La Journée de Travail d'un Paysan Libre
DIVERS
+ DE 2 ANS
Le 08/07/2019 à 19h48
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Question d'origine :
Bonjour,
La France a connu la révolution industrielle au 19ème siècle et fait de ses paysans auto-suffisants des ouvriers dépendants.
Aujourd'hui, la majorité des français ne produit pas les aliments qu'ils consomment et se voit donc obligée de travailler pour obtenir de l'argent pour acheter de quoi vivre.
J'émets le postulat suivant ;
Par le passé, le paysan libre qui n'avait que les siens à nourrir travaillait moins en temps cumulé que les employés actuels.
Sous-entendu, le fait de nous interdire l'auto-suffisance alimentaire directe nous oblige à travailler beaucoup plus que le temps nécessaire.
D'où ma question ; mon postulat est-il exact ?
En vous remerciant par avance
JG
Réponse du Guichet
gds_et
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 10/07/2019 à 10h06
Bonjour,
Votre question très complexe mériterait un véritable travail d’analyse, que nous ne sommes pas en mesure d’effectuer dans un délai de 72h. Notre réponse ne peut qu’effleurer le sujet, néanmoins la bibliographie que nous proposons à la fin de notre réponse vous permettra d’approfondir le sujet très riche de la condition paysanne en France à travers l’histoire.
Commençons par préciser que le portrait quelque peu idyllique du « paysan libre » que vous esquissez ne doit pas nous faire oublier les dures réalités qu’a pu vivre la population agricole des siècles ayant précédé la révolution industrielle. Si les « gros laboureurs » du XVIIIe siècle, privilégiés du monde rural, vivaient dans un relatif confort, il faut aussi tenir compte du taux de mortalité élevé, des carences alimentaires, et de la vulnérabilité face aux crises (mauvaises récoltes, famine, maladie…) que subissaient de nombreux paysans. Pour joindre les deux bouts, hommes et femmes cumulaient plusieurs métiers.
Par ailleurs, la liberté des paysans est toute relative : avant la Révolution, tous les agriculteurs ne sont pas propriétaires de leurs terres, loin de là, et ils sont soumis à divers impôts.
Pour illustrer notre propos, voici quelques extraits de l’ouvrage d’Emmanuel Le Roy Ladurie : Les Paysans français d’ancien régime :
« L’exploitation rurale en toute époque, du Moyen Âge au XIXe siècle, est un jeu qui se joue à trois : salarié, fermier exploitant et propriétaire. Les campagnes franciliennes depuis le XIIIe siècle, voire auparavant, sont pays de fermiers. L’Ouest et surtout le Midi ont du fermage mais aussi du métayage. Le métayer payant son propriétaire par une portion des récoltes, le quart, le tiers ou la moitié selon les cas et les conjonctures. Le métayage est resté présent sans interruption de l’Antiquité au XIXe siècle, voire jusqu’à nos jours. »
« Sous-développée, souvent dénutrie, l’Auvergne du XVIIIe est croissante mais à la gagne-petit. L’adulte auvergnat engouffre près d’une demi-tonne de pain noir par an. Avec en plus, soupe, huile de noix, peu de lard, pas de viande ; et pas de vin, sauf exceptions festives : la stature masculine atteint péniblement, quand elle y parvient, un mètre soixante-deux. »
« Quel fut le regard de l’Homo rusticus sur lui-même à cette époque ? J’utiliserai ici le témoignage hautement pertinent de Nicolas Rétif de la Bretonne sur son enfance et sur la société paysanne qui environnait celle-ci au milieu du XVIIIe siècle […]. Cet écrivain témoigne sur le mode d’existence d’une paysannerie aisée, point toujours malheureuse, fût-elle environnée par certaines misères parmi le « bas peuple ». Un laboureur d’âge mûr, Edme Rétif, ascendant de l’auteur, et deux villages, Nitry et Sacy, sont les personnages centraux de ce « descriptif ». Au-dessous du niveau social aisé de cette famille se situe le monde des suitiers, semi-laboureurs désargentés, dotés d’un cheval ou d’un âne. Les suitiers, trop petits chacun pour former une charrue complète, s’associent en vue du labourage. On assiste par exemple à un processus de semailles collectives réunissant trois familles de suitiers. La pauvreté hante volontiers ce type de foyers paysans : ils sont dirigés pour chacun d’entre eux par un petit fermier pater familias, ces gens vivent dangereusement à la merci d’une crise. Pour des raisons de prudence, le mariage de leurs filles est tardif. La mortalité précoce est fréquente et le vif turn-over des chefs de famille ouvre la carrière de pater familias à des éléments plus jeunes. Pour joindre les deux bouts, l’épouse prend des enfants en nourrice. Le cumul professionnel est fréquent pour un même homme, laboureur et tisserand, maçon et cordonnier.
Dans une grosse ferme, la hiérarchie sociale va, de haut en bas, du garçon de charrue et du vigneron à la servante en passant par le berger. Le petit suitier, lui, tombe aisément au rang de journalier ou de domestique agricole. Ces mini-paysans sont à la fois céréaliers et vignerons : ils tirent le diable par la queue. Les œufs, la laine et les produits laitiers arrondissent le revenu des paysannes. Chaque famille si possible a sa maison, son jardinet. L’étain, la fonte et le bois fournissent le meuble et l’ustensile. Quant aux gros fermiers, volontiers roublards, ils sont sensibles aux revendications du tiers-état, encore informelles. Ce peuple grogne contre l’impôt royal, les droits seigneuriaux et la lourde dîme. La foi religieuse donne quand même un sens à leur vie dans bien des cas. Le XVIIIe siècle rural est moins douloureux que ne le fut le XVIIe, mais il est plus revendicatif.
La famille Rétif, sur ses 50 hectares de terre, forme, elle, un modeste îlot de bonheur, parmi les suitiers et les prolétaires, nettement moins avantagés. En Bresse, en Île-de-France et ailleurs on trouve l’équivalent des Rétif parmi les gros paysans des diverses contrées. »
Du Moyen-Âge jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la population rurale représentait jusqu’à 90% de la population française. Mais les français étaient aussi beaucoup moins nombreux. Aujourd’hui il serait impensable que chaque foyer possède un terrain suffisant pour une production permettant d’atteindre l’autonomie alimentaire : pour cela il faudrait compter au moins 2000m2 de surface cultivable par personne… En admettant que les millions de français qui vivent en ville se livrent à un exode urbain massif pour aller cultiver leur lopin, une fois assurée l’autonomie alimentaire, comment pourvoir aux autres besoins de notre mode de vie moderne ?
Concernant le temps de travail, il est difficile de comparer le rythme de travail d’un salarié à 35h hebdomadaire et 5 semaines de congés annuels, avec celui d’un paysan qui alterne entre de longues périodes d’inactivité (l’hiver, il n’y a rien à faire aux champs), et des périodes intenses de travail du lever au coucher du soleil.
Néanmoins il est certain que la révolution agricole (qui commence déjà à la fin du XVIIIe siècle en Europe) a suscité des résistances chez les cultivateurs, qui voyaient dans l’intensification de la production agricole de nombreux inconvénients :
« Dans les textes du XVIIIe siècle qui traitent de l’amélioration des pratiques agricoles, l’attitude envers le travail tient une place importante. Cherchait-on alors des raisons au refus d’accepter les propositions des agronomes qu’on évoquait inévitablement la « routine » – alten Schlendrian – de la société rurale. Or, en incitant à travailler davantage, il y avait une chance de convaincre les générations à venir d’adopter les nouvelles méthodes pour augmenter la production, mais aussi de discipliner les comportements des paysans.
Selon Friedrich Casimir Medicus, directeur d’une académie caméraliste palatine – la Kameralhochschule, à Kaiserslautern –, les paysans n’y étaient point insensibles :
« Le travail continu est une nécessité pour eux ; ils ne sauraient que faire de leurs journées s’ils n’avaient pas la possibilité de travailler. »
Un pourfendeur de l’agronomie nouvelle : Isaak Maus
L’essai Etwas über Ackerbau und Landwirthschaft ; die Beförderung des ländlichen Wohlstands betreffend (Quelques indications sur l’agriculture et l’économie rurale : les progrès du bien-être dans les campagnes), publié en 1788, constitue l’une des rares réactions directes d’un cultivateur du xviii e siècle aux propositions qui foisonnaient pour améliorer les méthodes agraires. L’auteur, Isaak Maus (1748-1833), exploitant à Badenheim près de Mayence, était déjà connu en tant que poète paysan depuis ses publications de 1786. Dans l’argumentation qu’il propose, le rôle du travail est central, et c’est en qualité de praticien qu’il réplique aux théories des agronomes.
Une économie paysanne sous tension
Maus défend la pratique agricole traditionnelle. Il dénonce les risques des nouvelles méthodes : une forte tension de l’économie paysanne en raison des besoins accrus en personnel et en bétail. Les labours, qu’on devait multiplier dans les cultures continues, allaient devenir tributaires des longues saisons de pluie ou de sécheresse. Les dégâts causés par le gel, l’eau et la grêle menaceraient l’existence des paysans. La mauvaise végétation du trèfle pourrait les ruiner, s’ils devaient acheter du fourrage pour un bétail plus nombreux. Il ne s’agissait pas là de risques inconnus, qu’il était possible de surmonter dans l’exploitation agricole traditionnelle, car la productivité du travail était loin d’y être maximale :
« Un malheur de cette nature n’est pas une catastrophe pour nous ; c’en est une pour lui (le paysan qui pratique les nouvelles méthodes). »
Maus tient compte des risques naturels qui, même s’ils ne se produisent pas chaque année, restent toujours à redouter. Il inventorie tous ceux avec lesquels il fut confronté dans ses 12 années d’activité agricole, particulièrement redoutables pour une exploitation sans jachère : une épizootie, deux hivers rigoureux, quelques grandes inondations, deux chutes de grêles, trois périodes de gel en mai. Il rapporte aussi les conséquences directes des nouvelles méthodes pour la famille paysanne. Sans expérience de gestion à long terme, le paysan est submergé avec une exploitation qui compte plus d’hommes, plus de bétail, plus de recettes et plus de dépenses :
« Il y a des affaires plus compliquées que celles auxquelles il est habitué, et il n’a pas le temps de s’informer, de voyager, de réfléchir. »
En cas de maladie du chef d’exploitation ou de son épouse, il est impossible de venir à bout du surplus de travail, car il ne faut plus compter sur les domestiques tandis que dans le système traditionnel il y a les parents et les voisins, qui ont le temps d’aider lors des situations de crise.
Une asphyxie de la cellule familiale
Un autre problème tient au défaut de communication intra-familiale quand elle devient uniquement fonctionnelle. Or les changements préconisés dans les pratiques agricoles rejaillissaient aussi sur le fonctionnement interne de la cellule familiale :
« La nouvelle méthode agricole pèse tant sur le chef de la famille, qu’il ne peut parler avec les siens qu’ainsi : aujourd’hui on doit faire ça et demain ceci. Se peut-il que fouiller dans le sol soit la seule destination du paysan ? Il ne peut s’occuper des autres choses, il ne peut écouter les questions de ses chers enfants ni leur répondre bien que ce soit la plus grande béatitude d’un père dans ce monde. »
L’une des caractéristiques de l’économie paysanne traditionnelle, selon Maus, tient à la limitation des risques par la modestie des frais d’exploitation et de la productivité, ce qui laisse du temps pour les contacts sociaux et familiaux. »
Source : Mahlerwein, Gunter. « Le rôle du travail dans la révolution agricole. L'exemple de la Hesse-Rhénanie aux xviiie et xixe siècles », Histoire & Sociétés Rurales, vol. vol. 18, no. 2, 2002, pp. 41-63.
Pour aller plus loin :
• La vie au Moyen Age, Robert Delort
(chapitre 3 : Ceux qui travaillent : les paysans)
• Histoire de la France rurale. 3 : Apogée et crise de la civilisation paysanne : de 1789 à 1914, sous la dir. de Georges Duby et Armand Wallon
• Histoire de la France rurale. 4 : La fin de la France paysanne : depuis 1914, sous la dir. de Georges Duby,... et Armand Wallon,...
• Paysans de France : 1770-1970 : deux siècles d'histoire de nos campagnes, Jean-Michel Lecat et Michel Toulet
• Les paysans, Jean-Louis Buër
• La France et ses paysans, Emmanuel Laurentin
Bonne journée.
Votre question très complexe mériterait un véritable travail d’analyse, que nous ne sommes pas en mesure d’effectuer dans un délai de 72h. Notre réponse ne peut qu’effleurer le sujet, néanmoins la bibliographie que nous proposons à la fin de notre réponse vous permettra d’approfondir le sujet très riche de la condition paysanne en France à travers l’histoire.
Commençons par préciser que le portrait quelque peu idyllique du « paysan libre » que vous esquissez ne doit pas nous faire oublier les dures réalités qu’a pu vivre la population agricole des siècles ayant précédé la révolution industrielle. Si les « gros laboureurs » du XVIIIe siècle, privilégiés du monde rural, vivaient dans un relatif confort, il faut aussi tenir compte du taux de mortalité élevé, des carences alimentaires, et de la vulnérabilité face aux crises (mauvaises récoltes, famine, maladie…) que subissaient de nombreux paysans. Pour joindre les deux bouts, hommes et femmes cumulaient plusieurs métiers.
Par ailleurs, la liberté des paysans est toute relative : avant la Révolution, tous les agriculteurs ne sont pas propriétaires de leurs terres, loin de là, et ils sont soumis à divers impôts.
Pour illustrer notre propos, voici quelques extraits de l’ouvrage d’Emmanuel Le Roy Ladurie : Les Paysans français d’ancien régime :
« L’exploitation rurale en toute époque, du Moyen Âge au XIXe siècle, est un jeu qui se joue à trois : salarié, fermier exploitant et propriétaire. Les campagnes franciliennes depuis le XIIIe siècle, voire auparavant, sont pays de fermiers. L’Ouest et surtout le Midi ont du fermage mais aussi du métayage. Le métayer payant son propriétaire par une portion des récoltes, le quart, le tiers ou la moitié selon les cas et les conjonctures. Le métayage est resté présent sans interruption de l’Antiquité au XIXe siècle, voire jusqu’à nos jours. »
« Sous-développée, souvent dénutrie, l’Auvergne du XVIIIe est croissante mais à la gagne-petit. L’adulte auvergnat engouffre près d’une demi-tonne de pain noir par an. Avec en plus, soupe, huile de noix, peu de lard, pas de viande ; et pas de vin, sauf exceptions festives : la stature masculine atteint péniblement, quand elle y parvient, un mètre soixante-deux. »
« Quel fut le regard de l’Homo rusticus sur lui-même à cette époque ? J’utiliserai ici le témoignage hautement pertinent de Nicolas Rétif de la Bretonne sur son enfance et sur la société paysanne qui environnait celle-ci au milieu du XVIIIe siècle […]. Cet écrivain témoigne sur le mode d’existence d’une paysannerie aisée, point toujours malheureuse, fût-elle environnée par certaines misères parmi le « bas peuple ». Un laboureur d’âge mûr, Edme Rétif, ascendant de l’auteur, et deux villages, Nitry et Sacy, sont les personnages centraux de ce « descriptif ». Au-dessous du niveau social aisé de cette famille se situe le monde des suitiers, semi-laboureurs désargentés, dotés d’un cheval ou d’un âne. Les suitiers, trop petits chacun pour former une charrue complète, s’associent en vue du labourage. On assiste par exemple à un processus de semailles collectives réunissant trois familles de suitiers. La pauvreté hante volontiers ce type de foyers paysans : ils sont dirigés pour chacun d’entre eux par un petit fermier pater familias, ces gens vivent dangereusement à la merci d’une crise. Pour des raisons de prudence, le mariage de leurs filles est tardif. La mortalité précoce est fréquente et le vif turn-over des chefs de famille ouvre la carrière de pater familias à des éléments plus jeunes. Pour joindre les deux bouts, l’épouse prend des enfants en nourrice. Le cumul professionnel est fréquent pour un même homme, laboureur et tisserand, maçon et cordonnier.
Dans une grosse ferme, la hiérarchie sociale va, de haut en bas, du garçon de charrue et du vigneron à la servante en passant par le berger. Le petit suitier, lui, tombe aisément au rang de journalier ou de domestique agricole. Ces mini-paysans sont à la fois céréaliers et vignerons : ils tirent le diable par la queue. Les œufs, la laine et les produits laitiers arrondissent le revenu des paysannes. Chaque famille si possible a sa maison, son jardinet. L’étain, la fonte et le bois fournissent le meuble et l’ustensile. Quant aux gros fermiers, volontiers roublards, ils sont sensibles aux revendications du tiers-état, encore informelles. Ce peuple grogne contre l’impôt royal, les droits seigneuriaux et la lourde dîme. La foi religieuse donne quand même un sens à leur vie dans bien des cas. Le XVIIIe siècle rural est moins douloureux que ne le fut le XVIIe, mais il est plus revendicatif.
La famille Rétif, sur ses 50 hectares de terre, forme, elle, un modeste îlot de bonheur, parmi les suitiers et les prolétaires, nettement moins avantagés. En Bresse, en Île-de-France et ailleurs on trouve l’équivalent des Rétif parmi les gros paysans des diverses contrées. »
Du Moyen-Âge jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la population rurale représentait jusqu’à 90% de la population française. Mais les français étaient aussi beaucoup moins nombreux. Aujourd’hui il serait impensable que chaque foyer possède un terrain suffisant pour une production permettant d’atteindre l’autonomie alimentaire : pour cela il faudrait compter au moins 2000m2 de surface cultivable par personne… En admettant que les millions de français qui vivent en ville se livrent à un exode urbain massif pour aller cultiver leur lopin, une fois assurée l’autonomie alimentaire, comment pourvoir aux autres besoins de notre mode de vie moderne ?
Concernant le temps de travail, il est difficile de comparer le rythme de travail d’un salarié à 35h hebdomadaire et 5 semaines de congés annuels, avec celui d’un paysan qui alterne entre de longues périodes d’inactivité (l’hiver, il n’y a rien à faire aux champs), et des périodes intenses de travail du lever au coucher du soleil.
Néanmoins il est certain que la révolution agricole (qui commence déjà à la fin du XVIIIe siècle en Europe) a suscité des résistances chez les cultivateurs, qui voyaient dans l’intensification de la production agricole de nombreux inconvénients :
« Dans les textes du XVIIIe siècle qui traitent de l’amélioration des pratiques agricoles, l’attitude envers le travail tient une place importante. Cherchait-on alors des raisons au refus d’accepter les propositions des agronomes qu’on évoquait inévitablement la « routine » – alten Schlendrian – de la société rurale. Or, en incitant à travailler davantage, il y avait une chance de convaincre les générations à venir d’adopter les nouvelles méthodes pour augmenter la production, mais aussi de discipliner les comportements des paysans.
Selon Friedrich Casimir Medicus, directeur d’une académie caméraliste palatine – la Kameralhochschule, à Kaiserslautern –, les paysans n’y étaient point insensibles :
« Le travail continu est une nécessité pour eux ; ils ne sauraient que faire de leurs journées s’ils n’avaient pas la possibilité de travailler. »
L’essai Etwas über Ackerbau und Landwirthschaft ; die Beförderung des ländlichen Wohlstands betreffend (Quelques indications sur l’agriculture et l’économie rurale : les progrès du bien-être dans les campagnes), publié en 1788, constitue l’une des rares réactions directes d’un cultivateur du xviii e siècle aux propositions qui foisonnaient pour améliorer les méthodes agraires. L’auteur, Isaak Maus (1748-1833), exploitant à Badenheim près de Mayence, était déjà connu en tant que poète paysan depuis ses publications de 1786. Dans l’argumentation qu’il propose, le rôle du travail est central, et c’est en qualité de praticien qu’il réplique aux théories des agronomes.
Maus défend la pratique agricole traditionnelle. Il dénonce les risques des nouvelles méthodes : une forte tension de l’économie paysanne en raison des besoins accrus en personnel et en bétail. Les labours, qu’on devait multiplier dans les cultures continues, allaient devenir tributaires des longues saisons de pluie ou de sécheresse. Les dégâts causés par le gel, l’eau et la grêle menaceraient l’existence des paysans. La mauvaise végétation du trèfle pourrait les ruiner, s’ils devaient acheter du fourrage pour un bétail plus nombreux. Il ne s’agissait pas là de risques inconnus, qu’il était possible de surmonter dans l’exploitation agricole traditionnelle, car la productivité du travail était loin d’y être maximale :
« Un malheur de cette nature n’est pas une catastrophe pour nous ; c’en est une pour lui (le paysan qui pratique les nouvelles méthodes). »
Maus tient compte des risques naturels qui, même s’ils ne se produisent pas chaque année, restent toujours à redouter. Il inventorie tous ceux avec lesquels il fut confronté dans ses 12 années d’activité agricole, particulièrement redoutables pour une exploitation sans jachère : une épizootie, deux hivers rigoureux, quelques grandes inondations, deux chutes de grêles, trois périodes de gel en mai. Il rapporte aussi les conséquences directes des nouvelles méthodes pour la famille paysanne. Sans expérience de gestion à long terme, le paysan est submergé avec une exploitation qui compte plus d’hommes, plus de bétail, plus de recettes et plus de dépenses :
« Il y a des affaires plus compliquées que celles auxquelles il est habitué, et il n’a pas le temps de s’informer, de voyager, de réfléchir. »
En cas de maladie du chef d’exploitation ou de son épouse, il est impossible de venir à bout du surplus de travail, car il ne faut plus compter sur les domestiques tandis que dans le système traditionnel il y a les parents et les voisins, qui ont le temps d’aider lors des situations de crise.
Un autre problème tient au défaut de communication intra-familiale quand elle devient uniquement fonctionnelle. Or les changements préconisés dans les pratiques agricoles rejaillissaient aussi sur le fonctionnement interne de la cellule familiale :
« La nouvelle méthode agricole pèse tant sur le chef de la famille, qu’il ne peut parler avec les siens qu’ainsi : aujourd’hui on doit faire ça et demain ceci. Se peut-il que fouiller dans le sol soit la seule destination du paysan ? Il ne peut s’occuper des autres choses, il ne peut écouter les questions de ses chers enfants ni leur répondre bien que ce soit la plus grande béatitude d’un père dans ce monde. »
L’une des caractéristiques de l’économie paysanne traditionnelle, selon Maus, tient à la limitation des risques par la modestie des frais d’exploitation et de la productivité, ce qui laisse du temps pour les contacts sociaux et familiaux. »
Source : Mahlerwein, Gunter. « Le rôle du travail dans la révolution agricole. L'exemple de la Hesse-Rhénanie aux xviiie et xixe siècles », Histoire & Sociétés Rurales, vol. vol. 18, no. 2, 2002, pp. 41-63.
• La vie au Moyen Age, Robert Delort
(chapitre 3 : Ceux qui travaillent : les paysans)
• Histoire de la France rurale. 3 : Apogée et crise de la civilisation paysanne : de 1789 à 1914, sous la dir. de Georges Duby et Armand Wallon
• Histoire de la France rurale. 4 : La fin de la France paysanne : depuis 1914, sous la dir. de Georges Duby,... et Armand Wallon,...
• Paysans de France : 1770-1970 : deux siècles d'histoire de nos campagnes, Jean-Michel Lecat et Michel Toulet
• Les paysans, Jean-Louis Buër
• La France et ses paysans, Emmanuel Laurentin
Bonne journée.
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