Question d'origine :
Bonjour,
je construis un atelier sur l'Encyclopédie Diderot, avec une partie concernant les philosophes au siècle des Lumières (avant la période révolutionnaire) pour des classes de terminale.
Je voudrais mettre en avant une femme philosophe.
Il y a bien sûr Emilie du Châtelet mais qui est plus connue pour avoir vécu avec Voltaire et pour sa traduction de Newton ...
Il y a les salonnières : Mme Goeffrin, Mme d'Epinay, Mme de Tencin qui ont côtoyé de nombreux philosophes ...
Emilie d'Epinay serait-elle la plus représentative avec sa "philosophie éducative" ?
Quel serait le meilleur choix ?
Un tout grand merci d'avance !
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 17/06/2020 à 15h59
Bonjour,
Comme le constate Florence Lotterie dans Le genre des Lumières : femme et philosophe au XVIIIe siècle :
« L’éducation féminine […], pas davantage que la structure des institutions savantes et le mode de constitution du champ littéraire, ne permettent, au XVIIIe siècle, d’imaginer qu’une femme puisse concourir à égalité avec les hommes dans ces hautes sphères du savoir. […] Cette pénurie éducative s’accompagne toutefois d’une présence féminine accrues dans les cercles de la sociabilité savante, et singulièrement de celui qui, en construisant les cadres et les valeurs de la culture émancipatrice des Lumières, se désigne volontiers comme « philosophe » : le salon, dans lequel il serait possible de percevoir, selon Michèle Le Doeuff, « la relative offensive des femmes en direction du philosophique ».
D’où la difficulté à trouver une figure de femme emblématique, d’autant qu’elles ont aussi plus de mal à passer à la postérité … Aujourd’hui, des corpus inédits sont redécouverts :
« Après Emilie du Chatelet ; Louise d’Epinay, dont la contribution à la Correspondance Littéraire a été réévaluée dans l’entreprise dirigée par Ulla Kölving, depuis 2006 ; vient le tour de Geneviève Thiroux d’Arconville, Octavie Belot, ou Charlotte de Benouville, rééditées tout récemment, voire de Mme Dupin, dont Rousseau fut le secrétaire, devenue objet d’une thèse. »
Les femmes et la philosophie des Lumières : modes et formes de collaboration et de participation, colloque.
Reste qu’en effet, ce sont les noms d’Emilie du Châtelet et de Louise d’Epinay qui reviennent le plus souvent pour la période qui vous intéresse. Elles « assument de vivre, de penser et d’écrire dans la compagnie des hommes » et Voltaire les considérait d’ailleurs comme des « honnêtes hommes » … (voir Lotterie, opus cité, p. 109 à 113).
Elles s’intéressent de surcroit à deux grands thèmes des Lumières que sont les sciences et l’éducation. Et elles représentent pour Elisabeth Badinter « l’ambition féminine au XVIIIe » (Mme du Châtelet, Mme d'Epinay : ou L'ambition féminine au XVIIIe siècle), ambition personnelle pour l’une, ambition maternelle pour l’autre (4e de couv.).
Pour choisir, voici quelques documents, qui nous l’espérons, pourront vous aider.
- Mme du Châtelet :
« On admire beaucoup les dames cultivées qui tenaient ces salons où naissait la liberté de penser, madame du Deffand, madame Geoffrin, Julie de Lespinasse, madame de Tencin, qui traitaient chez elles Diderot, Rousseau, Voltaire, Grimm ou D’Alembert, dans autant de cénacles des Lumières. Mais c’étaient de brillantes hôtesses, gagnant leur notoriété par celle de leurs convives.Emilie du Châtelet se fait elle-même, inventant le modèle de la femme de premier rang, qui compte autant que les hommes, dans la pensée comme dans la vie . »
Emilie du Châtelet, la science intruse, Libération, juillet 2019
« Une vraie femme témoin de son temps, active et curieuse, une vraie femme des Lumières,la seule peut-être qui incarne, en France, le cœur, l’œil et l’esprit de son siècle. » […], dont l’ambition dépasse la simple traduction et transmission.
Dans les Institutions physiques, «Elle pense pouvoir écrire une synthèse entre les systèmes de Descartes, Leibniz et Newton en se plaçant au-dessus des querelles . »
Madame Du Châtelet. La femme des Lumières, exposition BNF
Voir aussi :
-Didier, B. (1988). Les femmes et la diffusion des Lumières. Man and Nature /L'homme et la nature, 7, 23–52, en ligne, surtout à partir de la page 34 pour Emilie du Châtelet.
-L’esprit Voltaire (3/4) : la philosophie a- t-elle un sexe ?, Les chemins de la philosophie, France Culture
- Émilie Du Châtelet, un passeur scientifique au XVIIIe siècle. D’Euclide à Leibniz, Mireille Touzery
Ouvrages d’Emilie du Châtelet à la Bml
Laissons le mot de la fin à Voltaire :
« Je viens de relire des matériaux immenses de métaphysique que Mme du Châtelet avait assemblé avec une patience et une sagacité qui m’effraie. Comment pouvait-elle pleurer avec cela à nos tragédies ?C’était le génie de Leibniz avec de la sensibilité. » (lettre, 1749, Lotterie, opus cité, p. 110).
- Louise d’Epinay :
« Comme l’a souligné Jean Ehrard, « l’Education » est une véritable « divinité de l’époque » des Lumières. Au XVIIIe, la pédagogie n’est pas seulement l’objet de la réflexion des philosophes ( Locke, Rousseau, Diderot, Helvétius, etc.), ou d’auteurs qui se spécialisent dans les questions éducatives (Mme Leprince de Beaumont, Mme de Genlis, etc.), elle devient une préoccupation sociale majeure comme en témoignent les très nombreux projets de réorganisation concrète des études. »
L’esprit des Lumières, Christophe Martin
Les conversations d’Emilie de Madame d’Epinay s’inscrivent donc parfaitement dans l’air du temps, par leur thème, mais aussi par leur forme.
« Pour les auteures, enfin, le choix de la « Conversation », sous toutes ses dénominations, permet de respecter les partitions traditionnelles dans le champ intellectuel et éditorial. Aux hommes les ouvrages théoriques, les essais, aux femmes la fiction ou l’ouvrage utile – directement lié à leur fonction naturelle : l’éducation. [...]
De fait, les Conversations de Mme d’Épinay, après celles de Mme de Maintenon, justifient et reflètent très largement leur pratique. À cela sans doute une explication :le dialogue renvoie bien chez elle au modèle éthique et philosophique qu’il est pour les Lumières ; amie et collaboratrice de Diderot et Galiani, elle partage ce modèle. Derrière le dilettantisme affiché de la conversation, se trouve une méthode pédagogique et une démarche de nature philosophique. »
La conversation, une pédagogie pour les femmes ?, Laurence Vanoflen, in Femmes éducatrices au siècle des Lumières, avec un paragraphe sur l’Auto-représentation de la conversation : le cas Épinay.
De nombreux commentateurs s’accordent en outre à penser que sa participation à la Correspondance littéraire, sa correspondance avec Galiani, ses confessions posthumes répondant à celles de Rousseau, lui confèrent une place importante dans l’histoire des idées.
Voir par exemple :
-Audaces et inhibitions d'une romancière au XVIIIe siècle : le cas de madame d'Epinay,
Cécile Cavillac, Dans Revue d'histoire littéraire de la France 2004/4 (Vol.104).
-L'Oeuvre de Mme d'Epinay écrivain-philosophe des Lumières, colloque, Nice, appel à contribution et Actes
« Si Les Conversations d’Émilie ont été bien accueillies par le public, rééditées à neuf reprises jusqu’en 1822 et traduites en plusieurs langues dès leur parution, ce ne sont pas elles qui ont assuré une place à Louise d’Épinay dans l’histoire de la littérature, mais plutôt son amitié et sa rupture avec Rousseau. C’est dans cette optique que l’Histoire de Mme de Montbrillant a été lue dès le XIXe siècle. [...] Le travail éditorial entrepris à la fin des années 1970 sur la «Correspondance littéraire» a mis au jour l’importance de la collaboration de Louise d’Épinay à ce périodique. Depuis les années 1980, ce sont surtout ses idées sur l’éducation et les femmes, généralement opposées à celles de Rousseau, qui ont attiré l’intérêt des chercheurs. On s’attache désormais à rendre son originalité à l’Histoire de Mme de Montbrillant, une oeuvre longtemps réduite à sa seule dimension autobiographique ou polémique.La reconnaissance de la valeur littéraire des écrits de Louise d’Épinay et l’attention portée à ses idées pédagogiques et philosophiques lui confèrent aujourd’hui pleinement le statut de représentante des Lumières .
Louise-Florence-Pétronille Tardieu d'Esclavelles, Dictionnaire des femmes de l’ancienne France, Société Internationale pour l'Etude des Femmes de l'Ancien Régime
Ouvrages Louise d’Epinay à la Bml
Voir aussi :
Le monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Antoine Lilti
Dictionnaire des femmes des Lumières / sous la direction d'Huguette Krief et Valérie André
Les femmes dans la France moderne : XVIe-XVIIIe siècle, Dominique Godineau
Pour conclure, si Mme du Châtelet paraît plus brillante et mieux née (parce que mieux née ?), Mme d’Epinay peut être plus représentative de la position ambiguë de la femme dans le monde intellectuel au siècle des Lumières. Mais elles semblent toutes deux pouvoir prétendre à être mises en avant …
Bonnes lectures !
Comme le constate Florence Lotterie dans Le genre des Lumières : femme et philosophe au XVIIIe siècle :
« L’éducation féminine […], pas davantage que la structure des institutions savantes et le mode de constitution du champ littéraire, ne permettent, au XVIIIe siècle, d’imaginer qu’une femme puisse concourir à égalité avec les hommes dans ces hautes sphères du savoir. […] Cette pénurie éducative s’accompagne toutefois d’une présence féminine accrues dans les cercles de la sociabilité savante, et singulièrement de celui qui, en construisant les cadres et les valeurs de la culture émancipatrice des Lumières, se désigne volontiers comme « philosophe » : le salon, dans lequel il serait possible de percevoir, selon Michèle Le Doeuff, « la relative offensive des femmes en direction du philosophique ».
D’où la difficulté à trouver une figure de femme emblématique, d’autant qu’elles ont aussi plus de mal à passer à la postérité … Aujourd’hui, des corpus inédits sont redécouverts :
« Après Emilie du Chatelet ; Louise d’Epinay, dont la contribution à la Correspondance Littéraire a été réévaluée dans l’entreprise dirigée par Ulla Kölving, depuis 2006 ; vient le tour de Geneviève Thiroux d’Arconville, Octavie Belot, ou Charlotte de Benouville, rééditées tout récemment, voire de Mme Dupin, dont Rousseau fut le secrétaire, devenue objet d’une thèse. »
Les femmes et la philosophie des Lumières : modes et formes de collaboration et de participation, colloque.
Reste qu’en effet, ce sont les noms d’Emilie du Châtelet et de Louise d’Epinay qui reviennent le plus souvent pour la période qui vous intéresse. Elles « assument de vivre, de penser et d’écrire dans la compagnie des hommes » et Voltaire les considérait d’ailleurs comme des « honnêtes hommes » … (voir Lotterie, opus cité, p. 109 à 113).
Elles s’intéressent de surcroit à deux grands thèmes des Lumières que sont les sciences et l’éducation. Et elles représentent pour Elisabeth Badinter « l’ambition féminine au XVIIIe » (Mme du Châtelet, Mme d'Epinay : ou L'ambition féminine au XVIIIe siècle), ambition personnelle pour l’une, ambition maternelle pour l’autre (4e de couv.).
Pour choisir, voici quelques documents, qui nous l’espérons, pourront vous aider.
- Mme du Châtelet :
« On admire beaucoup les dames cultivées qui tenaient ces salons où naissait la liberté de penser, madame du Deffand, madame Geoffrin, Julie de Lespinasse, madame de Tencin, qui traitaient chez elles Diderot, Rousseau, Voltaire, Grimm ou D’Alembert, dans autant de cénacles des Lumières. Mais c’étaient de brillantes hôtesses, gagnant leur notoriété par celle de leurs convives.
Emilie du Châtelet, la science intruse, Libération, juillet 2019
« Une vraie femme témoin de son temps, active et curieuse, une vraie femme des Lumières,
Dans les Institutions physiques, «
Madame Du Châtelet. La femme des Lumières, exposition BNF
Voir aussi :
-Didier, B. (1988). Les femmes et la diffusion des Lumières. Man and Nature /L'homme et la nature, 7, 23–52, en ligne, surtout à partir de la page 34 pour Emilie du Châtelet.
-L’esprit Voltaire (3/4) : la philosophie a- t-elle un sexe ?, Les chemins de la philosophie, France Culture
- Émilie Du Châtelet, un passeur scientifique au XVIIIe siècle. D’Euclide à Leibniz, Mireille Touzery
Ouvrages d’Emilie du Châtelet à la Bml
Laissons le mot de la fin à Voltaire :
« Je viens de relire des matériaux immenses de métaphysique que Mme du Châtelet avait assemblé avec une patience et une sagacité qui m’effraie. Comment pouvait-elle pleurer avec cela à nos tragédies ?
- Louise d’Epinay :
« Comme l’a souligné Jean Ehrard, « l’Education » est une véritable « divinité de l’époque » des Lumières. Au XVIIIe, la pédagogie n’est pas seulement l’objet de la réflexion des philosophes ( Locke, Rousseau, Diderot, Helvétius, etc.), ou d’auteurs qui se spécialisent dans les questions éducatives (Mme Leprince de Beaumont, Mme de Genlis, etc.), elle devient une préoccupation sociale majeure comme en témoignent les très nombreux projets de réorganisation concrète des études. »
L’esprit des Lumières, Christophe Martin
Les conversations d’Emilie de Madame d’Epinay s’inscrivent donc parfaitement dans l’air du temps, par leur thème, mais aussi par leur forme.
« Pour les auteures, enfin, le choix de la « Conversation », sous toutes ses dénominations, permet de respecter les partitions traditionnelles dans le champ intellectuel et éditorial. Aux hommes les ouvrages théoriques, les essais, aux femmes la fiction ou l’ouvrage utile – directement lié à leur fonction naturelle : l’éducation. [...]
De fait, les Conversations de Mme d’Épinay, après celles de Mme de Maintenon, justifient et reflètent très largement leur pratique. À cela sans doute une explication :
La conversation, une pédagogie pour les femmes ?, Laurence Vanoflen, in Femmes éducatrices au siècle des Lumières, avec un paragraphe sur l’Auto-représentation de la conversation : le cas Épinay.
De nombreux commentateurs s’accordent en outre à penser que sa participation à la Correspondance littéraire, sa correspondance avec Galiani, ses confessions posthumes répondant à celles de Rousseau, lui confèrent une place importante dans l’histoire des idées.
Voir par exemple :
-Audaces et inhibitions d'une romancière au XVIIIe siècle : le cas de madame d'Epinay,
Cécile Cavillac, Dans Revue d'histoire littéraire de la France 2004/4 (Vol.104).
-L'Oeuvre de Mme d'Epinay écrivain-philosophe des Lumières, colloque, Nice, appel à contribution et Actes
« Si Les Conversations d’Émilie ont été bien accueillies par le public, rééditées à neuf reprises jusqu’en 1822 et traduites en plusieurs langues dès leur parution, ce ne sont pas elles qui ont assuré une place à Louise d’Épinay dans l’histoire de la littérature, mais plutôt son amitié et sa rupture avec Rousseau. C’est dans cette optique que l’Histoire de Mme de Montbrillant a été lue dès le XIXe siècle. [...] Le travail éditorial entrepris à la fin des années 1970 sur la «Correspondance littéraire» a mis au jour l’importance de la collaboration de Louise d’Épinay à ce périodique. Depuis les années 1980, ce sont surtout ses idées sur l’éducation et les femmes, généralement opposées à celles de Rousseau, qui ont attiré l’intérêt des chercheurs. On s’attache désormais à rendre son originalité à l’Histoire de Mme de Montbrillant, une oeuvre longtemps réduite à sa seule dimension autobiographique ou polémique.
Louise-Florence-Pétronille Tardieu d'Esclavelles, Dictionnaire des femmes de l’ancienne France, Société Internationale pour l'Etude des Femmes de l'Ancien Régime
Ouvrages Louise d’Epinay à la Bml
Voir aussi :
Le monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Antoine Lilti
Dictionnaire des femmes des Lumières / sous la direction d'Huguette Krief et Valérie André
Les femmes dans la France moderne : XVIe-XVIIIe siècle, Dominique Godineau
Pour conclure, si Mme du Châtelet paraît plus brillante et mieux née (parce que mieux née ?), Mme d’Epinay peut être plus représentative de la position ambiguë de la femme dans le monde intellectuel au siècle des Lumières. Mais elles semblent toutes deux pouvoir prétendre à être mises en avant …
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