Question d'origine :
Bonjour, en période de votation ou d'élections , les sondages sont un vaste sujet de controverses . Sont-ils néfastes pour la démocratie ?
Merci, et bravo pour votre nouvel habillage.
Réponse du Guichet
Les sondages d'opinion suscitent depuis toujours un âpre débat entre leurs défenseurs et leurs détracteurs. Voici un résumé des arguments principaux et quelques sources pour alimenter votre réflexion.
Bonjour,
L'utilité ou la toxicité des sondages d'opinion font débat depuis de nombreuses années ! C'est ce que rappelle Roland Cayrol dans son ouvrage Opinion, sondages et démocratique, rapportant des mots du député socialiste Louis Mermaz, de Jack Lang ou encore d'Edouard Balladur, des années 1970 à 1995, les uns raillant l'approximation des résultants des sondages, les autres les accusant de fausser les élections en influençant les votants. Selon l'auteur, la question que pose l'existence des sondages est celle de la nature de la démocratie :
Tout dépend ici de la conception que l'on se fait de la démocratie. Si l'on estime que la démocratique se réduit pour le citoyen à l'acte solennel, et purement individuel, de voter puisqu'on transfère aux représentants élus la fonction exclusive du débat politique, on peut comprendre le souhait d'exclure le citoyen de toute "pollution" extérieure qui viendrait troubler sa solitude dans l'isoloir. [...] Si l'on pense, au contraire, que la démocratie représentative doit aussi être participative, si l'on estime que le débat de la société avec elle-même doit se poursuivre en permanence, dans les élections et au-delà des élections, alors les sondages ont toute leur place, comme les médias, comme les associations, comme les partis et les débats contradictoires.
L'auteur, très favorable aux sondages, en fait un outil démocratique de sélection et de contrôle des gouvernants : avant une élection, il permettrait d'avoir une image précise du climat politique, de ses lignes de force, de partage, etc, et en cours de mandat d'infléchir les politiques menées. Bien que la dérive démagogique soit toujours possible, l'exercice - qui n'existe pas dans les pays totalitaires selon l'auteure - reste vertueux tant qu'on ne prend le sondage que pour ce qu'il est, une évaluation de l'opinion publique à un moment donné, avec des règles explicitées, et dont les résultats bruts ont surtout de l'intérêt comme base de travail pour les journalistes et les chercheur.euses présents et futurs.
Pour Alain Garrigou dans l'Encyclopaedia universalis (consultable en ligne avec votre abonnement BmL), le sondage d'opinion a des limites de légitimité tant pour des raisons politiques que scientifiques :
La défense politique des sondages au nom de la démocratie est une réponse insuffisante, car la scientificité ne s'établit pas par la conformité démocratique. Et même si elle a des motivations politiques ou qu'elle appuie la critique politique, une critique intellectuelle, souvent qualifiée de « sociologique », a été constamment instruite depuis Herbert Blumer ou Pierre Bourdieu. « L'opinion publique n'existe pas », a lancé ce dernier en 1972. Cette formule provocante paraissait dénier aux sondés – et donc aux citoyens – la capacité universelle d'opinion. Le sociologue expliquait surtout que l'opinion publique, conçue comme addition des opinions individuelles et égales, suscitée et mise en forme par les sondages, était un artefact. Cette critique a été prolongée par des travaux empiriques sur la surestimation des opinions par la réduction systématique des non-réponses, sur leur mise en forme par le recours exclusif aux questions fermées et le refus des questions ouvertes, sur l'ambivalence des opinions ou encore sur le faible degré de réalité des réponses. Ainsi faut-il expliquer les étonnantes variations de résultats présentées par des sondages effectués sur des cotes de popularité ou des indices de satisfaction que des instituts différents ont réalisés au même moment. À l'inverse, si les opinions sont inégalement constituées et si certaines n'existent que par la confrontation aux questions de sondages, cela suppose que d'autres soient déjà formées. Dans ces cas seulement, la formule selon laquelle « un sondage est une photographie de l'opinion » a quelque réalité.
Sur le terrain pourtant plus solide des intentions de vote, les échecs ont amené les sondeurs à invoquer un changement de comportement comme la croissance de la volatilité du vote : 20 p. 100 des électeurs choisiraient leur bulletin le jour même du scrutin selon des sondages. Cette excuse rejoint paradoxalement l'argument critique du faible degré de réalité des opinions car, si les électeurs peuvent si facilement ou tardivement changer de vote, comment les sondés n'en feraient-ils de même dans leurs réponses aux questions de sondages ?
Libération a publié en 2011 un intéressant article contradictoire sur les sondages qui résume bien les deux positions opposées : pour Jean-Pierre Sueur, sénateur PS, "le culte de l'opinion est un poison pour la démocratie", car elle a une influence trop importante sur les décisions des décideurs et les uniformisent, tout en offrant une "construction" de l'opinion publique forcément influencée par les questions des sondeurs. Pour Jérôme Sainte-Marie, du CSA, ils sont un contre-pouvoir contre un exécutif fort, élargissent et diversifient les débats sociaux, voire encouragent et renforcent des mouvements de contestation qui remportent l'adhésion de l'opinion.
Pour continuer à vous faire un opinion, voici quelques sources qui pourraient vous intéresser :
L'ouvrage Manuel anti-sondages [Livre] : la démocratie n'est pas à vendre ! / Alain Garrigou, Richard Brousse
Ouvrage défendant un point de vue pour le moins tranché, mais qui replace les sondages dans leur histoire, leur fonctionnement, donne des outils pour évaluer les sondages...
L'article classique de Pierre Bourdieu "L'opinion publique n'existe pas" (1972) sur homme-moderne.org
L'observatoire des sondages qui effectue une veille sur les sondages d'opinion, " non seulement les aspects méthodologiques des enquêtes et des statistiques mais aussi sur leur publication, leurs usages confidentiels et les commentaires politologiques ou journalistiques qui en sont faits quotidiennement."
Notre réponse "Les médias et leur influence" avec sa riche bibliographie.
Bonne journée.