Question d'origine :
Bonjour,
J’aimerai savoir quelle est l’utilité ou sont les utilités de vivre en société ? Quelle est le but final de la société ? Est-ce la survie de l’espèce comme le ferait par exemple une ruche avec les abeilles ou une meute de loup en chassant ensemble?
Merci pour votre réponse.
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 09/06/2021 à 16h12
Moteur de la culture humaine, la société donne un cadre à l’individu. La réflexion sur l’utilité qui résulte pour l’individu de la vie en société s’articule autour des interrogations sur la nature de l’homme et sur les façons d’organiser la communauté. A l’origine de la philosophie politique, ces questions ont suscité l’intérêt de nombreux de penseurs et de savants depuis l’Antiquité.
Pour Aristote (384-322 av. J.-C.), l’homme est un «animal politique» qui se réalise dans une polis, en faisant partie d’une société régie par des lois et des coutumes. Selon ce grand philosophe grec, c’est dans le contexte social que l’homme développe son potentiel et réalise sa fin naturelle. Il s’agit de la «bonne vie», une vie de vertu qui se traduit par le souverain bien, eudaimonia, souvent assimilé au bonheur. Voici une citation emblématique qui illustre la pensée aristotélicienne en matière de la vie de l’individu dans la société :
« La cité est au nombre des réalités qui existent naturellement et (…) l’homme est par nature un animal politique. Et celui qui est sans cité, naturellement et non par suite de circonstances, est ou un être dégradé ou au-dessus de l’humanité. Il est comparable à l’homme traité ignominieusement par Homère de sans famille, sans loi, sans foyer car en même temps que naturellement apatride, il est aussi un brandon de discorde, on peut le comparer à une pièce isolée au jeu de tric trac.
Mais que l'homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l’homme seul de tous les animaux possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient aux animaux également, (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à expliquer l’utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; car c’est le caractère propre à l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité ».
Aristote, « La Politique », I, 2. Traduction de J. Tricot
Afin de déterminer les fonctions majeures de la société à l’égard de l’individu, certains philosophes du XVIIe et du XVIIIe siècle ont conçu une fiction opposée, celle de la vie de l’individu à l’état de nature. Par « état de nature », il faut entendre ce que serait l’homme « tel qu’il a dû sortir des mains de la Nature », comme le décrit Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine de l’inégalité et comprendre que cet état hors du temps, pure construction de l’esprit, serait entièrement fictif. L’état de nature est antérieur à toute évolution, positive comme négative, qu’apporte l’état civil.
Selon Jean-Jacques Rousseau, il se distinguerait par sa naturelle « bonté absolue », la simplicité de son existence aussi bien matérielle qu’intellectuelle. Cet homme à l’état de nature serait un être de sensations, « indolent » et innocent, vivant dans un état de paix qui amène les hommes à se croiser occasionnellement. Au fur et à mesure que ces contacts se multiplient, les conflits se manifestent et se multiplient. C’est ainsi que Rousseau parvient à la conclusion que l’état de guerre n’est pas le fruit de la nature, mais de la société, dans un texte écrit entre 1756 et 1758, resté inachevé, intitulé « L’Etat de guerre ou Que l’état de guerre naît de l’état social ». Le philosophe invite donc à bâtir une société de vertu qui ne résulte pas d’une hypothétique bonté naturelle, mais qui est fondée sur une reconnaissance de l’appartenance de chaque citoyen à un « grand tout ». Le lien social est indiscutable et incontournable. La société, loin d’être une fatalité dans la pensée du philosophe genevois, est nécessaire à l’homme, ne serait-ce que du fait de la faiblesse naturelle de l’homme. Notre sûreté, notre liberté et notre bonheur dépend de ce « tout » auquel nous appartenons, mais ils sont réalisables à condition que chaque individu effectue un sur lui-même. L’individu vertueux est parfaitement conscient que sa relation à autrui ne se limite pas aux échanges économiques conçus pour assouvir ses besoins matériels, « l’homme civil » de Rousseau sait que son existence se réalise à travers les relations sociales, qui rendent possibles l’amour, l’amitié, le partage des connaissances, le bonheur etc… Appartenant à un corps politique, nous devons nous obliger les uns envers les autres et avant tout envers l’intérêt général et le bien commun que le droit traduit en principes.
A condition que l’individu soit capable d’abandonner toute idée d’autosuffisance, idée que le penseur développe dans son œuvre «Du contrat social», il a tout à gagner en s’engageant dans la dimension civile de son existence qui lui apporte d’une part l’assouvissement de ses besoins et, d’autre part, l’épanouissement personnel et intellectuel.
En 1651, le philosophe anglais Thomas Hobbes présente une autre vision de la position de l’individu dans la société dans « Léviathan », titre d’inspiration biblique. Certes, le Léviathan est un monstre, mais un monstre régulateur entre l’homme et lui-même. Dans l’état de nature, « la vie de l’homme est solitaire, malheureuse, pénible, bestiale et brève », écrit-il dans son oeuvre. Il ne peut faire confiance à personne, il ne peut pas trouver de repos ni de paix, devant se battre sans cesse pour défendre sa vie. Il ne se définit que par son existence biologique et non par son esprit. C’est une survie plutôt qu’une vie, écartant la possibilité de s’élever à travers la science, l’art et la culture. Ainsi s’installe un état de guerre, engendré par la nature même de l’homme. Pour triompher de cet individualisme à l’origine du conflit, il faut instaurer une union des individus dans une volonté commune : c’est la naissance de lasociété civile.
En sortant de l’état de nature, le contractant n’est plus isolé, il devient membre d’une société qu’il construit et dont il est en même temps le sujet, c.a.d. qu’il devient citoyen. Hobbes développe une théorie de la représentation. Par la convention de l’engagement mutuel, chacun est amené à ne plus faire usage de son droit à faire ce qu’il juge bon pour garder sa vie. C’est leTiers qui agit en lieu et place de la communauté et l’unit au nom de la Res Publica , la chose publique. Elle substitue le droit civil, un droit réglé par la loi, au droit naturel. Cette mutation n’est pas seulement d’ordre politique et juridique, mais anthropologique, permettant de maîtriser la violence selon Hobbes. Alors que Jean-Jacques Rousseau prône une aliénation totale de l’individu dans la société, Thomas Hobbes prend en compte les droits naturels inaliénables qui ne peuvent être abandonnés ou transférés au Souverain .
En comparant ces deux visions du passage de l’état naturel à l’état social ou civil, nous pouvons observer un paradoxe : Hobbes, pour qui l’aliénation de l’individu dans la société n’est pas absolue, soumet le citoyen au pouvoir absolu, alors que Rousseau laisse l’homme libre, sa liberté naturelle se transposant en liberté civile.
Si vous souhaitez approfondir les questions liées à l’utilité de la vie en société, l’évolution des relations entre individu et collectivité, nous pouvons, e.a., vous conseiller :
J. Locke, Essais sur le gouvernement civil, Paris, PUF 1994, où le philosophe expose sa vision de la doctrine contractuelle de l’Etat ;
B. Baczko, Rousseau, solitude et communauté, Paris, EHESS, 1974. Une étude qui ouvre l’horizon sur la pensée de Rousseau en la matière ;
S. Freud, L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 2013 où l’auteur s’interroge sur l’évolution de notre civilisation ;
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, chapitre II, Paris, Calmann-Lévy, 1983. Une brillante analyse de la séparation entre vie privée et publique, entre nature et politique, les nécessités biologiques et la sphère des libertés politiques. On y découvre une excellente relecture de la «Politique» d’Aristote ;
Et, pour aller plus loin et aborder le point de vue des sociologues sur la communauté et l’Etat :
M. Weber, Les communautés, Paris, La Découverte, 2019. Un recueil de textes du début du XXe siècle qui font voler en éclat la conception alors dominante de la communauté ;
P. Bourdieu, Sur l’Etat : cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil, 2012. Une publication qui dévoile les illusions de la "pensée d'Etat ", vouée à entretenir la croyance en un principe de gouvernement orienté vers le bien commun.
Pour Aristote (384-322 av. J.-C.), l’homme est un «animal politique» qui se réalise dans une polis, en faisant partie d’une société régie par des lois et des coutumes. Selon ce grand philosophe grec, c’est dans le contexte social que l’homme développe son potentiel et réalise sa fin naturelle. Il s’agit de la «bonne vie», une vie de vertu qui se traduit par le souverain bien, eudaimonia, souvent assimilé au bonheur. Voici une citation emblématique qui illustre la pensée aristotélicienne en matière de la vie de l’individu dans la société :
« La cité est au nombre des réalités qui existent naturellement et (…) l’homme est par nature un animal politique. Et celui qui est sans cité, naturellement et non par suite de circonstances, est ou un être dégradé ou au-dessus de l’humanité. Il est comparable à l’homme traité ignominieusement par Homère de sans famille, sans loi, sans foyer car en même temps que naturellement apatride, il est aussi un brandon de discorde, on peut le comparer à une pièce isolée au jeu de tric trac.
Mais que l'homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l’homme seul de tous les animaux possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient aux animaux également, (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à expliquer l’utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; car c’est le caractère propre à l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité ».
Aristote, « La Politique », I, 2. Traduction de J. Tricot
Afin de déterminer les fonctions majeures de la société à l’égard de l’individu, certains philosophes du XVIIe et du XVIIIe siècle ont conçu une fiction opposée, celle de la vie de l’individu à l’état de nature. Par « état de nature », il faut entendre ce que serait l’homme « tel qu’il a dû sortir des mains de la Nature », comme le décrit Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine de l’inégalité et comprendre que cet état hors du temps, pure construction de l’esprit, serait entièrement fictif. L’état de nature est antérieur à toute évolution, positive comme négative, qu’apporte l’état civil.
Selon Jean-Jacques Rousseau, il se distinguerait par sa naturelle « bonté absolue », la simplicité de son existence aussi bien matérielle qu’intellectuelle. Cet homme à l’état de nature serait un être de sensations, « indolent » et innocent, vivant dans un état de paix qui amène les hommes à se croiser occasionnellement. Au fur et à mesure que ces contacts se multiplient, les conflits se manifestent et se multiplient. C’est ainsi que Rousseau parvient à la conclusion que l’état de guerre n’est pas le fruit de la nature, mais de la société, dans un texte écrit entre 1756 et 1758, resté inachevé, intitulé « L’Etat de guerre ou Que l’état de guerre naît de l’état social ». Le philosophe invite donc à bâtir une société de vertu qui ne résulte pas d’une hypothétique bonté naturelle, mais qui est fondée sur une reconnaissance de l’appartenance de chaque citoyen à un « grand tout ». Le lien social est indiscutable et incontournable. La société, loin d’être une fatalité dans la pensée du philosophe genevois, est nécessaire à l’homme, ne serait-ce que du fait de la faiblesse naturelle de l’homme. Notre sûreté, notre liberté et notre bonheur dépend de ce « tout » auquel nous appartenons, mais ils sont réalisables à condition que chaque individu effectue un sur lui-même. L’individu vertueux est parfaitement conscient que sa relation à autrui ne se limite pas aux échanges économiques conçus pour assouvir ses besoins matériels, « l’homme civil » de Rousseau sait que son existence se réalise à travers les relations sociales, qui rendent possibles l’amour, l’amitié, le partage des connaissances, le bonheur etc… Appartenant à un corps politique, nous devons nous obliger les uns envers les autres et avant tout envers l’intérêt général et le bien commun que le droit traduit en principes.
A condition que l’individu soit capable d’abandonner toute idée d’autosuffisance, idée que le penseur développe dans son œuvre «Du contrat social», il a tout à gagner en s’engageant dans la dimension civile de son existence qui lui apporte d’une part l’assouvissement de ses besoins et, d’autre part, l’épanouissement personnel et intellectuel.
En 1651, le philosophe anglais Thomas Hobbes présente une autre vision de la position de l’individu dans la société dans « Léviathan », titre d’inspiration biblique. Certes, le Léviathan est un monstre, mais un monstre régulateur entre l’homme et lui-même. Dans l’état de nature, « la vie de l’homme est solitaire, malheureuse, pénible, bestiale et brève », écrit-il dans son oeuvre. Il ne peut faire confiance à personne, il ne peut pas trouver de repos ni de paix, devant se battre sans cesse pour défendre sa vie. Il ne se définit que par son existence biologique et non par son esprit. C’est une survie plutôt qu’une vie, écartant la possibilité de s’élever à travers la science, l’art et la culture. Ainsi s’installe un état de guerre, engendré par la nature même de l’homme. Pour triompher de cet individualisme à l’origine du conflit, il faut instaurer une union des individus dans une volonté commune : c’est la naissance de la
En sortant de l’état de nature, le contractant n’est plus isolé, il devient membre d’une société qu’il construit et dont il est en même temps le sujet, c.a.d. qu’il devient citoyen. Hobbes développe une théorie de la représentation. Par la convention de l’engagement mutuel, chacun est amené à ne plus faire usage de son droit à faire ce qu’il juge bon pour garder sa vie. C’est le
En comparant ces deux visions du passage de l’état naturel à l’état social ou civil, nous pouvons observer un paradoxe : Hobbes, pour qui l’aliénation de l’individu dans la société n’est pas absolue, soumet le citoyen au pouvoir absolu, alors que Rousseau laisse l’homme libre, sa liberté naturelle se transposant en liberté civile.
Si vous souhaitez approfondir les questions liées à l’utilité de la vie en société, l’évolution des relations entre individu et collectivité, nous pouvons, e.a., vous conseiller :
J. Locke, Essais sur le gouvernement civil, Paris, PUF 1994, où le philosophe expose sa vision de la doctrine contractuelle de l’Etat ;
B. Baczko, Rousseau, solitude et communauté, Paris, EHESS, 1974. Une étude qui ouvre l’horizon sur la pensée de Rousseau en la matière ;
S. Freud, L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 2013 où l’auteur s’interroge sur l’évolution de notre civilisation ;
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, chapitre II, Paris, Calmann-Lévy, 1983. Une brillante analyse de la séparation entre vie privée et publique, entre nature et politique, les nécessités biologiques et la sphère des libertés politiques. On y découvre une excellente relecture de la «Politique» d’Aristote ;
Et, pour aller plus loin et aborder le point de vue des sociologues sur la communauté et l’Etat :
M. Weber, Les communautés, Paris, La Découverte, 2019. Un recueil de textes du début du XXe siècle qui font voler en éclat la conception alors dominante de la communauté ;
P. Bourdieu, Sur l’Etat : cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil, 2012. Une publication qui dévoile les illusions de la "pensée d'Etat ", vouée à entretenir la croyance en un principe de gouvernement orienté vers le bien commun.
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