Question d'origine :
Beaucoup d'anarchistes dans la deuxième moitié du XXeme siècle sont devenus franc-maçons, qu'ils soient restés longtemps ou non dans leur loge. Nous pouvons cité Proudhon, Louise Michel, Sébastien Faure, Francisco Ferrer, Élisée Reclus. D'autres anarchistes, n'étant pas des personnalités connus, se sont aussi initiés à la franc-maçonnerie. Cette double appartenance, bien qu'elle se soit visiblement arrêter après la première guerre mondial, me parait absolument antagoniste. En effet, l'anarchisme est une pensée politique opposée à toutes formes de hiérarchie et de domination. La franc-Maçonnerie, quant à elle, me parait très hiérarchique : pour causes, les loges et leurs tenues sont présidées par un "vénérables maîtres", qui est aussi celui qui reçoit en premier lieu les potentiels nouveaux initiés. Aussi, la franc-maçonnerie ne me parait pas une organisation révolutionnaire ni anti-autoritaire ou libertaire, même dans sa branche "libéral" (ou adogmatique), celle qui a reçu les anarchistes. Alors je me demande pourquoi beaucoup d'anarchistes (et communards) se sont intégrer à la franc-maçonnerie ? Est-ce parce que le franc-maçonnerie ne serait au final pas hiérarchique ? Est-ce par oubli des principes libertaires des concernés ? Je vous remercie et espère avoir été clair dans ma question.
Réponse du Guichet
Le sujet que vous soulevez a pour le moins suscité de nombreux débats et la compatibilité entre ces deux identités est effectivement régulièrement questionnée.
Le dictionnaire de la franc-maçonnerie définit l’anarchisme comme « la passion de la liberté mise en théories, et également en pratique lorsque faire se peut. » Une définition poétique !
En cherchant sur internet, vous trouverez des nombreux articles traitant de la question, et la page Wikipédia Anarchisme et Franc-maçonnerie nous parait assez complète sur la question.
Certaines branches de la franc-maçonnerie libérales et adogmatiques sont largement ouvertes aux libertaires. Ainsi, quand la revue communiste libertaire Noir et rouge consacre un numéro entier à répondre à la question Franc-maçonnerie et anarchisme et affirme : « Nous considérons comme incompatible l’appartenance et l’activité anarchiste et franc-maçonne. La F.M. a été, du moins au début, l’organisation spécifique de la Révolution de 1789, en tant qu’avant-garde de la bourgeoisie. Elle vit actuellement sur l’acquis. Elle est en décalage avec notre temps, elle participe d’une manière plus ou moins consciente et totale au régime bourgeois.
L’anarchiste refuse le régime bourgeois et capitaliste et lutte contre lui, contre la division en classes, contre la classe bourgeoise ; il ne peut donc en aucun cas jouer les étatistes conscients dans ce régime. Le mélange des deux idées dans l’activité d’un militant donne un abandon partiel ou total de nos idées, une tendance à l’affaiblissement du mouvement, car idéologiquement ce mélange est une absurdité.»
Léo Campion dans son ouvrage Le drapeau noir, l’équerre et le compas lui répond indirectement en 1969 en affirmant que « si les Maçons anarchistes sont une infime minorité, la vocation libertaire de la Maçonnerie est indéniable, elle est la seule association à laquelle puisse adhérer celui qui n’adhère à rien. Il est regrettable que des anarchistes sectaires excommunient la Franc-Maçonnerie au nom d’un pseudo-dogme de l’Anarchie (comme si l’Anarchie était anti-tout alors qu’elle est à-tout) et que les Maçons sous-évolués excommunient l’Anarchie au nom d’un pseudo-dogme de la Maçonnerie (comme si la Maçonnerie n’était que tradition, alors qu’elle est tradition, dialogue et progrès). Ces attitudes sont d’autant moins admissibles qu’au contraire l’Anarchie comme la Franc-Maçonnerie, anti-dogmatiques par essence, sont l’une comme l’autre tout le contraire d’un dogme. Elles qui ont en commun le culte de la Liberté et le sens de la Fraternité, avec comme but l’émancipation de l’Homme.»
Dans Les Francs-maçons et le pouvoir, un chapitre est consacré au maçonnisme et à l’anarchisme, et l’auteur Emmanuel Pierrat analyse ainsi l’argumentaire de Campion : « Aussi bien dans leur philosophie que dans leurs moyens d’action, l’anarchisme et la franc-maçonnerie ont ceci en commun que ce sont deux humanismes, et que chacun demande à ceux qui s’en réclament un engagement, non seulement en pensée, mais encore concrètement. L’autre point commun fondamental étant que l’un comme l’autre ont pour objectifs la création d’une société meilleure, dont l’homme maître de son destin et de ses passions occuperait le centre. Liberté, égalité, Fraternité d’un côté ; Ni Dieu ni Maître de l’autre : l’individu au cœur de tout, et le rejet de tout dogme. Au fond, comment un anarchiste ne pourrait être chez lui en loge, où l’initié y est en homme libre ; et comment un franc-maçon, en sa qualité d’homme libre, pourrait y refuser la présence d’un anarchiste ?»
De fait, s'il y a bien des « anarchistes francs-maçons » et des « francs-maçons libertaires », la démarche relève de choix individuels. Une posture plutôt réticente est adoptée officiellement par les deux mouvements, mais le libre arbitre de chacun prévaut au final. Il est vrai que les anarchistes et les Francs-maçons ont au moins en commun le goût de l’utopie et de la liberté.
Concernant la Commune de Paris, vingt des soixante élus du Conseil de la Commune auraient été des francs-maçons, dont Jules Vallès et Élisée Reclus.
Dans son ouvrage Socialisme et franc-maçonnerie, le tournant du siècle (1880-1920), l'historien Denis Lefebvre affirme « beaucoup de socialistes et d’anarchistes du XIXe siècle ont été francs-maçons. [...] Mais il s’agit surtout d’engagements individuels. La Commune de Paris de 1871 marque une rupture : au moins jusqu’au retour d’exil ou de prison des anciens communards, au milieu des années 1880, les socialistes se tiennent à l’écart des loges.» Mais l’engagement de certains maçons dans la Commune pose question : en tant que francs-maçons, devaient-ils favoriser la violence communarde ?
En France, au début du XXe siècle, la question fait débat. Une suite d’articles du Libertaire développe l’idée qu’on ne peut être franc-maçon et en même temps anarchiste, car les effectifs des loges sont en majeure partie composés de bourgeois, juges, policiers, députés, sénateurs et ministres, tous ardents défenseurs des structures de l'État. Au congrès anarchiste de 1913, l’attitude à tenir vis-à-vis de la maçonnerie figure à l’ordre du jour. Il faut toute l’éloquence de Sébastien Faure en faveur de la franc-maçonnerie pour que les congressistes décident de ne rien décider. »
Pour approfondir vos recherches :
Les Francs-maçons et la Commune de Paris / Marc Viellard
Anarchistes francs-maçons et autres combattants de la liberté / Édouard BOEGLIN
Le grand livre de la franc-maçonnerie, un panorama chrono-thématique / Alain Quéruel
Podcast de France Culture : Anarchistes et Franc-maçonnerie
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