Qui a aidé les arméniens durant le génocide de 1915 ?
Question d'origine :
Qui a aidé les arméniens durant les massacres en Turquie ?
Réponse du Guichet
Le sujet des personnes qui ont aidé les arméniens au moment du génocide en 1915 est encore tabou en Turquie, et la recherche commence tout juste à s’y intéresser de plus près. Cependant quelques noms de fonctionnaires ou élus politiques sont déjà connus, tandis que l’on sait grâce aux témoignages et mémoires que de nombreux rescapés du génocide ont survécu grâce à des personnes qui les ont aidées à se cacher, à se nourrir et à fuir.
https://catalogue.bm-lyon.fr/ark:/75584/pf0002330901.locale=fr
Bonjour,
De nombreuses réponses apparaissent dans ce précieux ouvrage collectif : La résistance aux génocides, de la pluralité des actes sauvages
Il consacre plusieurs chapitres à la question du sauvetage des arméniens. Le chapitre A la recherche des justes: le cas arménien (53-69), nous dit ceci : revenant sur la négation du terme de génocide par l’Etat turc, il explique : «quiconque affirme dans la Turquie actuelle que ce qui s’est passé en 1915 était un génocide est juridiquement passible de poursuites. Il devient donc aussi difficile que dangereux de recueillir des récits sur les Justes qui ont aidé les arméniens et d’identifier les familles de ces personnes qui vivent encore dans la Turquie d’aujourd’hui. Le second problème est lié à l’identification des acteurs sociaux turcs dont les actions pourraient correspondre à la définition de la catégorie du Juste. Les recherches à ce sujet sont très rares, et il faut bien souvent se contenter d’une mention occasionnelle de leurs noms dans les récits des survivants arméniens ou dans quelques Mémoires turcs. Ma propre analyse du parcours des individus qui ont protégé des arméniens a révélé qu’ils étaient presque tous hostiles au CUP, qui a joué un rôle majeur dans les crimes commis…». Or, «l’idéologie du CUP, s’est ainsi perpétuée en Turquie jusqu’à aujourd’hui. Les actions des Justes qui se sont opposés au CUP et ont protégé les arméniens en 1915 n’ont été ni reconnues ni récompensées. Pis encore, ces gens ont été réduits au silence par la mort, la prison, l’exil ou le retrait forcé de la vie publique.». Il étudie ensuite le cas d’Hüseyin Nesimî, maire de Lice, et développe la notion musulmane de ‘alada («comportement juste»), au nom de laquelle des musulmans comme lui ont refusé d’appliquer les ordres destructeurs.
Dans le chapitre Les pratiques de sauvetage durant le génocide arméniens, l’auteur explique que le contexte de négation du génocide a fait que les arméniens ont considéré comme Justes «des personnes qui ont été des témoins actifs du Metz yeghern, qui ont transmis des informations, élevé la voix pour protester et tenté vainement d’empêcher la déportation et l’extermination des arméniens». Ainsi sont cités: Henry Morgenthau (ambassadeur américain), Johannes Lepsius (pasteur évangélique allemand), Armin Wegner (officier allemand), mais aussi des personnalités des dernières décennies comme Hrant Dink (journaliste turc assassiné en 2007), ou Taner Akçam (historien turc en exil). Sont évoquées ensuite les différentes pratiques de sauvetage avant la déportation et après, et notamment la personne de Bagh effendi, gouverneur de la ville de Bayazed qui sauva la population arménienne de la ville.
Le chapitre 11 détaille L’opposition de fonctionnaires ottomans au génocide des arméniens et cite de nombreuses figures qui a des degrés divers ont tenté d’empêcher, de retarder voir de faire revenir certains convois pour la déportation. Dans les provinces (vilayet) orientales, «il semble qu’une majorité des élites turques locales était hostile aux «mesures» réclamées par Istanbul». Voici quelques exemples de fonctionnaires : le vali d’Erzerum Hasan Tahsin bey; le sous-préfet Mehmet Nusret bey à Bayburt ; le chef kurde Murtula beg dans la région de Van; le préfet de Mardin, Hilmi bey et son successeur Chekik bey (tous deux démis de leur fonction); le préfet de Derik, Rachid bey (exécuté); le sous-préfet de Bechiri, Nadji bey (également assassiné) ; "près de la moitié des sous-préfets du vilayet de Diyarbekir ont été éliminés pour avoir refusé d’appliquer les ordres"…; le sous-préfet de Ras ul-Ayn Yusuf Ziya bey ou celui de Der Zor, Ali Suad bey dans les déserts de Syrie… (vous trouverez plus de détails en lisant le chapitre)
Voir enfin le chapitre Conversion et sauvetage stratégies de survie au cours du génocide des arméniens, qui évoque des situations particulières de «sauvetage», notamment par la conversion et la notion de «fuite comportementale», où les personnes se sont non seulement converties (sous les conseils de voisins ou amis turcs) mais ont développé une véritable négation totale de leur identité arménienne pour échapper aux massacres.
Raymond H. Kévorkian analyse les différents types de Justes dans son article Pour une typologie des "Justes" dans l'Empire ottoman face au génocide des Arméniens.
Dans l’ouvrage Le génocide arménien, de la mémoire outragée à la mémoire partagée, Michel Marian consacre quelques pages à la question des Justes : "depuis une décennie, l’appropriation publique du génocide en Turquie a mis l’accent sur certains sujets qui amplifient ou renouvellent l’approche historiographique développée par le réveil des études arméniennes enclenché dans les années soixante-dix"…"Le premier de ces nouveaux centres d’intérêts est celui des Justes qui ont sauvé des arméniens. Jusqu’à ce qu’il émerge, la place du Bien dans le génocide était réservée à de rares sauveteurs dont le modèle reste celui du consul américain Leslie Davis, déjà cité"… "Derrière eux figurait la cohorte abondante, mais obscure et ambiguë, des musulmans, définis plus souvent comme Kurdes que comme Turcs, qui avaient soustrait des arméniens à la mort, sans que l’on puisse toutefois cerner toujours ce qui les poussait à agir, et qui pouvait tout à fait être de trouver femme ou enfants. C’est plus récemment que l’on s’est intéressé aux responsables locaux de l’État ottoman qui ont freiné, contrecarré la machine de destruction du comité Union et Progrès au risque de leur poste, toujours, de leur vie, parfois.» Sont cités ensuite: Moustapha agha Aziz oglou, maire de Malatya ; Huseyin Nesimi, maire de Kütahya ; Bagh Effendi, maire de Dogu Bayazid. Pour les Turcs, se souvenir de ces personnes, c’est trouver des «figures positives» dans leur histoire, pour les arméniens c’est «retrouver la trace du moment qui leur a permis de survivre, bien souvent grâce à l’humanité d’un autre, réputé ennemi.»
Dans l’ouvrage La Turquie et le fantôme arménien, le chapitre XVIII est consacré aux Justes turcs, il y est évoqué la figure de Djelal Bey, haut fonctionnaire ayant désobéi à plusieurs reprises aux ordres, mais aussi les vali (gouverneur) de Kastamonu ou d’Ankara, «qui ont été démis de leur fonction pour ne pas avoir exécuté les ordres de déportation», ainsi que les «héros anonymes», ces «villageois qui ont caché leurs voisins ou les ont aidés à s’échapper». «Ces Justes turcs sont les oubliés du génocide. Leur disparition est bien compréhensible : leur existence constitue à elle-seule une preuve du crime qu’Ankara, près d’un siècle après, s’évertue toujours à nier». Autre nom cité: Haji Halil, "un turc musulman pieux qui a sauvé les membres d’une famille arménienne de la déportation et de la mort en les cachant pendant plus d’un an, au péril de sa vie", mais aussi un notable Wahadi efendi (dissimulant des enfants dans des troncs d’arbres), le chef de tribu agha Temur qui aurait sauvé 200 arméniens dans la région du Dersim ; le gouverneur Faïk Ali Bey, gouverneur de Kütahya qui a "refusé de déporter les cinq mille arméniens de son district…" Il évoque aussi la réticence des rescapés ou enfants de rescapés à parler de ces Justes qui font pourtant partie de leur histoire familiale, «craignant que les justes puissent servir de caution à l’Etat turc» car "tant que la Turquie ne fait pas un pas officiel, les arméniens ont peur que ces sauveurs ne servent qu'à faire diversion»… «et fassent de l’ombre à la priorité des survivants : le reconnaissance du génocide». Autres figures: Mehmet efendi, surnommé le Schindler turc ; Hasan Mazhar (gouverneur d’Ankara ou Angora) ou Mahir Bey (préfet de police à Merzifon).
L’ouvrage Détruire les arméniens : histoire d'un génocide / Mikaël Nichanian, évoque les Oppositions turques au programme d’extermination, avec la figure de Mehmet Djelal, mais aussi les fonctionnaires du vilayet de Diyarbekir ; le cas d’Ahmed Riza, sénateur, ayant «manifesté publiquement son opposition à la politique de déportation et de spoliation systématique des populations arméniennes lors de la reprise des travaux du sénat à l’automne 1915» ; le gouverneur de la province de Smyrne (pourtant unioniste) Mustafa Rahmi [Arlan] qui «se serait opposé aux ordres de déportation générale», ainsi que les grandes familles locales de Kütahya, Kermiyanzade et Hodjazade Rasik, qui «ont contribué à sauver près de 8000 arméniens». Il cite aussi le cas de quelques centaines de villageois protégés par les chefs Kurdes du canton de Malazgirt dans la plaine de Mouch.
La somme Mémorial du génocide des arméniens regroupant de très nombreux documents constituant la mémoire du génocide, a une petite partie intitulée Les sauveteurs (p 441-450), où l’on peut lire des extraits de témoignages racontant des moments où des populations ou individus ont aidé ou sauvé des arméniens : le cheikh Hammo Chero dans le Sindjar ; la tribu arabe Ansarieh ; un village de Yézidis ; les Kurdes Kizilbas et les Grecs à Erzincan…
Enfin, ces différents ouvrages parlent de ces très nombreuses femmes et nombreux enfants, qui furent "sauvés" (en tout cas physiquement), car mariées ou adoptés de force par des hommes turcs ou des familles turques, ou utilisés comme domestiques voir esclaves, parfois à des fins sexuelles, ou encore du cas d'enfants enfermés dans des orphelinats en vue d'être "turquéisés". On le voit ici le sauvetage n'a qu'un sens physique, l'identité et la dignité des personnes ayant été anéanties.
Un documentaire sur le sujet a été diffusé sur LCP en mai 2021, de nombreux journaux l’ont chroniqué :
le Figaro, Sur LCP, «Les Justes turcs»qui sauvèrent des Arméniens en 1915
le Nouvel Obs, « Les Justes turcs, un trop long silence », les « Schindler du Bosphore »
l'Express, Génocide arménien: l'honneur des "Justes"
Voir aussi :
Un livre est sorti récemment Les Justes et gens de bien du génocide des Arméniens.
Turcs ayant refusé de participer au Génocide de 1915 sur le site Global Armenian Heritage