Pourquoi les américains boivent-ils du lait en mangeant ?
Question d'origine :
Pourquoi les américains boivent du lait en mangeant ?
Merci :)
Réponse du Guichet

Le mythe du lait comme "aliment parfait" s'est construit aux Etats-Unis dès le XIXe siècle et tout au long du XXe siècle. La sociologue Melanie Dupuis en particulier s'est penchée sur ce sujet dans son ouvrage Nature's perfect food : how milk became America's drink.
Bonjour
Malheureusement nous n'avons pas accès à l'ouvrage de Melanie Dupuis qui nous aurait apporté une réponse très complète à votre question : Nature's perfect food : how milk became America's drink.
Toutefois, dans son mémoire sur le programme lait-école de 1977 au Québec, François Boudreau nous fournit un résumé du travail de recherche de Melanie Dupuis :
[...] nous constatons le degré de maturité de l'industrie laitière aux États-Unis et sa pénétration du marché durant les années 1970, grâce aux travaux d'une auteure américaine. En effet Mélanie E. Dupuis s'est récemment penchée sur la relation privilégiée qu'entretient le citadin états-unien avec le lait depuis le début du XXe siècle. Cet ouvrage socio-économique est particulièrement à propos puisque l'auteure complète et relie, en quelque sorte, ceux de Guillaume et d'Emiroglou. En effet, Dupuis permet de mettre en contexte la venue de ces campagnes publicitaires ayant pour sujet le lait. Sa démarche nous permet de saisir l'ampleur de la place que tient l'industrie laitière dans la société nord-américaine et sa réussite commerciale. Plus spécifiquement, l'ouvrage de Dupuis met en évidence l'ascension du lait nature dans les habitudes de consommation des États-Uniens. Sa présentation démontre comment, dans l'esprit collectif, ce produit s'est vu hisser en tête des aliments complets et indispensables à une saine alimentation, au point de devenir, selon elle, la boisson du XXe siècle.
D'après Dupuis, c'est depuis les années 1950 qu'on parle du lait comme l'aliment le plus complet qui soit. Cette source alimentaire n'est plus seulement nécessaire pour contrer certaines carences, mais a, au fil des années, acquis un statut supérieur. L'auteure montre comment le lait est devenu la boisson la plus consommée aux États-Unis après la Deuxième Guerre, et comment ce produit correspondait tout à fait à l' esprit de commercialisation de masse de cette période historique : un produit abondant, frais, sain et complet. De nouveaux procédés industriels lui ont assuré une fraîcheur accrue et une conservation durable, deux éléments recherchés par les consommateurs de l'époque selon l'auteur.
Dans la première partie de son étude, l' auteure s'affaire à définir les particularités de la production et de la consommation du lait à New York depuis le milieu du XIXe siècle jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre. Ensuite, Dupuis présente la période de construction de l'image publique de ce produit qui débute durant les années 1970 et s'opère encore aujourd'hui. Elle montre comment, du simple aliment, le lait nature est devenu un produit commercial à valeur ajoutée par une remarquable entreprise de commercialisation qu'a réussie l'industrie laitière. Il s'agit en fait de l'histoire du passage d'un simple aliment devenu un produit essentiel dans la pensée collective. Le capital de sympathie acquis par le lait après la Deuxième Guerre dont nous entretient Dupuis, voilà un aspect qui rend son apport essentiel. En ce sens, le travail de l'auteure établit la notoriété de cet aliment auprès de la population et même des instances gouvernementales qui ont, elles aussi, par l'entremise des autorités médicales, contribué à sa promotion.
Dans son ouvrage Manger, c'est culturel, Christine Ott fait elle aussi référence au livre de Melanie Dupuis :
L'america's dream lacté
Naomi Campbell, Bill Clinton, Angelina Jolie, David Beckham, Elton John et même les Simpson : tous, et bien d'autres célébrités, ont posé pour la campagne publicitaire lancée par l'inductrie laitière américaine Got Milk ?, leur lèvre supérieure ornée des fameuses moustaches de lait. L'objectif : "To make milk look cool again". Forts de leurs 90 millions de tonnes, les Etats-Unis sont aujourd'hui un des plus grands producteurs de lait au monde. Comme pour la pasta italienne, c'est un "travail du mythe" qui a fait du lait l' "America's drink". La sociologue Melanie Dupuis en a retracé l'histoire.
Cette histoire au cours de laquelle le lait s'est vu sacrer Nature's perfect food, pour reprendre le titre de l'ouvrage de Melanie Dupuis, peut être lue comme celle d'un progrès ou comme celle d'un déclin, selon la perspective adoptée. L'urbanisation de la population a entraîné un recul de l'allaitement, le lait de vache remplaçant le lait maternel. Mais, au XIXe siècle, c'est-à-dire avant la découverte de la pasteurisation, le lait de vache frais n'était pas sans danger. Le lait vendu dans les grandes villes pouvait mettre en danger la vie des enfants, en particulier à cause des bactéries : on le surnommait "white poison". [...]
L'objectif de ces réformateurs était de faire du lait potentiellement dangereux un aliment sain, susceptible d'améliorer en particulier les conditions de vie des plus pauvres. La forte mortalité infantile des quartiers populaires devait être combattue par un lait sans risque, respectant toutes les normes hygiéniques. A en croire Melanie Dupuis, ce sont ces réformateurs qui ont développé un récit positif qui présentait l'avantage de ne pas s'interroger sur des problèmes sociaux autrement plus brûlants : il était plus simple d'accuser le mauvais lait de vache d'être responsable de la forte mortalité infantile que de la mettre au compte des inégalités sociales croissantes. Le mythe du lait serait ainsi un récit progressiste "apolitique", un idéal de perfectionnement qui permettrait de taire les dysfonctionnements sociaux.
Pour propager l'idée que le lait était l'aliment parfait pour tout le monde, Robert Hartley s'est appuyé sur la Bible. Les passages mentionnant des offrandes de lait à Dieu étaient censés prouver que l'humanité buvait du lait frais de toute éternité, et que, par conséquent, cette boisson était un don de Dieu. Cette habitude alimentaire est pourtant bien une pratique nord-européenne et nord-américaine : deux tiers de la population mondiale sont intolérants au lactose. Ce fait n'a pas perturbé les idéologues du lait, qui ont intégré le darwinisme à leur récit. Voulu par Dieu, le perfectionnement de l'être humain passait par l'amélioration de son alimentation. Don de Dieu, l'aliment parfait devait forger le corps parfait. Cet argument fut utilisé vers 1900 pour promouvoir les premiers produits laitiers industriels destinés aux bébés. Des concours "Better Babies" furent organisés, récompensant des bébés très biens portants nourris au biberon - surtout blonds aux yeux bleus. L'idée raciste de la supériorité du buveur de lait blanc n'était pas loin. Le nutritionniste E. V. McCollum affirmait ainsi dans les années 1920 que les peuples qui consommaient beaucoup de lait étaient ceux qui avaient la meilleure santé, mais aussi la plus grande puissance économique, et pouvaient compter sur leur supériorité culturelle et intellectuelle. L'historien de l'agriculture Ulysses Hedrick écrivait en 1933 qu'une "rapide" comparaison entre les peuples suffisait à prouver la supériorité de la race aryenne buveuse de lait. La force symbolique du lait, boisson blanche, pure, destinée à la race blanche, fonctionnait à plein. La puissance de l'imaginaire de la "whiteness", en effet, se voit déjà dans les noms des premières chaînes de burgers américaines, White Tower et White Castle. Le succès du lait aux Etats-Unis est donc celui d'un récit qui s'est imposé comme hégémonique. Du lait sain pour tous permettait de passer sous silence les inégalités sociales. Alors même que la majorité des Amérindiens et des Afro-Américains ne le supportent pas, le lait est devenu l'aliment parfait par excellence.
Toutefois ce mythe de "l'aliment parfait" semble avoir atteint ses limites il y a déjà un certain temps : l'USDA (US Department of Agriculture) a enregistré une baisse de la consommation de lait liquide aux Etats-Unis entre les années 1977-1978 et les années 2005-2006.
Ce changement dans les habitudes de consommation des américain bénéficierait particulièrement aux laits végétaux présentés comme une alternative plus saine, éthique et écologique...
Quelques articles (en anglais) sur le sujet :
How did milk become a staple food?, BBC
Why Are Americans Drinking Less Cow's Milk? Its Appeal Has Curdled, npr.org
Ajoutons enfin ce billet d'une expat illustrant le décalage culturel entre la France et les Etats-Unis : Le lait : Petites différences du quotidien France-USA.
Bonne journée.