Question d'origine :
L'écrivain Stanislav Lem, fameux auteur de SF, était-il aussi philosophe ? A-t-il écrit des essais ? Donné des itw dans ce sens ? Il parait qu'il critiquait Martin Heidegger, mais je ne trouve pas où... Merci !
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 01/10/2019 à 09h34
Bonjour,
Selon l’Encyclopaedia universalis, le grand auteur de science-fiction polonaisStanislaw Lem (1921-2006), a effectivement développé une œuvre philosophique, parallèlement à son œuvre romanesque – qui elle-même s’articule autour de grandes questions philosophiques :
« Dès ses débuts, Lem déploie deux types d'écriture : le roman de science-fiction et l'essai de philosophie des sciences. Dans ce second volet de son œuvre, Les Dialogues (1957) et Summa technologiae (1964) offrent des réflexions sur l'avenir des sciences et des techniques. La Philosophie du hasard (1968) s'articule autour du rôle du hasard dans les domaines de la physique, de la cosmologie, de la génétique et des théories de la culture. Le Fantastique et la futurologie (1970) est consacré à la théorie et à l'histoire de la science-fiction. Les questions posées dans les essais sont d'ordre philosophique, alors que les romans s'aventurent sur un terrain interdit aux sciences exactes. L'écrivain fantastique se situe dans un monde régi par les conventions mais aussi par les passions, voire les superstitions humaines.
Ses premiers romans (L'Homme de Mars, les Astronautes, Le Nuage de Magellan) comme ses œuvres de la maturité, L'Eden (1959), L'Invincible (1964), Solaris (1961) et Fiasco (1987), traitent de la rencontre avec l'Autre. Lem est passé maître dans la construction d'une altérité vraisemblable, et son Autre, qu'il s'agisse du nuage d'« insectes » mécaniques dans L'Invincible (1964) ou de l'océan plasmatique dans Solaris, ne ressemble en rien à l'homme.
[…]
Plus largement, ces fables philosophiques posent la question du sens d'une civilisation ressentie par les héros de Lem comme étrangère et insondable. Ainsi dans Retour des étoiles (1961), les cosmonautes sont-ils confrontés, à l'issue de leur mission, à un lointain futur de la terre.
[…]
À la fin de sa vie, Lem n'écrivit plus que des essais (Le Mystère de la chambre chinoise, La Bombe mégabit, Clin d'œil) et des chroniques (Sex Wars, La Belle Époque, Beaucoup de bruit pour rien) dans lesquels il médite sur les dernières avancées de la science et donne libre cours à la critique de la société contemporaine, accusée d'être obnubilée par les plaisirs les plus primaires. »
Voir aussi la biographie donnée sur le blog République des lettres :
« Son œuvre très abondante — Stanislaw Lem publie au moins un nouveau titre chaque année entre les années '50 et '80 — est essentiellement composée de récits et des romans de Science-Fiction mais également d'essais scientifiques et politico-philosophiques traitant de problèmes éthiques liés à l'informatique et aux nouvelles technologies. Son roman le plus célèbre est sans conteste Solaris, publié en 1961, qui raconte la mission d'un scientifique parti résoudre le mystère des troubles psychologiques qui affectent les astronautes d'une station spatiale placée en orbite autour de la planète Solaris. Il découvre que le mystérieux océan qui recouvre la planète est une forme d'intelligence extraterrestre qui communique en renvoyant des images issues de la mémoire même de ses interlocuteurs. Le roman a été adapté au cinéma par le réalisateur russe Andreï Tarkovsky (Prix spécial du Jury à Cannes en 1972) et plus récemment, en 2003, par le metteur en scène américain Steven Soderbergh, avec George Clooney dans le rôle principal.
[…]
Toute l'œuvre de Stanislaw Lem, à la fois humaniste et scientifique, parfois visionnaire et parfois quelque peu satiriste, est construite autour d'une vision critique des progrès technologiques et surtout du comportement humain, en particulier des choix existentiels et des modes de communication de l'humanité. »
La réflexion philosophique et l’écriture romanesque sont intimement liées chez Lem. C’est heureux, car la base de données Electre nous indique que la traduction française des essais de l’auteur de Solaris est encore à faire. Pour aborder sa philosophie, nous aurons donc recours à sa page Wikipédia en polonais, où nous avons pu nous repérer grâce à une collègue polonophone du département Langues et littératures, que nous remercions ici :
« Vues philosophiques
L’historienne et critique littéraire Małgorzata Szpakowska considère Lem comme l'héritier du naturalisme post-positiviste, d’où sa misanthropie caractéristique. A ce titre, ses travaux ont des racines communes avec ceux de Przybyszewski et Witkacy.
Dans le domaine de la philosophie des sciences, Lem a souvent fait référence aux travaux du philosophe et logicien Bertrand Russell et du philosophe des sciences Karl R. Popper.
Du point de vue épistémologique, on peut classer Lem parmi les élèves critiques de Popper, à l’instar du philosophe des sciences Imre Lakatos.
Le journaliste Wojciech Orlowski a dit de Lem que ses convictions en anthropologie sont un humanisme misanthropique - l'homme est au centre des intérêts de Lem, mais il n'éveille pas sa sympathie en tant que produit aléatoire de l'évolution, asservi par des instincts ataviques. Dans le domaine de la métaphysique, Lem a une position agnostique, clairement différente de l’athéisme officiel soviétique.
La philosophie sociale de Lem s'est manifestée dans de nombreux travaux critiquant le système totalitaire d'une position humaniste, et des travaux ultérieurs ont également critiqué le consommateur et une société extrêmement permissive. Dans le journalisme concernant la philosophie du langage, Lem a rejeté le structuralisme et la sémiotique, déclarant qu'il est impossible d'analyser une œuvre littéraire en soi, en dehors du contexte de sa lecture par le récepteur. »
(Traduction automatique par un logiciel très, retouchée par nos soins)
Le seul article en français traitant de la pensée philosophique de Lem que nous ayons trouvé est « Le matérialisme aléatoire de Stanislas Lem » de jean-Luc Gautero, lisible sur philosciences.com. L’auteur évoque l’ouvrage A Stanislaw Lem Reader (entretiens avec Peter Swirski) consultable en anglais sur Google Livres, qui contient justement une critique d’Heidegger – qui s’adresse en réalité à toute une traduction philosophique du XXe siècle à laquelle Lem reproche de faire abstraction des progrès des sciences :
« D’une manière générale, l’examen historique de la philosophie des sciences fait émerger un modèle sans équivoque : plus la période considérée est récente, plus il est évident que les données factuelles issues des sciences ont exercé une pression sur les philosophes, les forçant à modifier leurs vues. A l’inverse, d’autres branches de la philosophie – la phénoménologie est un bon exemple à cet égard – j’y inclus Hegel, Heidegger, Derrida, Lyotard, etc – se sont progressivement éloignées du savoir scientifique, abandonnant à la fois tout intérêt pour la recherche expérimentale et les hypothèses sur lesquelles repose la science. Cette mode a eu un corollaire bizarre : Husserl comme Heidegger n’ont écrit que le premier volume de leur grand œuvre systématique. L’évolution de leur pensée ne leur permettait plus d’écrire une série de livres dans l’esprit du premier. Il y en a eu d’autres, comme Wittgenstein, qui n’a écrit son Tractatus que pour le démolir ensuite… Quoi qu’il en soit, Bertand Russel est un des rares philosophes dont j’ai toujours placé la pensée très haut. »
Extrait traduit par nos soin. Quelques pages plus loin, Lem enfonce le clou et déclare ne pas « supporter les phénoménologues, Heidegger, Husserl, et particulièrement ce taré de Derrida avec sa tendance néo-scholastique à théoriser. »
Enfin, l'appartenance d'Heidegger au parti nazi et sa non-dénonciation de la Shoah est un grief formulé par Lem, Polonais d'origine juive, dans le faux compte-rendu de lecture Provocation :
"Parmi les raisons qui ont conduit à la prétendue "solution finale de la question juive", il existe diverses interprétations communes, que l'auteur examine et auxquelles il juxtapose sa propre interprétation. À ses yeux, il s’agit d’une mise en scène ringarde du Jugement dernier dans laquelle les personnes doivent se présenter nues devant leurs juges. Dans cette partie, l'auteur accuse le philosophe Martin Heidegger d' avoir manqué à sa tâche de philosophe, car il était muet sur les crimes."
(Nouvel extrait du Wikipédia en polonais, traduit via Google et signalé par la susmentionnée collègue polonophone)
Pour aller plus loin :
- Œuvres de Stanislaw Lem dans notre catalogue
- Histoire de la littérature polonaise [Livre] / Czeslaw Milosz ; trad. de l'anglais par André Kosimor
- Cédric Chauvin, « Statut de la littérature et science-fiction – Jules Verne : l’œuvre comme annexion », ReS Futurae [En ligne], 1 | 2012, lisible sur journals.openedition.org
- « Stanislas Lem » émission diffusée le 26 octobre 2005 sur France culture
Bonne journée.
Selon l’Encyclopaedia universalis, le grand auteur de science-fiction polonais
« Dès ses débuts, Lem déploie deux types d'écriture : le roman de science-fiction et l'essai de philosophie des sciences. Dans ce second volet de son œuvre, Les Dialogues (1957) et Summa technologiae (1964) offrent des réflexions sur l'avenir des sciences et des techniques. La Philosophie du hasard (1968) s'articule autour du rôle du hasard dans les domaines de la physique, de la cosmologie, de la génétique et des théories de la culture. Le Fantastique et la futurologie (1970) est consacré à la théorie et à l'histoire de la science-fiction. Les questions posées dans les essais sont d'ordre philosophique, alors que les romans s'aventurent sur un terrain interdit aux sciences exactes. L'écrivain fantastique se situe dans un monde régi par les conventions mais aussi par les passions, voire les superstitions humaines.
Ses premiers romans (L'Homme de Mars, les Astronautes, Le Nuage de Magellan) comme ses œuvres de la maturité, L'Eden (1959), L'Invincible (1964), Solaris (1961) et Fiasco (1987), traitent de la rencontre avec l'Autre. Lem est passé maître dans la construction d'une altérité vraisemblable, et son Autre, qu'il s'agisse du nuage d'« insectes » mécaniques dans L'Invincible (1964) ou de l'océan plasmatique dans Solaris, ne ressemble en rien à l'homme.
[…]
Plus largement, ces fables philosophiques posent la question du sens d'une civilisation ressentie par les héros de Lem comme étrangère et insondable. Ainsi dans Retour des étoiles (1961), les cosmonautes sont-ils confrontés, à l'issue de leur mission, à un lointain futur de la terre.
[…]
À la fin de sa vie, Lem n'écrivit plus que des essais (Le Mystère de la chambre chinoise, La Bombe mégabit, Clin d'œil) et des chroniques (Sex Wars, La Belle Époque, Beaucoup de bruit pour rien) dans lesquels il médite sur les dernières avancées de la science et donne libre cours à la critique de la société contemporaine, accusée d'être obnubilée par les plaisirs les plus primaires. »
Voir aussi la biographie donnée sur le blog République des lettres :
« Son œuvre très abondante — Stanislaw Lem publie au moins un nouveau titre chaque année entre les années '50 et '80 — est essentiellement composée de récits et des romans de Science-Fiction mais également d'essais scientifiques et politico-philosophiques traitant de problèmes éthiques liés à l'informatique et aux nouvelles technologies. Son roman le plus célèbre est sans conteste Solaris, publié en 1961, qui raconte la mission d'un scientifique parti résoudre le mystère des troubles psychologiques qui affectent les astronautes d'une station spatiale placée en orbite autour de la planète Solaris. Il découvre que le mystérieux océan qui recouvre la planète est une forme d'intelligence extraterrestre qui communique en renvoyant des images issues de la mémoire même de ses interlocuteurs. Le roman a été adapté au cinéma par le réalisateur russe Andreï Tarkovsky (Prix spécial du Jury à Cannes en 1972) et plus récemment, en 2003, par le metteur en scène américain Steven Soderbergh, avec George Clooney dans le rôle principal.
[…]
Toute l'œuvre de Stanislaw Lem, à la fois humaniste et scientifique, parfois visionnaire et parfois quelque peu satiriste, est construite autour d'une vision critique des progrès technologiques et surtout du comportement humain, en particulier des choix existentiels et des modes de communication de l'humanité. »
La réflexion philosophique et l’écriture romanesque sont intimement liées chez Lem. C’est heureux, car la base de données Electre nous indique que la traduction française des essais de l’auteur de Solaris est encore à faire. Pour aborder sa philosophie, nous aurons donc recours à sa page Wikipédia en polonais, où nous avons pu nous repérer grâce à une collègue polonophone du département Langues et littératures, que nous remercions ici :
« Vues philosophiques
L’historienne et critique littéraire Małgorzata Szpakowska considère Lem comme l'héritier du naturalisme post-positiviste, d’où sa misanthropie caractéristique. A ce titre, ses travaux ont des racines communes avec ceux de Przybyszewski et Witkacy.
Dans le domaine de la philosophie des sciences, Lem a souvent fait référence aux travaux du philosophe et logicien Bertrand Russell et du philosophe des sciences Karl R. Popper.
Du point de vue épistémologique, on peut classer Lem parmi les élèves critiques de Popper, à l’instar du philosophe des sciences Imre Lakatos.
Le journaliste Wojciech Orlowski a dit de Lem que ses convictions en anthropologie sont un humanisme misanthropique - l'homme est au centre des intérêts de Lem, mais il n'éveille pas sa sympathie en tant que produit aléatoire de l'évolution, asservi par des instincts ataviques. Dans le domaine de la métaphysique, Lem a une position agnostique, clairement différente de l’athéisme officiel soviétique.
La philosophie sociale de Lem s'est manifestée dans de nombreux travaux critiquant le système totalitaire d'une position humaniste, et des travaux ultérieurs ont également critiqué le consommateur et une société extrêmement permissive. Dans le journalisme concernant la philosophie du langage, Lem a rejeté le structuralisme et la sémiotique, déclarant qu'il est impossible d'analyser une œuvre littéraire en soi, en dehors du contexte de sa lecture par le récepteur. »
(Traduction automatique par un logiciel très, retouchée par nos soins)
Le seul article en français traitant de la pensée philosophique de Lem que nous ayons trouvé est « Le matérialisme aléatoire de Stanislas Lem » de jean-Luc Gautero, lisible sur philosciences.com. L’auteur évoque l’ouvrage A Stanislaw Lem Reader (entretiens avec Peter Swirski) consultable en anglais sur Google Livres, qui contient justement une critique d’Heidegger – qui s’adresse en réalité à toute une traduction philosophique du XXe siècle à laquelle Lem reproche de faire abstraction des progrès des sciences :
« D’une manière générale, l’examen historique de la philosophie des sciences fait émerger un modèle sans équivoque : plus la période considérée est récente, plus il est évident que les données factuelles issues des sciences ont exercé une pression sur les philosophes, les forçant à modifier leurs vues. A l’inverse, d’autres branches de la philosophie – la phénoménologie est un bon exemple à cet égard – j’y inclus Hegel, Heidegger, Derrida, Lyotard, etc – se sont progressivement éloignées du savoir scientifique, abandonnant à la fois tout intérêt pour la recherche expérimentale et les hypothèses sur lesquelles repose la science. Cette mode a eu un corollaire bizarre : Husserl comme Heidegger n’ont écrit que le premier volume de leur grand œuvre systématique. L’évolution de leur pensée ne leur permettait plus d’écrire une série de livres dans l’esprit du premier. Il y en a eu d’autres, comme Wittgenstein, qui n’a écrit son Tractatus que pour le démolir ensuite… Quoi qu’il en soit, Bertand Russel est un des rares philosophes dont j’ai toujours placé la pensée très haut. »
Extrait traduit par nos soin. Quelques pages plus loin, Lem enfonce le clou et déclare ne pas « supporter les phénoménologues, Heidegger, Husserl, et particulièrement ce taré de Derrida avec sa tendance néo-scholastique à théoriser. »
Enfin, l'appartenance d'Heidegger au parti nazi et sa non-dénonciation de la Shoah est un grief formulé par Lem, Polonais d'origine juive, dans le faux compte-rendu de lecture Provocation :
"Parmi les raisons qui ont conduit à la prétendue "solution finale de la question juive", il existe diverses interprétations communes, que l'auteur examine et auxquelles il juxtapose sa propre interprétation. À ses yeux, il s’agit d’une mise en scène ringarde du Jugement dernier dans laquelle les personnes doivent se présenter nues devant leurs juges. Dans cette partie, l'auteur accuse le philosophe Martin Heidegger d' avoir manqué à sa tâche de philosophe, car il était muet sur les crimes."
(Nouvel extrait du Wikipédia en polonais, traduit via Google et signalé par la susmentionnée collègue polonophone)
- Œuvres de Stanislaw Lem dans notre catalogue
- Histoire de la littérature polonaise [Livre] / Czeslaw Milosz ; trad. de l'anglais par André Kosimor
- Cédric Chauvin, « Statut de la littérature et science-fiction – Jules Verne : l’œuvre comme annexion », ReS Futurae [En ligne], 1 | 2012, lisible sur journals.openedition.org
- « Stanislas Lem » émission diffusée le 26 octobre 2005 sur France culture
Bonne journée.
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