D'où viennent les concepts d'« éco-anxiété » et d'« écostress » ?
Question d'origine :
On parle d'« éco-anxiété » et d'« écostress », mais d'où viennent ces notions ? Y a-t-il des ouvrages ou artricle canoniques derrière ces concepts ? Quelles sont leurs différence ? Qui les a inventés ?
Réponse du Guichet
Le terme d'éco-anxiété a été forgé par l'historienne états-unienne Linda Leff en 1990. Il a pourtant fallu attendre une vingtaine d'années avant qu'il se diffuse, d'abord dans les médias grands publics, puis, à partir de la fin des années 2010, dans la littérature universitaire. Où il continue de faire débat.
Bonjour,
Il n'est pas toujours aisé de retracer l'origine d'expressions médiatiques à la mode. En l'occurrence, le terme "éco-anxiété", ou "écoanxiété" semble avoir tout dernièrement intégré le champ des recherches scientifiques, puisqu'on ne trouve ce terme dans aucune publication scientifique antérieure à 2019, selon le Sudoc et Google scholar.
Pourtant, on en trouve quelques occurrences dès les années 2000 dans des organes de presse grand public, à titre de curiosité : consultés via Europresse, plateforme accessible avec votre abonnement BmL, un article de La Presse, journal canadien, titrait ainsi en septembre 2007 "docteur, suis-éco-anxieux", Le Monde parlait le 1er octobre 2008 d'"éco-anxiété" amazonienne, quand Libération évoquait le 13 janvier 2009 les cas d'éco-anxiété rapportés par des psychiatres et psychologues de nombreux pays comme "une mode venue des Etats-Unis"... Aucun de ces articles ne citait un auteur en particulier comme inventeur du mot.
Tout se passe donc comme si l'anxiété provoquée par le changement climatique, n'avait pas été prise au sérieux par la communauté scientifique jusqu'à ces dernières années. C'est ce que semble indiquer un article de 2020 du journal La Presse, pour qui le terme pose problème :
Encore trop récente pour être considérée comme un diagnostic clinique, l’écoanxiété ne fait pas partie des troubles répertoriés dans le DSM-5, la plus récente mouture du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, qui date de 2013. Dans son rapport Mental Health and our Changing Climate : Impacts, Implications, and Guidance, publié en 2017, où elle reconnaît l’impact des changements climatiques sur la santé mentale, l’Association américaine de psychiatrie définit l’écoanxiété comme « une peur chronique du désastre environnemental ». Une définition qui n’évacue pas entièrement le flou qui entoure ce terme utilisé dans plusieurs études scientifiques.
« On peut être très conscient des changements climatiques et poser des actions concrètes, mais ne pas être écoanxieux, explique Catherine Raymond, doctorante en neurosciences et chercheuse au Centre d’études sur le stress humain de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal. « Pour l’instant, c’est difficile à démêler puisqu’il ne s’agit pas d’un terme qui est clinique. Techniquement, on pourrait l’utiliser un peu comme un terme fourre-tout. »
Il n’existe pas non plus d’échelle permettant aux cliniciens d’évaluer l’écoanxiété, comme c’est le cas pour la dépression, l’anxiété et le stress. Selon Christina Popescu, doctorante en psychologie sociale et assistante de recherche à l’Université du Québec à Montréal, une échelle aurait été conçue et serait en train d’être validée par des pairs. « Cela permettra de départager ceux qui souffrent vraiment d’écoanxiété des autres qui se disent préoccupés, mais qui ne sont pas tant affectés dans leur vie au quotidien », dit celle qui mène actuellement une étude sur l’écoanxiété dans le cadre de sa thèse de doctorat.
La médecin-chercheuse en psychiatrie belgo-canadienne Véronique Lapaige, auteure de la thèse La Santé publique globalisée, consultable sur papyrus.bib.umontreal.ca, revendique pourtant l'invention du concept dès 1996. Interrogée par National geographic, celle-ci le décrit comme un mal générationnel :
Que désigne exactement l'éco-anxiété ?
Lorsque j’ai inventé ce concept en 1996, je cumulais trois casquettes de professeure : une en santé mentale, une en santé publique et une en santé environnementale. C’est ce qui m’a poussée à m’interroger sur le ressenti des gens par rapport aux grands bouleversements de la planète (réchauffement climatique, pollution, extinction des espèces etc).
Je me suis aperçue, dans le groupe multiculturel d’une cinquantaine de personnes que je suivais à l'époque, que beaucoup exprimaient un mal-être identitaire similaire face au constat effroyable de ce qui se passait autour de nous. Mais ce sentiment n’était pas uniquement négatif car il provoquait aussi une responsabilisation de ces personnes face aux changements planétaires.
Or, si l’on veut combattre le réchauffement climatique, se sentir responsable est indispensable. Il ne faut donc pas voir l’éco-anxiété uniquement comme un problème mais aussi comme un moteur pour changer les choses. Ce sentiment conduit les gens à adhérer à certaines valeurs, à un engagement intérieur. Ils vont prendre position dans le débat public, se rassembler et un leadership collectif peut alors émerger.
Les jeunes sont-ils plus touchés ?
Oui, selon mes recherches, j’estime qu’environ 85% des 15-30 ans se sentent concernés par le changement climatique. C’est plus que chez les adultes. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, ils sont plus exposés à cette thématique, qui est très présente sur internet et les réseaux sociaux. Ils sont aussi plus nombreux à y partager leurs craintes et leur mal-être avec leurs amis ou même publiquement.
Une recherche dans sa thèse ne nous a cependant pas permis d'y trouver le mot. La maternité du terme lui est pourtant attribuée par de nombreuses sources, comme Le Figaro, Essentiel-santé magazine ou encore le Centre régional d'éducation à la santé de PACA. La publication dans laquelle le terme aurait été forgé n'est malheureusement jamais cité, y compris dans l'entretien réalisé par le CRES et disponible sur YouTube, où le docteur Lapaige parle d'un "livre" censément publié en 1997. Le CV en ligne de la chercheuse indique quatre livres parus en 1996 :
- Lapaige, V. (1996). Soleil et Terre, lumière et dépression saisonnière : que se passe-t-il derrière l’écran du générateur de lumière en luminothérapie… du point spectral? Bruxelles : CIB (Centre d’Impression Bénévole, Cercle Médical Saint-Luc).
- Lapaige, V. (1996). Le vieillissement, un processus dynamique? Bruxelles : CIB (Centre d’Impression Bénévole, Cercle Médical Saint-Luc).
- Lapaige, V. (1996). L’adolescent, le borderline… et l’adolescent borderline. Bruxelles : CIB (Centre d’Impression Bénévole, Cercle Médical Saint-Luc).
- Lapaige, V. (1996). Panic disorder and late focal seizure successfully treated by carbamazepine. Bruxelles : CIB (Centre d’Impression Bénévole, Cercle Médical Saint-Luc).
N'ayant pu consulter ces ouvrages, nous ne savons pas si notre expression s'y trouve. En revanche, un document de la Fondation Jean-Jaurès intitulé "Eco-anxiété : analyse d’une angoisse contemporaine" indique que Lapaige aurait traduit le terme eco-anxiety apparu le 5 octobre 1990 dans le Washington post sous la plume de l'historienne Lisa Leff. Cette attribution est confirmée dans des articles en anglais accessibles en ligne, tel "Reimagining Christian Hope(lessness) in the Anthropocene" de Timothy Robinson, paru en 2020 dans la revue Religions et disponible sur mdpi.com :
Understood as psychological or emotional stress, distress, or grief triggered by increasing awareness of deteriorating environmental conditions and the planetary scope of the ecological crises we now face, the term “eco-anxiety” first appeared in print in a 1990 Washington Post article about the efforts of activists in Maryland to protect the local waterways that feed the Chesapeake Bay.
De nombreux autres articles accessibles via Google scholar semblent aller dans ce sens. Fait intéressant, Susan Wardell, dans "Naming and framing ecological distress" (Medicine Anthropology Theory, 2020, consultable en ligne sur medanthrotheory.org, revient sur le long cheminement entre la création du mot-valise et sa reprise par la presse grand public à partir des années 2010. Reprise problématique car, comme le disait Véronique Lapaige, le tableau clinique de ce "mal du siècle" recouvre une conception de l'anxiété telle qu'on l'entend dans le langage courant, mais qui n'est pas celle de l'anxiété clinique :
‘Eco-anxiety’ was pegged as a ‘national ailment’ in the USA as early as 1990, in a Washington Post article that explored public responses to the growing problem of pollution (Leff 1990). It was 18 years later that the term re-emerged in a New York Times Magazine article with a focus on climate change (Dickinson 2008). In Sweden, psychiatrists recognised klimatångest—also translated as ‘climate anxiety’—as a ‘new phenomenon’ in 2010 (Lagerblad 2010), and the English-language term has been included in two American Psychological Association reports since (Clayton, Manning, and Hodge, 2014; Clayton et al. 2017). By 2019, the term was quickly becoming mainstream, with the BBC publishing a video asking ‘Are you suffering from eco-anxiety?’ (BBC 2019), while New Scientist suggested ‘eight tips for managing eco-anxiety’ (Sarchet 2019) and Vogue offered advice on ‘how to talk to your kids about eco-anxiety’ (Noble 2019).
The term ‘anxiety’ makes clear reference to the established psychiatric category of ‘anxiety disorders’ in the Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), and thus has the potential to pathologise. Yet, arguably, the term ‘anxiety’ is already used by the public to reference more everyday registers of emotional experience. In the context of these articles, the suggestion of ‘self-management’ (rather than professional referral) also suggest a less serious framing, though still one that hints at individual maladjustment.
Le mémoire de Nicolas Vaissier "Leviers et freins à l’adhésion à l’écopsychologie", soutenu en juillet 2020 et lisible sur igd.unil.ch, seule source francophone associant "éco-anxiété" et "Lisa Leff" que nous ayons trouvée, revient à la fois que le problème théorique que pose cette notion non clinique et sur les difficultés de nomination des angoisses provoquées par le changement climatique.
Au niveau psychologique, l’inquiétude – non pathologique – que peut éprouver une personne face à un environnement changeant et incertain a été évoquée pour la première fois en 1990 par Lisa Leff lorsqu’elle a utilisé le néologisme « écoanxiété ». En 2003, Glenn Albrecht a eu recours à un autre néologisme, celui de « solastalgie », pour définir cette « douleur ou détresse causée par une absence continue de consolation et par le sentiment de désolation provoqué par l’état actuel de son environnement proche et de son territoire » (Albrecht, 2020, p. 76). Une première nécessité de la transition écologique est donc d’être à même de dispenser les soins nécessaires au soulagement d’une telle détresse psychologique.
Toujours est-il qu'en France, le terme fait florès, surtout depuis 2020 et la publication du livre du docteur Alice Desbiolles L'éco-anxiété : vivre sereinement dans un monde abîmé, même si le terme se trouvait déjà en 2018 dans Une autre fin du monde est possible : vivre l'effondrement (et pas seulement y survivre) / Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle.
Pour en terminer avec ce sujet pour le moins stressant, nous vous proposons de découvrir notre réponse Quelles lectures pour faire face aux incertitudes de l'avenir ? qui contient, nous l'espérons, quelques conseils de livres propres à vous éviter de sombrer dans cette anxiété très partagée aujourd'hui...
Bonne journée.