ceux-là mêmes qui avaient envahi l’Italie au Ve siècle et contribué à la ruine de Rome.
Histoire de l’art : du Moyen Age à nos jours / Edina Bernard, Pierre Cabanne, Jannic Durand et al
« L’invention » de la perspective, par Brunelleschi, à Florence, ouvre de nouveaux horizons aux peintres du quattrocento :
Pour toute l’Antiquité et le Moyen Age, la distinction entre optique et perspective n’existait pas : le problème de la représentation artistique ne s’est jamais posé parce que la théorie optique n’avait qu’un caractère précisément géométrique (textes grecs), et parce qu’elle s’appliquait à des questions physiques et physiologiques. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait eu des tentatives d’effets de perspective dans l’art. On sait par exemple (grâce à une thèse assez controversée de Vitruve) que les Grecs disposaient de moyens de réalisation perspective des scènes théâtrales, dont on peut retrouver un écho dans les peintures de Pompéi (il ne semble cependant pas que les Anciens connaissaient déjà les méthodes découvertes à la Renaissance). D’autre part, on relève dans des œuvres picturales du XIIIe et du XIVe siècle, des schémas géométriques et des formules empiriques de représentation perspective, diffusés et transmis dans les ateliers. Mais ce n’est qu’à la Renaissance que se fit le saut qualitatif fondamental, avec le passage de la recherche scientifique à une problématique artistique, de la science de la vision à la science de la représentation. Les règles de la construction perspective correcte (dont par exemple la convergence des lignes de profondeur en un point de fuite unique – deux points de fuite dans le cas de la perspective bilocale – et le calcul scientifique des intervalles de profondeur) « inventées » par Brunelleschi et décrite sur deux tablettes (perdues) seront ultérieurement codifiées dans le traité de Leon Battista Alberti (1436), directement adressé aux peintres, et reformulées tout au long du XVe et XVIe siècle (Piero della Francesca, Léonard, Dürer, Jean Pèlerin, Serlio, Barbaro, Vignole, etc.).
Encyclopédie de l’art
Les peintres de la Renaissance peuvent sortir, quelque peu, de la religion et retourner dans un monde idéal :
La perspective est d’abord considérée comme un moyen, elle fournit des solutions pratiques pour construire l’image d’un objet en volume. C’est pour les peintres une façon d’apprendre à voir, de gouverner leur regard sur les choses. En fait, bien plus qu’une simple recette d’atelier, la perspective centrale reflète une nouvelle conception du monde. Et, même si ce n’est pas l’objectif avoué des peintres, elle constitue un moyen efficace pour repenser l’espace en termes cohérents, le domestiquer, et redistribuer les êtres et les choses sur une scène unique. […] En peinture, la restitution de la profondeur – le fondu d’un tableau – suppose la maîtrise des couleurs et des valeurs par l’emploi de dégradés qui affaiblissent les contrastes dans les lointains : la « perspective aérienne ».
La perspective en jeu : les dessous de l’image / Philippe Comar
L’ouvrage La formation de l’art européen vous en apprendra plus sur l’histoire de l’art en Occident depuis la fin de l’Antiquité jusqu’au XVIe siècle. Il retrace en effet les divers styles et courants artistiques qui se sont succéder durant cette époque : l’art byzantin, la renaissance carolingienne, l’art ottonien, l’art roman, l’art gothique …
Une petite chronologie, en image, de la représentation du monde ; de l’Antiquité à la Renaissance :
Une fresque de Pompei
Basilique d’Herculanum
Une enluminure du Moyen Age
Les très riches heures du Duc de Berry
Une oeuvre de Giotto, l’un des précurseurs de la perspective de la Renaissance :
Un Habitant d'Assise étend son manteau sous les pas de François / Giotto (Basilique Saint François d’Assise)
L’un des premiers tableaux peint d’après les recherches de Brunelleschi :
La Sainte Trinité / Masaccio (Eglise Santa Maria Novella, Florence)
La Cité idéale / Francesco di Giorgio Martini
Bonne journée
Il serait faux de dire que « l’artiste occidental » perd son « habilité » à représenter fidèlement le monde lors de la période médiévale.
Ainsi, les artistes du Moyen Age ne cherchent pas à donner une vision fidèle du monde mais à raconter une histoire. Il s’agit moins d’une perte de technique (les fresques de Pompei montrent bien des effets de profondeur) que d’un changement de paradigme ; on ne représente plus un monde idéal mais on donne à voir des symboles, qui permettront de mieux comprendre le monde (à travers les yeux de l’Eglise).
Jusqu’au XVe siècle, en Occident, les représentations picturales privilégient presque toujours les qualités narratives de l’image aux dépens d’une observation réaliste. Le tableau se déploie selon une logique propre, et ses lois ne miment que de loin celles qui régissent l’espace où nous nous mouvons. Le fresquiste, l’enlumineur ou le miniaturiste, transposent plastiquement une connaissance abstraite du monde. Hiérarchies religieuses et sociales sont converties en échelle physique : les dieux plus grands que les saints, les rois plus grands que leurs sujets. Un même personnage peut apparaître plusieurs fois dans une composition. Le tableau est le support d’une mise en scène qui ne recherche ni l’unité d’espace ni l’unité de temps.
La perspective en jeu : les dessous de l’image / Philippe Comar
On envisage généralement comme un âge de ténèbres les siècles qui ont suivi les débuts de l’ère chrétienne et la chute de l’Empire romain. […]
Le creuset de l’art occidental
Mais ce qui nous intéresse surtout, c’est que ces temps n’ont pas vu la naissance d’un style bien défini et bien établi, mais ont connu plutôt un perpétuel conflit entre un certain nombre de styles différents qui ne commencèrent à s’équilibrer que vers la fin de cette période. […]
On ne peut apprécier à sa juste valeur une œuvre d’art du Moyen Age si on ne tient pas compte de cette attitude particulière. Les artistes n’avaient pas alors pour but de créer des images fidèles de la nature ou de faire de belles choses ; ils voulaient avant tout communiquer à leurs coreligionnaires la lettre et l’esprit de l’histoire sainte. […]
L’Eglise militante
Mais si nous voulons bien nous souvenir cette fois encore que l’artiste, loin de rechercher l’imitation de la nature, se préoccupait plutôt de combiner les symboles traditionnels qui lui suffisaient pour exprimer le mystère de l’Annonciation, nous ne serons plus gênés par l’absence de ce qu’il n’a jamais voulu nous donner.
L’art et son histoire : des origines à nos jours / E. H. Gombrich
Pour les contemporains de Raphaël et les hommes de l’Age classique, épris de culture antique, l’art du Moyen Age, n’était que régression et tâtonnements irraisonnés. Leur mépris ne pouvait mieux s’afficher que dans le choix du terme de « gothique » appliqué à l’ensemble de l’art médiéval – un art, affirmaient-ils, créé par les Goths, ceux-là mêmes qui avaient envahi l’Italie au Ve siècle et contribué à la ruine de Rome.
Histoire de l’art : du Moyen Age à nos jours / Edina Bernard, Pierre Cabanne, Jannic Durand et al
« L’invention » de la perspective, par Brunelleschi, à Florence, ouvre de nouveaux horizons aux peintres du quattrocento :
Pour toute l’Antiquité et le Moyen Age, la distinction entre optique et perspective n’existait pas : le problème de la représentation artistique ne s’est jamais posé parce que la théorie optique n’avait qu’un caractère précisément géométrique (textes grecs), et parce qu’elle s’appliquait à des questions physiques et physiologiques. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait eu des tentatives d’effets de perspective dans l’art. On sait par exemple (grâce à une thèse assez controversée de Vitruve) que les Grecs disposaient de moyens de réalisation perspective des scènes théâtrales, dont on peut retrouver un écho dans les peintures de Pompéi (il ne semble cependant pas que les Anciens connaissaient déjà les méthodes découvertes à la Renaissance). D’autre part, on relève dans des œuvres picturales du XIIIe et du XIVe siècle, des schémas géométriques et des formules empiriques de représentation perspective, diffusés et transmis dans les ateliers. Mais ce n’est qu’à la Renaissance que se fit le saut qualitatif fondamental, avec le passage de la recherche scientifique à une problématique artistique, de la science de la vision à la science de la représentation. Les règles de la construction perspective correcte (dont par exemple la convergence des lignes de profondeur en un point de fuite unique – deux points de fuite dans le cas de la perspective bilocale – et le calcul scientifique des intervalles de profondeur) « inventées » par Brunelleschi et décrite sur deux tablettes (perdues) seront ultérieurement codifiées dans le traité de Leon Battista Alberti (1436), directement adressé aux peintres, et reformulées tout au long du XVe et XVIe siècle (Piero della Francesca, Léonard, Dürer, Jean Pèlerin, Serlio, Barbaro, Vignole, etc.).
Encyclopédie de l’art
Les peintres de la Renaissance peuvent sortir, quelque peu, de la religion et retourner dans un monde idéal :
La perspective est d’abord considérée comme un moyen, elle fournit des solutions pratiques pour construire l’image d’un objet en volume. C’est pour les peintres une façon d’apprendre à voir, de gouverner leur regard sur les choses. En fait, bien plus qu’une simple recette d’atelier, la perspective centrale reflète une nouvelle conception du monde. Et, même si ce n’est pas l’objectif avoué des peintres, elle constitue un moyen efficace pour repenser l’espace en termes cohérents, le domestiquer, et redistribuer les êtres et les choses sur une scène unique. […] En peinture, la restitution de la profondeur – le fondu d’un tableau – suppose la maîtrise des couleurs et des valeurs par l’emploi de dégradés qui affaiblissent les contrastes dans les lointains : la « perspective aérienne ».
La perspective en jeu : les dessous de l’image / Philippe Comar
L’ouvrage La formation de l’art européen vous en apprendra plus sur l’histoire de l’art en Occident depuis la fin de l’Antiquité jusqu’au XVIe siècle. Il retrace en effet les divers styles et courants artistiques qui se sont succéder durant cette époque : l’art byzantin, la renaissance carolingienne, l’art ottonien, l’art roman, l’art gothique …
Une petite chronologie, en image, de la représentation du monde ; de l’Antiquité à la Renaissance :
Une fresque de Pompei
Basilique d’Herculanum
Une enluminure du Moyen Age
Les très riches heures du Duc de Berry
Une oeuvre de Giotto, l’un des précurseurs de la perspective de la Renaissance :
Un Habitant d'Assise étend son manteau sous les pas de François / Giotto (Basilique Saint François d’Assise)
L’un des premiers tableaux peint d’après les recherches de Brunelleschi :
La Sainte Trinité / Masaccio (Eglise Santa Maria Novella, Florence)
La Cité idéale / Francesco di Giorgio Martini
Bonne journée
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