Pourquoi la Compagnie du Levant a-t-elle été un échec ?
Question d'origine :
Pourquoi la compagnie du Levant a été un échec ?
Réponse du Guichet
La Compagnie du Levant, comme la plupart des Compagnies créées par Colbert, n’a en effet pas eu le succès escompté. Entre concurrence des autres pays, réticences à l’égard de toute intervention de l’État, mauvaise volonté des investisseurs et mauvaise gestion, les subventions et avantages pourtant maintes fois renouvelés ne suffirent pas à maintenir la Compagnie à flot.
Bonjour,
Pour rappel :
La Compagnie du Levant est une entreprise commerciale française créée à l'initiative de Colbert, le 18 juillet 1670. Elle eut pour principale mission d'importer des matières textiles (coton, soie, laine) et d'exporter en retour des produits manufacturés entre la France et l'Empire ottoman (la Porte) et, plus précisément, entre les ports de Marseille et Sète et les comptoirs dits «échelles du Levant».
Extrait de l'article Compagnie du Levant sur Wikipédia, à lire pour le contexte.
L’échec de la compagnie du Levant est du à de multiples facteurs : résistances au dirigisme des marchands et fabricants, fraudes diverses, préférence des investisseurs pour les terres et les rentes, mauvaise organisation, concurrence redoutable des Anglais et des Hollandais. Sur le long terme pourtant, et longtemps après sa disparition, elle aura contribué à une diversification des productions manufacturées françaises et à un essor du commerce avec le Levant.
Relation d'un voyage du Levant. Elegri. @Wikipedia
L’échec de la Compagnie du Levant :
L’échec global de Colbert :
Du côté du commerce extérieur, où les ambitions furent illimitées, les magnifiques compagnies de commerce successivement créées perdirent leurs vaisseaux, vendirent leurs privilèges, firent faillite ou disparurent. […]
Les raisons de l’échec :
[…] Les marchands étaient tous d’accord sur un point, leur liberté de trafiquer à leur guise, des marchandises qu’ils voulaient, avec qui ils voulaient, par les moyens qu’ils choisissaient. Liberté, individualisme, intérêt particulier: tout, dans cette tradition et cette nécessité, entraînait la méfiance envers l’État; un Etat dont le crédit avait été longtemps fort bas, qu’ils accusaient (exagérément) de rapacité fiscale et, plus justement, de gaspillage. Faut-il rappeler avec quelle peine, après quelles supplications et quelles menaces ont été rassemblés les actionnaires de toutes les compagnies, maritimes et autres ? que les agents du roi durent contraindre nobles, parlementaires, officiers et marchands de risquer leurs deniers ? que les uns et les autres ne songèrent qu’à se débarrasser rapidement de ces participations forcées ?
A cette défiance des entreprises de l’État, considérées comme des impôts détournés, dut s’ajouter la méfiance envers leurs agents eux-mêmes. […] En outre, fabricants et négociants connaissaient bien leur clientèle; les produits qu’elle réclamait ne coïncidaient pas forcément avec les règlements. Tous enfin étaient habitués à constituer des «sociétés» de personnes apparentées, brèves, conclues à l’amiable pour affréter des navires, organiser une ou deux expéditions; Amsterdam, Londres, Cadix, villes alliées ou non, c’était là que se faisaient les affaires, par des liaisons privées, et non au sein de quelque compagnie officielle, magnifique et peu compétente.
On peut penser aussi que le monde des marchands pouvait parier sur l’échec de Colbert, ministre discuté, dont la faveur parut longtemps incertaine, et qui visait des adversaires trop puissants. On n’attaque pas impunément les marines hollandaises et anglaises, la Banque d’Amsterdam, les Compagnies des Indes et le cabotage mondial des Pays-Bas. […]
Au temps du prétendu «colbertisme», l’initiative privée continuait sans peine à l’emporter. Des idées trop vieilles (ou trop neuves?) étaient appliquées à contretemps, à un pays qui n’en voulait pas. Plus que le roi, c’est la France qui a refusé l’«offre» supposée de Colbert.
[…]Le monde des parlementaires, des officiers et des simples bourgeois n’ignoraient pas que la terre, même avec ses revenus déclinants, constituait un capital sûr […].
Marchands, armateurs, bourgeois timorés et capitaines de la finance, aucun de ceux-là n’étaient assez fou pour consacrer, sinon pour faire leur cour, plus de quelques centaines d’écus à des entreprises téméraires, mal adaptées aux réalités, lancées souvent avec quelque légèreté par les personnages douteux de la clientèle ministérielle.[…]
Hâtivement installée, ne tenant souvent qu’à coup de subventions et d’insistante persuasion, incapable de s’opposer à de trop puissants rivaux, ignorant l’agriculture, ignorant les habitudes économiques, financières et peu maritimes des Français, l’œuvre de Colbert, à quelques exceptions près, tombait en porte à faux et était à demi condamnée avant que les dépenses militaires ne viennent l’achever.
Histoire économique et sociale de la France. T. 2 1660-1789 pp. 355-358
Autre problème figuré dans cet Arrêt du Conseil d’Etat du roi, portant révocation du transit de Marseille à Genève, 15 octobre 1704, reproduit dans un Manuel Histoire 2de:
Cette prétendue compagnie n’a jamais établi en Levant aucun comptoir ni magasin, elle n’a jamais eu ni vaisseaux ni barques.
D’autres textes pointent un interventionnisme préjudiciable à la réussite :
Mais ces compagnies doivent leur naissance à peu près toutes à l’action directe du gouvernement, contrairement aux autres pays où tout a procédé de l'initiative privée. Les conséquences de cette intervention de l'État impliqueront l'absence de toute liberté commerciale, l'intolérance religieuse, l'exclusivisme économique, un régime défectueux d'appropriation des terres aux colonies, et aussi un manque d'esprit de suite et de persévérance. […]
Bonnassieux attribue l'échec de la plupart des grandes compagnies à leur mauvaise direction administrative, à la distribution de dividendes prématurés ou fictifs, au manque de capitaux et de crédit, à la mauvaise organisation économique. [Les grandes compagnies de commerce : étude pour servir à l'histoire de la colonisation, Pierre Bonnassieux, 1892 ]
Dans Jaenen, C. J. (1964). Le Colbertisme (suite). Revue d'histoire de l'Amérique française, 18(2), 252–266, p.254-255 et 261
Voir aussi:
Les Néerlandais et le marché monétaire levantin dans la seconde moitié du XVIIe siècle (1648-1701), Thierry Allain. Histoire, économie et société, 2008/2. p. 12 et suivantes
Histoire de la vie et de l’administration de Colbert, par Pierre Clément, 1846, chapitre VI
Un échec relatif ?
L’échec est patent au temps de Colbert mais à relativiser sur le temps long. C’est en effet en partie grâce à la Compagnie du Levant que les productions manufacturées françaises se sont diversifiées, que la marine marchande s’est développée, et que le commerce marseillais au Levant fut plus tard un succès.
La première compagnie du Levant, établie en 1670, était contrôlée par des marchands parisiens. À la manière du mercantilisme bien entendu, l’entreprise avait pour but de vendre les produits de l’industrie française contre «toutes sortes de marchandises du Levant à bon marché et en abondance ». Pendant huit années, la Compagnie reçut des subsides à hauteur de 10 livres par balle de tissu de laine languedocien, fut exemptée de quasiment toutes les taxes locales, et bénéficia de l’immunité à l’égard de la presse pour ses marins. Cependant, la Compagnie connut de telles pertes sur les lainages qu’elle nécessita une injection de capitaux frais en 1673. Bien que les négociants indépendants fassent constamment des profits en Méditerranée orientale, les administrateurs bourbons restèrent fidèles à l’idée d’une compagnie à charte représentant les intérêts du royaume et écoulant sa production manufacturière. La seconde Compagnie du Levant, établie en 1678 reçut de plus grands privilèges encore. À nouveau, les négociants levantins expérimentés en furent exclus, et à nouveau la compagnie souffrit de graves pertes en exportant des produits manufacturés de piètre qualité que les consommateurs turcs ne voulaient pas ou dont ils n’avaient pas besoin. Colbert suspendit le régime de la charte en 1682, bien avant que le privilège de la compagnie n’expire.
Pour Seignelay, comme pour Colbert, une compagnie à charte devait reposer sur certaines conditions : ses privilèges ne reposaient en rien sur un comportement de «chasseur de rentes». La Compagnie méditerranéenne, établie en 1685 pour cinq années, avait pour but explicite le développement des marchés à l’exportation pour tous les produits des manufactures françaises, et pas seulement les lainages. Ces diverses compagnies établirent une raffinerie de sucre, une manufacture de soie et un atelier de fabrication de brocart. En 1689, la Compagnie méditerranéenne fut renouvelée, mais les prises des corsaires en ces temps de guerre la condamnèrent. Pontchartrain fit une nouvelle tentative en 1698, mais celle-ci échoua rapidement. Elle ne fut jamais remplacée, mais des personnes privées prirent le contrôle de ses ateliers qui connurent un grand essor grâce au soutien gouvernemental. Dans les premières décennies du XVIIIe siècle, la diversification croissante des produits manufacturés français et la réexportation des denrées coloniales en provenance des Antilles contribuèrent considérablement au succès à long terme du commerce marseillais au Levant.
Marseille et la question du mercantilisme : privilège, liberté et économie politique en France, 1650-1750, Jeff Horn, Histoire, économie & société, 2011/2 (30e année), pages 95 à 111.
Dans La Compagnie royale d’Afrique dans les échanges méditerranéens du XVIIIe siècle, Christopher Denis-Delacour et Mathieu Grenet, paragraphe 7, (in La mer en partage: sociétés littorales et économies maritimes, XVIe-XXe siècle ), les auteurs invitent également à revenir sur les imbrications pas uniquement néfastes entre institutions et marchands privés :
Certes, l’éphémère Compagnie du Levant (1670-1685) n’eut pas l’influence escomptée, et périclita rapidement du fait du manque de capitaux, des dissensions internes minant sa gestion et de la médiocre revente des produits importés. Pour autant, le contrôle exercé sur le commerce des Échelles s’apparente à un processus de captation d’un marché au profit de négociants ayant habilement joué des différents contextes politiques et institutionnels. Dans le cadre de la Chambre de commerce, et dès la fin du xviie siècle, ces négociants ont ainsi su tirer profit des reformes colbertiennes pour éliminer progressivement la concurrence nationale et étrangère autour du marché levantin.
Des textes plus anciens abordaient déjà cet «échec» sous un jour plus favorable :
Le commerce du Levant paraît avoir été plus favorable aux négociants français, du moins dans la seconde moitié du siècle, car il y avait eu, jusqu’en 1660, une profonde décadence. Colbert contribua à son relèvement en établissant la franchise du port de Marseille. Il est vrai que la création de la Compagnie du Levant ne donna pas les résultats que le ministre en attendait; mais le commerce libre se développa beaucoup à la fin du siècle. Si les Anglais restent au premier rang, les Français l’emportent sur les Hollandais; en 1713, les marchandises du Levant débarquées à Marseille représentent 11 millions de livres; près de 300 navires font ce trafic et partout, dans les ports de l’Empire Ottoman, on trouve des marchands et des consuls français.
Le capitalisme commercial et financier au XVIIesiècle, Henri Sée, 1926, chapitre 4 de Les origines du capitalisme moderne.
Voir aussi:
Le commerce français dans le Levant au temps de Colbert, H. Pigeonneau, Revue d'économie politique, Volume 4, 1890
Colbert, son système et les entreprises industrielles en Languedoc (1661-1683), Prosper Boissonnade, Annales du Midi,1902, 14-53, pp. p. 17 et suivantes
Pour aller plus loin:
Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIe siècle, Paul Masson, 1896 en ligne ou à la BML.
Très bonnes lectures !