Question d'origine :
Depuis quand, et pourquoi, on a institué qu'il fallait trois repas par jour ? Y a-t-il de grandes voix qui se sont insurger contre cette construction culturelle douteuse ?
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 08/10/2019 à 13h41
Bonjour,
La règle des trois repas par jour, bien que n’ayant aucun fondement biologique, est une coutume quasi sacrée en France. C’est pourtant seulementvers la fin du XIXe siècle qu’elle s’est imposée à toutes les classes sociales et à tout le territoire :
« Un paysan du Moyen-âge commençait par une bière, du pain le matin, puis emportait de la nourriture aux champs pour un repas conséquent qu’il prenait entre 2 et 6 heures ou même plus tard, selon son travail, la saison et multitude de facteurs», affirme le professeur d’histoire Paul Freedman, qui enseigne à l’Université de Yale aux Etats-Unis.
Dans son ouvrage, Food: The History of Taste (La nourriture: l’histoire du goût), il évoque comment le monde occidental est parvenu à instituer cette règle intangible des 3 collations par jour, alors qu’elle « ne repose sur aucun argument biologique ». En fait, ce serait le besoin de se rassurer avec des rituels routiniers qui écartent l’incertitude, qui aurait conduit à adopter cette discipline. »
(Source : express.live)
Voyez également l’article de Jean-Louis Flandrin, « Les heures des repas en France avant le XIXe siècle » (in Le temps de manger [Livre] : alimentation, emploi du temps et rythmes sociaux : [Colloque, Paris, octobre 1989], consultable sur openedition.org) :
« Le « modèle traditionnel » auquel on se réfère dans les études sociologiques actuelles est un modèle à trois repas : celui du matin, celui du milieu de journée, et celui du soir. Or les textes antérieurs au XIXe siècle nous parlent tantôt de quatre repas quotidiens, tantôt de deux, voire même d’un seul vrai repas, mais rarement de trois. Jean Muret, dans son traité des festins, part d’un modèle à quatre repas, qu’il présente d’abord comme universel ; ensuite il convient qu’il ne vaut que pour « les personnes d’un grand travail ou d’une grande débauche », ainsi que les enfants, et parfois les vieillards. Les autres, c’est-à-dire les adultes des milieux aisés, n’auraient fait que deux « véritables repas », dont un seul aurait été copieux. En 1755, c’est au contraire cette pratique des milieux aisés que Bruhier donne d’abord pour universelle, ne parlant qu’ensuite des quatre repas des enfants et des vieillards, et négligeant les habitudes des travailleurs manuels. Mais auparavant, décrivant les mœurs des Grecs de l’Antiquité, il partait comme Jean Muret de quatre repas pour finir avec le repas unique des gens sobres.
Les normes que se sont donné les élites sociales, dans la France médiévale et moderne comme dans la Grèce ancienne, semblent donc avoir été assez éloignées des pratiques majoritaires. Mais ces dernières manifestaient leur existence au niveau du langage commun aux différentes classes, et ne pouvaient donc être facilement négligées : en français comme en latin et en grec, il existait des mots pour désigner le déjeuner et le goûter, aussi bien que le dîner et le souper, de sorte que ces repas ne pouvaient être passés sous silence, même si les classes dominantes les méprisaient. »
Dans le même ouvrage, François Sigaut remarque :
« Pour en revenir aux repas paysans, il semble évident qu’il y a des rapports directs entre les ressources locales, d’une part, les conditions du travail, de l’autre, et, de troisième part, les habitudes, les goûts et les rythmes en matière d’alimentation. D’où, entre autres, l’importance des saisons. Au début du XIXe siècle, semble-t-il, on faisait ordinairement trois repas en hiver et quatre en été, auxquels il faudrait probablement ajouter une ou deux prises alimentaires supplémentaires au moment des jours les plus longs et des plus gros travaux comme la fenaison et la moisson. Là encore, je n’ai pas de dépouillements systématiques à présenter, seulement quelques exemples comme celui de l’Indre en 1804 (Dalphonse An XII : 130). Les trois repas d’hiver étaient le dîner à huit heures, le goûter à une heure et le souper à cinq. En été, on déjeunait à six heures, on dînait à onze, on goûtait à quatre et on soupait à huit heures. Mais il est clair que cela n’est qu’un schéma, qui devait varier d’une région à l’autre, suivant qu’il s’agissait de travailleurs permanents ou non (quid, en particulier, des migrants ?), suivant qu’ils étaient nourris ou non, suivant la nature même du travail, etc. Il est probable, par exemple, que là où le battage des grains avait lieu immédiatement après la moisson et comme partie intégrante de celle-ci, c’est-à-dire dans l’ouest et le midi de la France, les habitudes alimentaires étaient différentes de celles du reste du pays dans lequel les battages se prolongeaient pendant tout l’hiver et le printemps suivant.
Que, chez les paysans, la structure des habitudes alimentaires ait les rapports les plus étroits avec celle des activités de travail, l’hypothèse est fort banale, en apparence du moins. Et elle serait probablement corroborée par ce qu’on peut savoir, aux mêmes époques, des habitudes des ouvriers et des artisans dans les villes. Mais cette hypothèse devient un peu moins banale, peut-être, si nous nous interrogeons sur la chronologie de ce modèle « professionnel » en quelque sorte, c’est-à-dire dans lequel chaque état (au sens qu’avait ce terme avant le XIXe siècle) avait ses usages propres en matière de repas. Car ce modèle a-t-il existé de tous temps et dans tous les pays ? Évidemment non puisqu’il implique une société où chacun vit selon son état, une société faite d’une pluralité organisée d’états. En Occident même, nous ne savons pas quand ce modèle professionnel est apparu, pas avant le XIIIe siècle sans doute. Mais nous savons quand il a disparu :à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle. Non pas que les contraintes professionnelles en matière de repas aient aujourd’hui disparu, bien au contraire peut-être. Le fait nouveau, c’est qu’elles sont désormais perçues comme des écarts à la norme commune plutôt que comme des normes différentes. Le fait nouveau, autrement dit, c’est qu’il n’y a plus qu’une norme unique, celle des trois repas du matin, de midi et du soir . Et nous savons maintenant que cette norme qui nous paraît si « naturelle » est le résultat de plusieurs siècles d’ajustements sociaux incroyablement compliqués et délicats, en France du moins.
[…]
[Que] signifie la norme des trois repas ? Fait-elle partie du modèle de la vie de famille heureuse et conviviale, tel que le véhicule par exemple la publicité ? Quelle différence y a-t-il à cet égard entre la France et des pays où, comme aux États-Unis paraît-il, chacun peut manger à l’heure qui lui convient (Carroll 1987 : 40) ? Et comment la norme des trois repas familiaux se combine-t-elle avec l’idée selon laquelle « aujourd’hui les femmes travaillent » (à l’extérieur) ? Pourquoi, finalement, notre société ressent-elle le besoin d’une norme en ces matières, ce qui n’était pas le cas il y a un siècle ou deux ? »
A ces questions s’ajoutent celle de la définition du repas : dans les paragraphes qui suivent, l’auteur fait remarquer que de nombreux témoignages des us alimentaires de la renaissance et de l’âge classique ne considèrent pas comme tel la prise d’un morceau de pain accompagné d’un « doigt » de vin ou d’eau de vie, ou un bol de bouillon, comme un repas. Pourtant ces collations légères, le matin ou à l’heure du goûter, étaient généralisées alors dans le royaume de France, et pas seulement chez les travailleurs manuels.
Toujours dans le même livre, Anne Martin-Fugier formule l’hypothèse d’une adaptation par la petite bourgeoisie parisienne des horaires du « grand monde » (décalés du fait du mode de vie noctambule de celui-ci) à ses contraintes domestiques et professionnels – mouvement normatif qui au cours du XIXe siècle se serait lentement diffusé à toutes les classes sociales et à tout le territoire ; ce que tendrait à corroborer Claude Grignon dans l’article « La règle, la mode et le travail : la genèse sociale du modèle des repas français contemporain » :
« Tant qu’on le considère dans son ensemble, et tel qu’il se présente dans les enquêtes et dans les témoignages, c’est-à-dire pour l’extérieur, l’usage populaire semble évoluer au XIXe siècle conformément au schème de la diffusion à sens unique des modèles dominants, du haut vers le bas de l’échelle sociale : les classes populaires, dans leur ensemble, restent (ou paraissent rester) fidèles, jusque vers la fin du siècle, à la grille des repas ancienne que les classes dirigeantes et la bourgeoisie parisienne ont abandonnée (l’ancienne norme dominante, popularisée, faisant alors figure, pour le point de vue dominant, de tradition populaire), et c’est seulement vers 1880 que la nouvelle grille commence à se diffuser dans les couches qui sont le plus en contact avec le mode de vie dominant, comme les ouvriers parisiens. De fait, lorsqu’il s’agit de désigner les repas des paysans, des artisans ou des ouvriers, les informateurs indigènes et les « explorateurs sociaux » s’accordent en général pour parler du déjeuner du matin, du dîner de la mi-journée et du souper du soir. Ainsi A. Perdiguier écrit, en 1852, qu’il faisait à Marseille, en 1824, « trois repas par jour : à neuf heures du matin, à deux heures de l’après-midi, et le soir après la journée : déjeuner, dîner, souper. Dans les autres villes, je ne devais rien trouver de différent à cet égard » (Perdiguier 1964 : 87). Sur les 30 monographies de familles ouvrières et paysannes que Le Play et ses disciples réalisent de 1856 à 1881, 22 mentionnent cette grille ; la nouvelle grille (“ premier déjeuner ” ou “ premier repas ” du matin, déjeuner à la mi-journée, dîner le soir, après la journée de travail) n’apparaît que dans trois cas. Elle n’est guère plus fréquente dans la seconde série, pourtant plus tardive, des Ouvriers des deux mondes... : le repas du soir est encore appelé souper dans 19 monographies sur 29, et dîner dans deux seulement. Mais l’embarras croissant des auteurs témoigne probablement d’un début de changement de l’usage populaire. Même lorsque le repas du soir continue à être appelé souper, il leur arrive d’appeler le déjeuner de la grille ancienne « premier repas » ou de le désigner par un numéro. L’expression actuelle de « petit déjeuner » apparaît à la fin du siècle, dans quatre monographies réalisées de 1890 à 1894. Dans les deux séries de monographies, c’est seulement chez des Parisiens et, à l’exception d’une famille de maraîchers de la région parisienne, étudiée en 1885, chez des ouvriers que la grille nouvelle est en usage ; c’est le cas, dès 1858, d’un porteur d’eau, émigré de la seconde génération, fils d’un petit cultivateur « indigent » venu d’Auvergne, de trois serruriers (étudiés respectivement en 1878, 1888 et 1897) et d’un charpentier (1889-1890). A l’opposé le type archaïque (dîner matinal, « midi » ou « collation », souper du soir) s’observe chez les paysans « en communauté » du Lavedan (1856) ou du Confolentais (1888). »
Il faut ajouter à cela que les trois repas quotidiens sont aujourd’hui l’apanage des Français :
« En 1998, les individus consacrent dans leur carnet journalier un peu plus de deux heures en moyenne à l'alimentation. Mais les prises alimentaires ne se répartissent pas sur la journée de manière homogène : elles se concentrent au contraire sur certaines plages horaires. Cette synchronisation des pratiques alimentaires des Français est une caractéristique qui apparaissait dès le programme d'étude des budgets-temps de 1965. La concentration des repas des Français tranchait avec celle des autres pays européens. Dans les autres pays, les repas se répartissent généralement de façon plus diffuse sur l'ensemble de la journée (Szalai, 1972). Cette particularité se retrouve dans les enquêtes Emplois du temps les plus récentes, pour lesquelles, si on considère sur chaque plage horaire de dix minutes la proportion d'individus qui déclarent manger (figure 1), on peut distinguer trois pics qui correspondent aux trois repas du « modèle » alimentaire français. »
(Source : Thibaut de Saint Pol, « Quand est-ce qu'on mange ? », Terrains & travaux , 2005, lisible en bibliothèque sur cairn.info)
Notons également qu’aux yeux de bien des peuples cette régularité alimentaire peut passer pour de la psychorigidité :
« Ce qui caractérise le discours des Américains que nous avons interrogés, et en particulier leur vision du comportement alimentaire, c’est qu’ils se veulent libres et responsables. De leur exigence de liberté, il découle qu’ils conçoivent mal la ritualisation des repas telle que l’entendent les Français, pour qui manger sans règles est barbare et confine à l’animalité, alors que, pour eux, l’excès de règles est contraire à la liberté constitutive de la société démocratique. »
(Source : Manger, mode d'emploi ? [Livre] : entretiens avec Monique Nemer / Claude Fischler)
Claude Fischer s’amuse d’ailleurs à citer deux regards contradictoires, l’un de l’écrivain Paul Morand, diplomate à New York dans les années 1930, pour qui le peu d’égard des Américains vis-à-vis du rituel du repas fait dire qu’ils se nourrissent « comme à l’étable », l’autre du sociologue américain Daniel Lerner, à qui, en 1956, « manger tous les jours précisément à la même heure ferait plutôt penser au zoo »… on est toujours la bête de quelqu’un !
En-dehors d’étrangers perplexes, les sources n’indiquent pas que la norme ait déchaîné des critiques : au contraire, par sa régularité et son uniformité, par l’importance de la commensalité, dont l’ouvrage de Claude Fischler cité plus haut rappelle l’origine monacale, elle semble s’être imposée sans trop de débat – sans doute d’après nos sources, parce qu’elle était structurante : c’est ainsi les écarts à cette norme, le « grignotage » ou la gourmandise qui sont stigmatisées.
Quelques lectures historiques et gourmandes pour accompagner le tout :
- Histoire de l'alimentation / [Livre] / sous la dir. de Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari ; [trad. de l'allemand, de l'anglais, de l'espagnol et de l'italien]
- La nourriture des Français [Livre] : de la maîtrise du feu aux années 2030 / Pierre Feillet ; préface d' Axel Kahn
- La mondialisation à table [Livre] / Jean Vitaux
- Boire et manger [Livre] : traditions et symboles / Silvia Malaguzzi ; traduit de l'italien par Dominique Férault
- La table des Français [Livre] : une histoire culturelle : XVe-début XIXe siècle / Florent Quellier
- Nourritures canailles [Livre] / Madeleine Ferrières
Bonne dégustation.
La règle des trois repas par jour, bien que n’ayant aucun fondement biologique, est une coutume quasi sacrée en France. C’est pourtant seulement
« Un paysan du Moyen-âge commençait par une bière, du pain le matin, puis emportait de la nourriture aux champs pour un repas conséquent qu’il prenait entre 2 et 6 heures ou même plus tard, selon son travail, la saison et multitude de facteurs», affirme le professeur d’histoire Paul Freedman, qui enseigne à l’Université de Yale aux Etats-Unis.
Dans son ouvrage, Food: The History of Taste (La nourriture: l’histoire du goût), il évoque comment le monde occidental est parvenu à instituer cette règle intangible des 3 collations par jour, alors qu’elle « ne repose sur aucun argument biologique ». En fait, ce serait le besoin de se rassurer avec des rituels routiniers qui écartent l’incertitude, qui aurait conduit à adopter cette discipline. »
(Source : express.live)
Voyez également l’article de Jean-Louis Flandrin, « Les heures des repas en France avant le XIXe siècle » (in Le temps de manger [Livre] : alimentation, emploi du temps et rythmes sociaux : [Colloque, Paris, octobre 1989], consultable sur openedition.org) :
« Le « modèle traditionnel » auquel on se réfère dans les études sociologiques actuelles est un modèle à trois repas : celui du matin, celui du milieu de journée, et celui du soir. Or les textes antérieurs au XIXe siècle nous parlent tantôt de quatre repas quotidiens, tantôt de deux, voire même d’un seul vrai repas, mais rarement de trois. Jean Muret, dans son traité des festins, part d’un modèle à quatre repas, qu’il présente d’abord comme universel ; ensuite il convient qu’il ne vaut que pour « les personnes d’un grand travail ou d’une grande débauche », ainsi que les enfants, et parfois les vieillards. Les autres, c’est-à-dire les adultes des milieux aisés, n’auraient fait que deux « véritables repas », dont un seul aurait été copieux. En 1755, c’est au contraire cette pratique des milieux aisés que Bruhier donne d’abord pour universelle, ne parlant qu’ensuite des quatre repas des enfants et des vieillards, et négligeant les habitudes des travailleurs manuels. Mais auparavant, décrivant les mœurs des Grecs de l’Antiquité, il partait comme Jean Muret de quatre repas pour finir avec le repas unique des gens sobres.
Les normes que se sont donné les élites sociales, dans la France médiévale et moderne comme dans la Grèce ancienne, semblent donc avoir été assez éloignées des pratiques majoritaires. Mais ces dernières manifestaient leur existence au niveau du langage commun aux différentes classes, et ne pouvaient donc être facilement négligées : en français comme en latin et en grec, il existait des mots pour désigner le déjeuner et le goûter, aussi bien que le dîner et le souper, de sorte que ces repas ne pouvaient être passés sous silence, même si les classes dominantes les méprisaient. »
Dans le même ouvrage, François Sigaut remarque :
« Pour en revenir aux repas paysans, il semble évident qu’il y a des rapports directs entre les ressources locales, d’une part, les conditions du travail, de l’autre, et, de troisième part, les habitudes, les goûts et les rythmes en matière d’alimentation. D’où, entre autres, l’importance des saisons. Au début du XIXe siècle, semble-t-il, on faisait ordinairement trois repas en hiver et quatre en été, auxquels il faudrait probablement ajouter une ou deux prises alimentaires supplémentaires au moment des jours les plus longs et des plus gros travaux comme la fenaison et la moisson. Là encore, je n’ai pas de dépouillements systématiques à présenter, seulement quelques exemples comme celui de l’Indre en 1804 (Dalphonse An XII : 130). Les trois repas d’hiver étaient le dîner à huit heures, le goûter à une heure et le souper à cinq. En été, on déjeunait à six heures, on dînait à onze, on goûtait à quatre et on soupait à huit heures. Mais il est clair que cela n’est qu’un schéma, qui devait varier d’une région à l’autre, suivant qu’il s’agissait de travailleurs permanents ou non (quid, en particulier, des migrants ?), suivant qu’ils étaient nourris ou non, suivant la nature même du travail, etc. Il est probable, par exemple, que là où le battage des grains avait lieu immédiatement après la moisson et comme partie intégrante de celle-ci, c’est-à-dire dans l’ouest et le midi de la France, les habitudes alimentaires étaient différentes de celles du reste du pays dans lequel les battages se prolongeaient pendant tout l’hiver et le printemps suivant.
Que, chez les paysans, la structure des habitudes alimentaires ait les rapports les plus étroits avec celle des activités de travail, l’hypothèse est fort banale, en apparence du moins. Et elle serait probablement corroborée par ce qu’on peut savoir, aux mêmes époques, des habitudes des ouvriers et des artisans dans les villes. Mais cette hypothèse devient un peu moins banale, peut-être, si nous nous interrogeons sur la chronologie de ce modèle « professionnel » en quelque sorte, c’est-à-dire dans lequel chaque état (au sens qu’avait ce terme avant le XIXe siècle) avait ses usages propres en matière de repas. Car ce modèle a-t-il existé de tous temps et dans tous les pays ? Évidemment non puisqu’il implique une société où chacun vit selon son état, une société faite d’une pluralité organisée d’états. En Occident même, nous ne savons pas quand ce modèle professionnel est apparu, pas avant le XIIIe siècle sans doute. Mais nous savons quand il a disparu :
[…]
[Que] signifie la norme des trois repas ? Fait-elle partie du modèle de la vie de famille heureuse et conviviale, tel que le véhicule par exemple la publicité ? Quelle différence y a-t-il à cet égard entre la France et des pays où, comme aux États-Unis paraît-il, chacun peut manger à l’heure qui lui convient (Carroll 1987 : 40) ? Et comment la norme des trois repas familiaux se combine-t-elle avec l’idée selon laquelle « aujourd’hui les femmes travaillent » (à l’extérieur) ? Pourquoi, finalement, notre société ressent-elle le besoin d’une norme en ces matières, ce qui n’était pas le cas il y a un siècle ou deux ? »
A ces questions s’ajoutent celle de la définition du repas : dans les paragraphes qui suivent, l’auteur fait remarquer que de nombreux témoignages des us alimentaires de la renaissance et de l’âge classique ne considèrent pas comme tel la prise d’un morceau de pain accompagné d’un « doigt » de vin ou d’eau de vie, ou un bol de bouillon, comme un repas. Pourtant ces collations légères, le matin ou à l’heure du goûter, étaient généralisées alors dans le royaume de France, et pas seulement chez les travailleurs manuels.
Toujours dans le même livre, Anne Martin-Fugier formule l’hypothèse d’une adaptation par la petite bourgeoisie parisienne des horaires du « grand monde » (décalés du fait du mode de vie noctambule de celui-ci) à ses contraintes domestiques et professionnels – mouvement normatif qui au cours du XIXe siècle se serait lentement diffusé à toutes les classes sociales et à tout le territoire ; ce que tendrait à corroborer Claude Grignon dans l’article « La règle, la mode et le travail : la genèse sociale du modèle des repas français contemporain » :
« Tant qu’on le considère dans son ensemble, et tel qu’il se présente dans les enquêtes et dans les témoignages, c’est-à-dire pour l’extérieur, l’usage populaire semble évoluer au XIXe siècle conformément au schème de la diffusion à sens unique des modèles dominants, du haut vers le bas de l’échelle sociale : les classes populaires, dans leur ensemble, restent (ou paraissent rester) fidèles, jusque vers la fin du siècle, à la grille des repas ancienne que les classes dirigeantes et la bourgeoisie parisienne ont abandonnée (l’ancienne norme dominante, popularisée, faisant alors figure, pour le point de vue dominant, de tradition populaire), et c’est seulement vers 1880 que la nouvelle grille commence à se diffuser dans les couches qui sont le plus en contact avec le mode de vie dominant, comme les ouvriers parisiens. De fait, lorsqu’il s’agit de désigner les repas des paysans, des artisans ou des ouvriers, les informateurs indigènes et les « explorateurs sociaux » s’accordent en général pour parler du déjeuner du matin, du dîner de la mi-journée et du souper du soir. Ainsi A. Perdiguier écrit, en 1852, qu’il faisait à Marseille, en 1824, « trois repas par jour : à neuf heures du matin, à deux heures de l’après-midi, et le soir après la journée : déjeuner, dîner, souper. Dans les autres villes, je ne devais rien trouver de différent à cet égard » (Perdiguier 1964 : 87). Sur les 30 monographies de familles ouvrières et paysannes que Le Play et ses disciples réalisent de 1856 à 1881, 22 mentionnent cette grille ; la nouvelle grille (“ premier déjeuner ” ou “ premier repas ” du matin, déjeuner à la mi-journée, dîner le soir, après la journée de travail) n’apparaît que dans trois cas. Elle n’est guère plus fréquente dans la seconde série, pourtant plus tardive, des Ouvriers des deux mondes... : le repas du soir est encore appelé souper dans 19 monographies sur 29, et dîner dans deux seulement. Mais l’embarras croissant des auteurs témoigne probablement d’un début de changement de l’usage populaire. Même lorsque le repas du soir continue à être appelé souper, il leur arrive d’appeler le déjeuner de la grille ancienne « premier repas » ou de le désigner par un numéro. L’expression actuelle de « petit déjeuner » apparaît à la fin du siècle, dans quatre monographies réalisées de 1890 à 1894. Dans les deux séries de monographies, c’est seulement chez des Parisiens et, à l’exception d’une famille de maraîchers de la région parisienne, étudiée en 1885, chez des ouvriers que la grille nouvelle est en usage ; c’est le cas, dès 1858, d’un porteur d’eau, émigré de la seconde génération, fils d’un petit cultivateur « indigent » venu d’Auvergne, de trois serruriers (étudiés respectivement en 1878, 1888 et 1897) et d’un charpentier (1889-1890). A l’opposé le type archaïque (dîner matinal, « midi » ou « collation », souper du soir) s’observe chez les paysans « en communauté » du Lavedan (1856) ou du Confolentais (1888). »
Il faut ajouter à cela que les trois repas quotidiens sont aujourd’hui l’apanage des Français :
« En 1998, les individus consacrent dans leur carnet journalier un peu plus de deux heures en moyenne à l'alimentation. Mais les prises alimentaires ne se répartissent pas sur la journée de manière homogène : elles se concentrent au contraire sur certaines plages horaires. Cette synchronisation des pratiques alimentaires des Français est une caractéristique qui apparaissait dès le programme d'étude des budgets-temps de 1965. La concentration des repas des Français tranchait avec celle des autres pays européens. Dans les autres pays, les repas se répartissent généralement de façon plus diffuse sur l'ensemble de la journée (Szalai, 1972). Cette particularité se retrouve dans les enquêtes Emplois du temps les plus récentes, pour lesquelles, si on considère sur chaque plage horaire de dix minutes la proportion d'individus qui déclarent manger (figure 1), on peut distinguer trois pics qui correspondent aux trois repas du « modèle » alimentaire français. »
(Source : Thibaut de Saint Pol, « Quand est-ce qu'on mange ? », Terrains & travaux , 2005, lisible en bibliothèque sur cairn.info)
Notons également qu’aux yeux de bien des peuples cette régularité alimentaire peut passer pour de la psychorigidité :
« Ce qui caractérise le discours des Américains que nous avons interrogés, et en particulier leur vision du comportement alimentaire, c’est qu’ils se veulent libres et responsables. De leur exigence de liberté, il découle qu’ils conçoivent mal la ritualisation des repas telle que l’entendent les Français, pour qui manger sans règles est barbare et confine à l’animalité, alors que, pour eux, l’excès de règles est contraire à la liberté constitutive de la société démocratique. »
(Source : Manger, mode d'emploi ? [Livre] : entretiens avec Monique Nemer / Claude Fischler)
Claude Fischer s’amuse d’ailleurs à citer deux regards contradictoires, l’un de l’écrivain Paul Morand, diplomate à New York dans les années 1930, pour qui le peu d’égard des Américains vis-à-vis du rituel du repas fait dire qu’ils se nourrissent « comme à l’étable », l’autre du sociologue américain Daniel Lerner, à qui, en 1956, « manger tous les jours précisément à la même heure ferait plutôt penser au zoo »… on est toujours la bête de quelqu’un !
En-dehors d’étrangers perplexes, les sources n’indiquent pas que la norme ait déchaîné des critiques : au contraire, par sa régularité et son uniformité, par l’importance de la commensalité, dont l’ouvrage de Claude Fischler cité plus haut rappelle l’origine monacale, elle semble s’être imposée sans trop de débat – sans doute d’après nos sources, parce qu’elle était structurante : c’est ainsi les écarts à cette norme, le « grignotage » ou la gourmandise qui sont stigmatisées.
- Histoire de l'alimentation / [Livre] / sous la dir. de Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari ; [trad. de l'allemand, de l'anglais, de l'espagnol et de l'italien]
- La nourriture des Français [Livre] : de la maîtrise du feu aux années 2030 / Pierre Feillet ; préface d' Axel Kahn
- La mondialisation à table [Livre] / Jean Vitaux
- Boire et manger [Livre] : traditions et symboles / Silvia Malaguzzi ; traduit de l'italien par Dominique Férault
- La table des Français [Livre] : une histoire culturelle : XVe-début XIXe siècle / Florent Quellier
- Nourritures canailles [Livre] / Madeleine Ferrières
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