Question d'origine :
On dit parfois : il/elle parle ou il/elle se comporte etc.. "comme un paysan du Danube".
Quelle origine a cette expression? et quelle connotation? un peu méprisante, non?
Réponse du Guichet
gds_db
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 19/03/2008 à 10h20
Jean-Claude Bologne dans son ouvrage intitulé Les allusions littéraires : dictionnaire commenté des expressions d'origine littéraire en fait une analyse que voici :
Pourquoi l'homme rustre entrant dans la conversation avec ses gros souliers, le péquenaud égaré dans les raffinements de la ville, nous semble-t-il venu de ces rives pourtant féeriques qui inspirèrent des flots de musique bleue à Strauss ? On serait tenté d'incriminer La Fontaine, qui popularisa dans une fable célèbre un obscur apologue de Guevara, moraliste espagnol du XVIe siècle. Le portrait du paysan du Danube est resté une référence en la matière :
[...] voici
Le personnage en raccourci.
Son menton nourrissait une barbe touffue ;
Toute sa personne velue
Représentait un ours, mais un ours mal léché :
Sous un sourcil épais il avait l'oeil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portait sayon de poil de chèvre,
Et ceinture de joncs marins.
Ne confondons cependant pas paysan du Danube et ours mal léché. Ce n'est pas pour se moquer de l'homme que La Fontaine, à la suite du confesseur de Charles Quint, le confronte au sénat romain. Ce député barbare trouva en effet des mots si percutants pour stigmatiser « l'avarice des Romains » qu'il fut reçu parmi les patriciens. C'est donc l'orateur éloquent sous des dehors frustes, celui qui ose, par des mots simples, dénoncer les scandales que l'on tait, que l'on appelait naguère « paysan du Danube ». Sainte-Beuve qualifia ainsi Franklin, et le terme était un éloge sous sa plume. Plus hardiment, Lamartine surnomma Béranger le « chansonnier du Danube » pour son courage à dénoncer les intrigues politiciennes dans un genre populaire (la chanson).
Pourquoi ce député d'une nation soumise était-il un paysan, quand on eût plutôt attendu quelque prince barbare ? C'est peut-être là que réside le véritable préjugé de La Fontaine. Au XVIIe siècle, l'aspect grossier ne pouvait convenir à un homme de haute naissance, fût-il barbare. La description de La Fontaine s'inscrit dans une longue tradition qui remonte aux romans du XIIe siècle : le vilain « vilain », le paysan hideux, portant sans doute sur lui les traces de quelques siècles d'endogamie forcée, à une époque où les nobles seuls avaient la possibilité de se marier en dehors du village. On pense notamment au portrait que trace Chrétien de Troyes dans Yvain {v. 292-311).
Je m'approchai vers le vilain,
Je vis qu'il avait grosse la tête,
Plus que, roncin ou autre bête,
Cheveux mêlés et front pelé,
De près de deux empans de large,
Oreilles moussues et grandes,
Comme celles d'un éléphant,
Les sourcils grands et le visage plat,
Yeux de chouette et nez de chat,
Bouche fendue comme loup,
Dents de sanglier aiguës et brunes,
Barbe rousse, moustache tortillée,
Et le menton collé à la poitrine,
Longue échine, tordue et bossue ;
Il était appuyé sur une massue
Et vêtu d'une robe si étrange
Qu'il n'y avait ni lin ni laine ;
Il avait, à son col attachés,
Deux cuirs récemment écorchés,
De deux taureaux ou de deux bœufs.
Chez Chrétien comme chez La Fontaine, la comparaison animale s'impose. Elle s'imposera plus encore à La Bruyère dans un texte trop connu pour être cité complètement : « L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés de soleil... » La différence, c'est que le XVIIe siècle a renoncé au platonisme médiéval. Le corps difforme n'abrite plus nécessairement une âme tortueuse. Crédule, facilement berné, mais pieux et serviable, le paysan de Molière (le Pierrot de Domjuan, le Lubin de George Dandin) est plus à plaindre qu'à blâmer, même lorsque ses bourdes compromettent l'intrigue amoureuse. Et l'éloquence sobre du paysan du Danube raille manifestement la rhétorique ampoulée dont le classicisme tend à se purger. Avec le développement d'une société urbaine mal policée et les problèmes d'hygiène publique que connaissent les XVIIe -XVIIIe siècles, le paysan trouve auprès des médecins une image plus valorisante. Plus résistant que l'homme des villes (thèse de Jacques Souhait, 1696), il appelle une autre médecine. Politiquement, il fait figure de producteur nécessaire injustement opprimé, même si les boutades de ses défenseurs ne sont pas toujours du meilleur goût. Jacques-Henri Marchand, dans "Mon radotage et celui des autres, recueilli par un Invalide retiré du monde pendant son Carnaval" (1759), propose une comparaison peu flatteuse : « Le derrière est la partie la plus utile et la moins estimée du corps humain ; le cultivateur est mal à propos regardé comme la même chose dans le corps politique ; on ne le voit pas, il sert à nos nécessités, et l'on se repose tranquillement sur lui. »
Après la Révolution, dont il fait en partie les frais, le paysan poursuit sa résurrection littéraire. Le mythe du chouan est passé par là. Débris de l'Ancien Régime, symbole de l'obscurantisme et de la superstition, il ne manque pas de grandeur — pour ne pas dire de noblesse — quand il s'incarne dans le Marche-à-Terre de Balzac (les Chouans) ou dans l'Immanis de Hugo (Quaîrevingt-Treize). Et la Légende des siècles rend un paradoxal hommage aux "noirs lions" qui suivaient JeanChouan :
Paysans, paysans, hélas, vous aviez tort,
Mais votre souvenir n'amoindrit pas la France...
Le paysan, émanation de la terre, âme de son pays, atteint avec le romantisme une grandeur épique qui ne constitue pas une réhabilitation, mais qui force le respect. Sur un autre ton, mais avec les mêmes valeurs, c'est ainsi qu'il pénétra dans fresque de Zola (le terre) : l'image, ici non plus, n'est pas tendre, mais la Terre, véritable héroïne du roman, transcende la bestialité de ces hommes esclaves de leurs instincts.
Jusqu'au XXe siècle et jusqu'à la mode des romans régionaux, le paysan aura été la victime d'un double mythe : l'idéalisation castratrice des bergeries pomponnées et la fascination pour l'abjection et pour la monstruosité extrême. Demi-dieu ou avorton du diable, mais pas homme.
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