Question d'origine :
Bonjour.
Dans son Discours sur le colonialisme (première édition aux Éditions Réclame, 1950), Aimé Césaire cite ces phrases de Jules Romains : "Je n'accepte la discussion qu'avec des gens qui consentent à faire l'hypothèse suivante [...] La race noire n’a encore donné, ne donnera jamais un Einstein, un Stravinsky, un Gershwin."
Ce que je cherche, c'est où, dans quel texte, dans quel article, dans quel livre, voire dans quelle allocution, Jules Romains a tenu ces propos, d'où Aimé Césaire les a tirés.
Je vous remercie par avance de vos lumières.
Réponse du Guichet
gds_db
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 07/07/2020 à 13h22
Bonjour,
Cette citation partiellement modifiée provient des "Lettres de Salsette" publiées dans la Revue des deux mondes, en trois parties :
- Lettres de Salsette I
- Lettres de Salsette II (indisponible sur le site de la revue mais accessible via Jstor)
- Lettres de Salsette III
C'est dans les 5e et 6e lettres des Lettres de Salsette II que l'on retrouve cette citation et cette référence à Einstein, Stravinsky et Gershwin :
Page 432 (5e lettre)
" En résumé, je ne puis parler tout à fait librement de la chose avec personne ; je ne puis pas – pour employer cette charmante locution anglaise – « aérer mes vues ». D’où mon envie de me rattraper auprès de vous.
L’épigraphe à tout mon propos sera justement : « Ils en parlent à leur aise. » Oui,je n’accepte la discussion qu’avec des gens qui consentent à faire l’hypothèse suivante :
Une France ayant, sur son sol métropolitain, dix millions de noirs (descendants d’esclaves), dont cinq à six millions dans la seule vallée de la Garonne."
[….]
Page 440 - 6e lettre
Certes, nous n’attendions pas qu’au temps de l’esclavage un noir se révélât grand physicien, ou grand compositeur, ou grand homme d’affaires (bien qu’après tout l’histoire de l’antiquité romain soit pleine d’esclaves appelés à des fonctions importantes, dans l’ordre spirituel comme dans le temporel ; et ne nous racontez point qu’ils n’y arrivaient que par de viles complaisances ou astuces).En tous cas, chez nous, depuis la fin de l’esclavage, les noirs, sans avoir eu la partie égale, pouvaient faire leurs preuves. Ils n’étaient certes pas mollement poussés vers des situations toutes faites comme un fils à papa de la Nouvelle-Angleterre. Ils ne devenaient pas, rien qu’en se laissant vivre, présidents de banque ou conseillers d’ambassade. Mais ceux d’entre eux qui eussent été, par don de naissance, grands mathématiciens, ou grands musiciens, et qui eussent apporté à réaliser leur destin la même sorte d’héroïsme que bien de nos génies à nous ont dépensé parfois pendant des vies entières, nous ne voyons absolument pas ce qui les eût empêchés de produire de grandes œuvres. Rien dans notre législation ni dans nos mœurs n’interdisaient à un Einstein noir de découvrir, fût-ce dans un modeste logement de professeur « coloré », les équations de la relativité généralisée ; rien n’interdisait à un Strawinsky ou à un Gershwin noirs, qui eût gagné sa vie le soir comme musicien de jazz, de composer dans la journée deux ou trois symphonies de grande classe, ou même une simple Rhapsodie en bleu ; et s’il avait eu des difficultés spéciales à se faire connaître sous cet aspect, ou reconnaître, soyez sûr qu’il y serait parvenu tôt ou tard, et que même un coup de snobisme eût fini par le favoriser, par amplifier sa gloire ; car vous avouerez bien que là où les noirs excellent – la danse, le chant, la musique instrumentale, divers arts de la scène, la boxe, etc. – ni la justice, ni au surplus la faveur du snobisme ne leur ont été refusées ».
C'est dans un article publié dans Le Monde daté de 1950 qu'on retrouve la citation exacte reprise par Aimé Césaire dans Discours sur le colonialisme. En voici quelques extraits :
" Venons-en à M. Jules Romains. Ce n'est pas, Dieu merci ! Un réquisitoire qu'il nous propose (2), mais l'enquête, les démarches, les jugements suspensifs et interrogatifs - " Que sais-je ?" - de l'honnête homme qui regarde vivre l'Amérique et s'efforce de la comprendre. Salsette est un universitaire français, très montaignien, dont le jugement, une fois pincée la peau, va " jusqu'à l'os ", mais avec une bonhomie toute méridionale relevée d'une pointe de canular. Comme ces Lettres sont censément de Salsette, M. Romains peut nous avertir qu'il ne saurait les prendre sans réserves à son compte. Ce qui lui permet de livrer tout un côté de sa pensée auquel il eût pu hésiter à donner une forme si précise dans la crainte trop justifiée qu'on voulût y voir toute sa pensée, qu'on s'emparât d'une seule nuance pour en faire une couleur uniforme et la lui appliquer. Car, en vérité, il existe une race supérieure : celle des hommes qui pensent, jugent et condamnent d'un seul bloc, ne balancent jamais, ne sont jamais partagés, même en parts inégales, jamais divisés contre eux-mêmes.
Salsette n'est point de ceux-là. Chaque partie, ou chaque parti, lui semble avoir non pas raison, mais des raisons. Il ne donne pas dans l'amplification américaine, dans le gigantisme américain; il n'est ni écrasé, ni révolté, ni" épaté ". A travers ses fines remarques sur les conditions du travail et la condition du travailleur on ne sent rien de la fermentation " épique " et menaçante où bouillonne la Dialectique du syndicalisme (américain) de M. David Guérin (3). Mais c'est à sa façon narquoise, quelque peu cavalière et très franche de considérer le " problème noir " que nous voudrions nous arrêter. "Je n'accepte la discussion qu'avec des gens qui consentent à faire l'hypothèse suivante : une France ayant sur son sol métropolitain dix millions de noirs, dont cinq millions ou six millions dans la vallée de la Garonne.
[...]
Pour en revenir à " l'analogie forcée " (chère à Mlle Chonez), analogie ici avec le nazisme et les juifs, outre que l'écart biologique ne se compare pas, le problème serait bouleversé " si c'était de la race noire que la race blanche eût reçu sa religion, ses livres sacrés, une bonne part de son idéal moral, et si... une foule d'individus supérieurs étaient des noirs ".Force est de constater que la race noire n'a pas encore donné un " Einstein, un Strawinsky (je laisse à M. Romains la responsabilité de cet exemple) ou un Gershwin " ; qu'elle n'a jamais pu créer une civilisation, et que les essais de nation noire largement encouragés demeurent assez décevants. Bien entendu on n'en prononcera pas pour autant des " condamnations dans l'éternel ". Bref il n'y a point dans tout cela de prise de position dogmatique, pas de déclarations, mais des constats; non point l'ambition d'embrasser le problème, moins encore de le résoudre, mais simplement de le situer dans le réel."
source : RÉQUISITOIRES ET TÉMOIGNAGES / YVES FLORENNE - Le Monde - jeudi 16 mars 1950
Bonne journée.
Cette citation partiellement modifiée provient des "Lettres de Salsette" publiées dans la Revue des deux mondes, en trois parties :
- Lettres de Salsette I
- Lettres de Salsette II (indisponible sur le site de la revue mais accessible via Jstor)
- Lettres de Salsette III
C'est dans les 5e et 6e lettres des Lettres de Salsette II que l'on retrouve cette citation et cette référence à Einstein, Stravinsky et Gershwin :
" En résumé, je ne puis parler tout à fait librement de la chose avec personne ; je ne puis pas – pour employer cette charmante locution anglaise – « aérer mes vues ». D’où mon envie de me rattraper auprès de vous.
L’épigraphe à tout mon propos sera justement : « Ils en parlent à leur aise. » Oui,
Une France ayant, sur son sol métropolitain, dix millions de noirs (descendants d’esclaves), dont cinq à six millions dans la seule vallée de la Garonne."
[….]
Page 440 - 6e lettre
Certes, nous n’attendions pas qu’au temps de l’esclavage un noir se révélât grand physicien, ou grand compositeur, ou grand homme d’affaires (bien qu’après tout l’histoire de l’antiquité romain soit pleine d’esclaves appelés à des fonctions importantes, dans l’ordre spirituel comme dans le temporel ; et ne nous racontez point qu’ils n’y arrivaient que par de viles complaisances ou astuces).
C'est dans un article publié dans Le Monde daté de 1950 qu'on retrouve la citation exacte reprise par Aimé Césaire dans Discours sur le colonialisme. En voici quelques extraits :
" Venons-en à M. Jules Romains. Ce n'est pas, Dieu merci ! Un réquisitoire qu'il nous propose (2), mais l'enquête, les démarches, les jugements suspensifs et interrogatifs - " Que sais-je ?" - de l'honnête homme qui regarde vivre l'Amérique et s'efforce de la comprendre. Salsette est un universitaire français, très montaignien, dont le jugement, une fois pincée la peau, va " jusqu'à l'os ", mais avec une bonhomie toute méridionale relevée d'une pointe de canular. Comme ces Lettres sont censément de Salsette, M. Romains peut nous avertir qu'il ne saurait les prendre sans réserves à son compte. Ce qui lui permet de livrer tout un côté de sa pensée auquel il eût pu hésiter à donner une forme si précise dans la crainte trop justifiée qu'on voulût y voir toute sa pensée, qu'on s'emparât d'une seule nuance pour en faire une couleur uniforme et la lui appliquer. Car, en vérité, il existe une race supérieure : celle des hommes qui pensent, jugent et condamnent d'un seul bloc, ne balancent jamais, ne sont jamais partagés, même en parts inégales, jamais divisés contre eux-mêmes.
Salsette n'est point de ceux-là. Chaque partie, ou chaque parti, lui semble avoir non pas raison, mais des raisons. Il ne donne pas dans l'amplification américaine, dans le gigantisme américain; il n'est ni écrasé, ni révolté, ni" épaté ". A travers ses fines remarques sur les conditions du travail et la condition du travailleur on ne sent rien de la fermentation " épique " et menaçante où bouillonne la Dialectique du syndicalisme (américain) de M. David Guérin (3). Mais c'est à sa façon narquoise, quelque peu cavalière et très franche de considérer le " problème noir " que nous voudrions nous arrêter. "
[...]
Pour en revenir à " l'analogie forcée " (chère à Mlle Chonez), analogie ici avec le nazisme et les juifs, outre que l'écart biologique ne se compare pas, le problème serait bouleversé " si c'était de la race noire que la race blanche eût reçu sa religion, ses livres sacrés, une bonne part de son idéal moral, et si... une foule d'individus supérieurs étaient des noirs ".
source : RÉQUISITOIRES ET TÉMOIGNAGES / YVES FLORENNE - Le Monde - jeudi 16 mars 1950
Bonne journée.
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