Question d'origine :
Bonjour,
Je suis actuellement en métiers du livre et il y a une remarque que j'entends souvent et que j'ai pu vérifier : "Il y a plus de lectrices que de lecteurs". Effectivement, dans ma classe nous ne sommes que 10 garçons contre 35 filles. Or, la lecture a été longtemps considérée comme une activité intellectuelle plus adaptée à la gente masculine et il me semble qu'il y a aujourd'hui plus d'auteurs hommes que d'auteurs femmes. Alors pourquoi le nombre de lectrices est-il plus importants et pourquoi y a-t-il plus de femmes dans les métiers du livre ? Ne devrions-nous pas tendre vers un équilibre entre les deux genres ?
Réponse du Guichet
gds_db
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 18/09/2015 à 09h26
Bonjour,
Avant de répondre plus précisément à vos deux questions, nous souhaitons préciser quelques points.
La place des femmes dans l'activité littéraire a longtemps été minorée par les historiens de la littérature. C'est ce qu'explique Michèle Touret dans son article « Où sont-elles ? Que font-elles ? La place des femmes dans l’histoire littéraire. Un point de vue de vingtiémiste», Fabula-LhT, n° 7, « Y a-t-il une histoire littéraire des femmes ? », avril 2010.
La situation économique, sociale et culturelle des femmes des siècles (voire des décennies) précédent.e.s ne leur permettaient pas d'exercer cette activité dans les meilleures conditions ! C'est l'évolution de notre société qui leur a permis de s'émanciper sur ce point.
Par ailleurs, la lecture ou l'écriture est-elle vraiment une "activité intellectuelle plus adaptée à la gente masculine" ?
Pour approfondir le sujet :
- Des femmes en littérature / Martine Reid
- «Martine Reid (dir.), Les femmes dans la critique et l’histoire littéraire» / Laurent Robert, Lectures , Les comptes rendus, 2011, mis en ligne le 14 novembre 2011
- « La place des femmes dans l'histoire littéraire : annexe, ou point de départ d'une relecture critique ?.» / Planté Christine, Revue d'histoire littéraire de la France 3/2003 (Vol. 103) , p. 655-668
Notons enfin que le rapport hommes/femmes de lettres tend à s'équilibrer aujourd'hui :
le pourcentage de femmes de lettres (voire également d’étudiantes et d’universitaires) va croissant pour atteindre à l’heure actuelle 40 à 50% de gens de lettres.
source : Les femmes du XXe siècle ont-elles une Histoire littéraire ? / Audrey Lasserre - Cahiers du C.E.R.A.C.C., 2009, pp.38-54
Revenons au sujet qui vous préoccupe :
* Pourquoi le nombre de lectrices est-il plus important ?
La féminisation du lectorat est ressentie en France depuis les années 1980. Le meilleur indicateur de cette évolution est l’enquête réalisée tous les huit ans par Olivier Donnat, enquête commanditée par le ministère de la Culture et de la Communication : Les Pratiques culturelles des Français. Les femmes sont progressivement devenues plus lectrices que les hommes et, depuis une trentaine d’années, l’écart de lecture est constant entre les hommes et les femmes. La lecture de livres qui devient féminine est un phénomène que l’on retrouve également dans la majorité des pays industrialisés.
[...] C’est principalement le décrochage masculin du monde du livre qui a amené à une féminisation du lectorat, plus qu’une réelle augmentation des pratiques de lecture chez les femmes. Même si d’autres paramètres entrent en compte. [...]
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer la féminisation du lectorat. Outre un recul des pratiques de lecture chez leurs homologues masculins, les femmes ont vécu ces quarante dernières années des changements profonds dans l’organisation de la société. À ces logiques sociales, s’ajoute une prédisposition « naturelle » à la lecture pour les individus de sexe féminin.
Des changements sociaux qui concourent à une féminisation de la lecture
Le niveau de participation à la vie culturelle, et par conséquent dans les pratiques de lecture, est étroitement lié au niveau de diplôme des individus. Le fait que les femmes aient bénéficié d’importants progrès de la scolarisation est une des raisons qui les a conduites à être plus nombreuses à lire, ou à lire plus dans certaines catégories sociales. [...]
D’autre part, l’essor de la scolarisation des femmes s’est accompagné d’une généralisation de l’emploi salarié féminin. Olivier Donnat dit que cela a eu « des effets plutôt positifs sur leurs pratiques culturelles dans la mesure où cela ne s’est pas traduit, dans l’ensemble, par une réduction de leur temps libre mais a permis l’aménagement de plages horaires propices à certaines pratiques culturelles (lire dans les transports en commun, visiter une exposition à l’heure du déjeuner, etc.) : le temps libre des femmes occupant un emploi a augmenté depuis le début des années 1970 un peu plus vite que celui des hommes, à la fois parce qu’elles travaillent moins qu’eux quand elles occupent un emploi à temps plein, qu’elles sont plus nombreuses à travailler à temps partiel et, enfin, qu’elles ont été les principales bénéficiaires de la réduction du temps consacré aux tâches ménagères dont elles assurent l’essentiel de la charge. »
La nature des emplois occupés par les femmes doit également être prise en compte. Alors qu’elles n’occupent que 42 % des postes dans les professions culturelles, les femmes ont activement participé à l’essor de ces professions. Professions intellectuelles en lien direct avec les loisirs culturels. Ce sont les femmes qui occupent les fonctions de médiation au sein des équipements culturels : bibliothécaires, chargées d’accueil dans les musées et les théâtres… Le corps enseignant s’est également féminisé. Les femmes occupent la majorité des postes dans l’enseignement primaire et secondaire. Leur rapport au livre est, par cela, facilité, renforcé, professionnel, voire nécessaire. [...]
Une prédisposition socialement construite
Différents sociologues mettent en avant un caractère féminin qui serait plus enclin à la pratique de lecture. La famille, l’école, la société construisent des identités féminines compatibles avec la lecture par la reproduction de modèles sociaux inconscients. [...]
Bernard Lahire avance une autre raison pour la prédisposition des femmes à la lecture.
L’activité de lecture concerne moins des questions de rentabilité et d’argent que des problématiques de conviction et de désintéressement. Pour le sociologue : « Les hommes sont globalement plus attirés par le pouvoir économique, politique ou scientifique que par le pouvoir culturel. L’opposition entre l’art et l’argent correspond fréquemment à une opposition entre le féminin et le masculin. »
source : La féminisation du lectorat et ses conséquences dans les métiers du livre : La lecture de livres en France : comment appréhender une pratique culturelle différenciée selon le sexe ? / sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy et Julie Lux - 21 juin 2012
* Pourquoi y a-t-il plus de femmes dans les métiers du livre ?
Séverine Forlani explique dans son mémoire intitulé Femmes, pouvoir et bibliothèques : l’accès aux hautes fonctions dans les bibliothèques françaises que c'est dans l'entre-deux guerres que la profession a commencé à se féminiser. Les guides des carrières féminines insistent sur l’intérêt du métier de bibliothécaire pour les jeunes femmes : l’institution apparaît finalement comme un lieu calme où la femme, préservée des turpitudes et de l’agitation du monde, pourra sereinement s’atteler à un travail pour lequel elle s’avère parfaitement adaptée. [...]
La qualité du travail des femmes, notamment pour les emplois de bureaux, a toujours été reconnue et commentée. Outre des compétences réelles, elles présentent une attitude des plus professionnelles, qui est souvent louée. Ainsi, la femme fonctionnaire est-elle « plus assidue que l’homme », « ayant le goût du détail, elle est minutieuse », elle prend aussi son activité « plus à coeur ».
Eugène Morel devait faire un constat similaire, en 1914, dans un article où il plaidait en faveur de l’emploi des femmes dans les bibliothèques : il expliquait en effet qu’un certain nombre de tâches étaient mieux réalisées par les femmes et qu’en raison de leur absence des bibliothèques, ces mêmes travaux étaient soit mal faits, soit pas faits du tout. Eugène Morel soulignait également que les femmes apportent beaucoup de soin, d’attention et d’habileté à leurs travaux, ce qui les rend particulièrement aptes au catalogage, au classement et à la dactylographie.
Ce que Séverine Forlani précise aussi c'est que les femmes seront de toute façon les seules à accepter les bas salaires que l’Etat propose pour ces postes. En effet, le revenu des femmes est traditionnellement vu comme un appoint pour le ménage, au bien-être duquel pourvoit normalement seul l’époux, chef de famille. Or, le métier de bibliothécaire est depuis longtemps déjà peu rémunérateur. Si les femmes peuvent travailler mieux que les hommes tout en étant moins payées, sans rechigner, quelle aubaine ! L’embauche des femmes dans les bibliothèques françaises a de ce point de vue permis de justifier la faiblesse des traitements de la profession dans son ensemble.
Nous vous invitons également à consulter ces documents pour approfondir le sujet :
- Pourquoi les femmes lisent plus que les hommes
- Enquête d'Oliver Donnat
- La Féminisation des pratiques culturelles / OLIVIER DONNAT - Bulletin du département des études, de la prospective et des statistiques No 147 – Juin 2005
- Les pratiques culturelles des Français à l'ère numérique : enquête 2008 / Olivier Donnat
- Sociologie de la lecture / Chantal Horellou-Lafarge, Monique Segré
Bonne journée.
Avant de répondre plus précisément à vos deux questions, nous souhaitons préciser quelques points.
La place des femmes dans l'activité littéraire a longtemps été minorée par les historiens de la littérature. C'est ce qu'explique Michèle Touret dans son article « Où sont-elles ? Que font-elles ? La place des femmes dans l’histoire littéraire. Un point de vue de vingtiémiste», Fabula-LhT, n° 7, « Y a-t-il une histoire littéraire des femmes ? », avril 2010.
La situation économique, sociale et culturelle des femmes des siècles (voire des décennies) précédent.e.s ne leur permettaient pas d'exercer cette activité dans les meilleures conditions ! C'est l'évolution de notre société qui leur a permis de s'émanciper sur ce point.
Par ailleurs, la lecture ou l'écriture est-elle vraiment une "activité intellectuelle plus adaptée à la gente masculine" ?
Pour approfondir le sujet :
- Des femmes en littérature / Martine Reid
- «Martine Reid (dir.), Les femmes dans la critique et l’histoire littéraire» / Laurent Robert, Lectures , Les comptes rendus, 2011, mis en ligne le 14 novembre 2011
- « La place des femmes dans l'histoire littéraire : annexe, ou point de départ d'une relecture critique ?.» / Planté Christine, Revue d'histoire littéraire de la France 3/2003 (Vol. 103) , p. 655-668
Notons enfin que le rapport hommes/femmes de lettres tend à s'équilibrer aujourd'hui :
le pourcentage de femmes de lettres (voire également d’étudiantes et d’universitaires) va croissant pour atteindre à l’heure actuelle 40 à 50% de gens de lettres.
source : Les femmes du XXe siècle ont-elles une Histoire littéraire ? / Audrey Lasserre - Cahiers du C.E.R.A.C.C., 2009, pp.38-54
Revenons au sujet qui vous préoccupe :
La féminisation du lectorat est ressentie en France depuis les années 1980. Le meilleur indicateur de cette évolution est l’enquête réalisée tous les huit ans par Olivier Donnat, enquête commanditée par le ministère de la Culture et de la Communication : Les Pratiques culturelles des Français. Les femmes sont progressivement devenues plus lectrices que les hommes et, depuis une trentaine d’années, l’écart de lecture est constant entre les hommes et les femmes. La lecture de livres qui devient féminine est un phénomène que l’on retrouve également dans la majorité des pays industrialisés.
[...] C’est principalement le décrochage masculin du monde du livre qui a amené à une féminisation du lectorat, plus qu’une réelle augmentation des pratiques de lecture chez les femmes. Même si d’autres paramètres entrent en compte. [...]
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer la féminisation du lectorat. Outre un recul des pratiques de lecture chez leurs homologues masculins, les femmes ont vécu ces quarante dernières années des changements profonds dans l’organisation de la société. À ces logiques sociales, s’ajoute une prédisposition « naturelle » à la lecture pour les individus de sexe féminin.
Le niveau de participation à la vie culturelle, et par conséquent dans les pratiques de lecture, est étroitement lié au niveau de diplôme des individus. Le fait que les femmes aient bénéficié d’importants progrès de la scolarisation est une des raisons qui les a conduites à être plus nombreuses à lire, ou à lire plus dans certaines catégories sociales. [...]
D’autre part, l’essor de la scolarisation des femmes s’est accompagné d’une généralisation de l’emploi salarié féminin. Olivier Donnat dit que cela a eu « des effets plutôt positifs sur leurs pratiques culturelles dans la mesure où cela ne s’est pas traduit, dans l’ensemble, par une réduction de leur temps libre mais a permis l’aménagement de plages horaires propices à certaines pratiques culturelles (lire dans les transports en commun, visiter une exposition à l’heure du déjeuner, etc.) : le temps libre des femmes occupant un emploi a augmenté depuis le début des années 1970 un peu plus vite que celui des hommes, à la fois parce qu’elles travaillent moins qu’eux quand elles occupent un emploi à temps plein, qu’elles sont plus nombreuses à travailler à temps partiel et, enfin, qu’elles ont été les principales bénéficiaires de la réduction du temps consacré aux tâches ménagères dont elles assurent l’essentiel de la charge. »
La nature des emplois occupés par les femmes doit également être prise en compte. Alors qu’elles n’occupent que 42 % des postes dans les professions culturelles, les femmes ont activement participé à l’essor de ces professions. Professions intellectuelles en lien direct avec les loisirs culturels. Ce sont les femmes qui occupent les fonctions de médiation au sein des équipements culturels : bibliothécaires, chargées d’accueil dans les musées et les théâtres… Le corps enseignant s’est également féminisé. Les femmes occupent la majorité des postes dans l’enseignement primaire et secondaire. Leur rapport au livre est, par cela, facilité, renforcé, professionnel, voire nécessaire. [...]
Différents sociologues mettent en avant un caractère féminin qui serait plus enclin à la pratique de lecture. La famille, l’école, la société construisent des identités féminines compatibles avec la lecture par la reproduction de modèles sociaux inconscients. [...]
Bernard Lahire avance une autre raison pour la prédisposition des femmes à la lecture.
L’activité de lecture concerne moins des questions de rentabilité et d’argent que des problématiques de conviction et de désintéressement. Pour le sociologue : « Les hommes sont globalement plus attirés par le pouvoir économique, politique ou scientifique que par le pouvoir culturel. L’opposition entre l’art et l’argent correspond fréquemment à une opposition entre le féminin et le masculin. »
source : La féminisation du lectorat et ses conséquences dans les métiers du livre : La lecture de livres en France : comment appréhender une pratique culturelle différenciée selon le sexe ? / sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy et Julie Lux - 21 juin 2012
Séverine Forlani explique dans son mémoire intitulé Femmes, pouvoir et bibliothèques : l’accès aux hautes fonctions dans les bibliothèques françaises que c'est dans l'entre-deux guerres que la profession a commencé à se féminiser. Les guides des carrières féminines insistent sur l’intérêt du métier de bibliothécaire pour les jeunes femmes : l’institution apparaît finalement comme un lieu calme où la femme, préservée des turpitudes et de l’agitation du monde, pourra sereinement s’atteler à un travail pour lequel elle s’avère parfaitement adaptée. [...]
La qualité du travail des femmes, notamment pour les emplois de bureaux, a toujours été reconnue et commentée. Outre des compétences réelles, elles présentent une attitude des plus professionnelles, qui est souvent louée. Ainsi, la femme fonctionnaire est-elle « plus assidue que l’homme », « ayant le goût du détail, elle est minutieuse », elle prend aussi son activité « plus à coeur ».
Eugène Morel devait faire un constat similaire, en 1914, dans un article où il plaidait en faveur de l’emploi des femmes dans les bibliothèques : il expliquait en effet qu’un certain nombre de tâches étaient mieux réalisées par les femmes et qu’en raison de leur absence des bibliothèques, ces mêmes travaux étaient soit mal faits, soit pas faits du tout. Eugène Morel soulignait également que les femmes apportent beaucoup de soin, d’attention et d’habileté à leurs travaux, ce qui les rend particulièrement aptes au catalogage, au classement et à la dactylographie.
Ce que Séverine Forlani précise aussi c'est que les femmes seront de toute façon les seules à accepter les bas salaires que l’Etat propose pour ces postes. En effet, le revenu des femmes est traditionnellement vu comme un appoint pour le ménage, au bien-être duquel pourvoit normalement seul l’époux, chef de famille. Or, le métier de bibliothécaire est depuis longtemps déjà peu rémunérateur. Si les femmes peuvent travailler mieux que les hommes tout en étant moins payées, sans rechigner, quelle aubaine ! L’embauche des femmes dans les bibliothèques françaises a de ce point de vue permis de justifier la faiblesse des traitements de la profession dans son ensemble.
Nous vous invitons également à consulter ces documents pour approfondir le sujet :
- Pourquoi les femmes lisent plus que les hommes
- Enquête d'Oliver Donnat
- La Féminisation des pratiques culturelles / OLIVIER DONNAT - Bulletin du département des études, de la prospective et des statistiques No 147 – Juin 2005
- Les pratiques culturelles des Français à l'ère numérique : enquête 2008 / Olivier Donnat
- Sociologie de la lecture / Chantal Horellou-Lafarge, Monique Segré
Bonne journée.
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