Comment expliquer la diction caractéristique des gens de radio d'après-guerre ?
Question d'origine :
Pourquoi les présentateurs radio des années après-guerre parlaient avec une telle intonation (voix pincées, mots accentués) ?
exemple :
Réponse du Guichet
Les voix radiophoniques ampoulées et nasillardes étaient héritées du théâtre pour l'aspect déclamatoire. L'enregistrement mécanique nécessitait également cette posture car la prise de son était réalisée devant un pavillon avant que l'enregistrement électrique permette la captation au micro où il est plus facile de murmurer. L'enregistrement mécanique ne permettait pas non plus d'enregistrer les fréquences basses et medium (500 à 3500 hz), celles qui correspondent aux voix. La qualité n'était pas celle des "traitements numériques [qui] permettent de retrouver sans déformations les voix d’origine" et d'éviter les voix qui sortaient du nez.
Bonjour,
Ces voix acousmatiques, véritable patrimoine sonore, nous paraissent effectivement ampoulées et nasillardes. Dans ses mémoires, J'en ai vu des choses, Louis Merlin, journaliste et co-fondateur d'Europe 1, écrit :
... la bouche en cul de poule, frémissant des amygdales, remâchant les syllabes, caressant au passage les consonnes d'un frétillement de langue... Quelques sous produits fossilisés des deux sexes datant de cette époque disparue, existent encore derrière quelques micros de la R. T.F. avec une cuvée particulièrement remarquable dans la haute fidélité sur France IV avec modulation de fréquence de la glotte.
Comme le dit Colas Riste dans l'introduction de son article La voix extravertie : à l'écoute des journaux parlés in: Communication et langages, n°123, 1er trimestre 2000. Dossier : Les médias en Russie. pp. 5-16 :
Le son déclamatoire de la radio des années 50, copié sur celui des actualités cinématographiques, lui-même copié sur celui des acteurs du théâtre classique est devenu insupportable à nos oreilles. Chaque époque, et non seulement chaque radio, a sa tonalité...
Il ajoute dans cette étude où un échantillon de personnes écoutent des voix radiophoniques, que les voix favorites sont qualifiées de dynamiques, spontanées, claires, actives, assurées, posées, sans trop de hauteur. Nous y apprenons également que
la transformation s'est faite dans les années 60. Que l'on réécoute un journal parlé de France-Inter du début de cette décennie, c'est encore une voix déclamatoire venue des années 1940 qui annonce : "Inter-actualités !". Aussitôt après, cependant, prend la parole une Jacqueline Baudrier énergique et qui rompt avec la distinction apprêtée et la voix de tête de ses devancières. Mais sa voix en même temps a perdu le sourire, le faux sourire des années 50. Elle n'a pas encore inventé (ou découvert) l'entrain ou la fébrilité comme mode d'énonciation du journal.
Son ton est sérieux et pédagogique. Son journal, écrit comme Le figaro ou Le Monde, peut commencer sur de véritables périodes oratoires. La diction, enfin, cale ses pauses sur la ponctuation grammaticale, selon le code de la lecture traditionnelle, alors que le journaliste sait aujourd'hui intercaler un suspens à n'importe quelle place syntaxique, fût-ce entre l'article et le nom : l'élocution moderne a substitué largement une ponctuation respiratoire, permettant animation et liberté, à la ponctuation sémantique. Peu à peu les animateurs influenceront les présentateurs de radio. En 1969, Yves Mourousi inaugurera avec son "Bonjour !" désinvolte un nouveau style sur France-Inter, mais avant lui d'autres sur RTL et Europe 1 avaient fait évoluer le ton radiophonique.
Mais comme dit Catherine Gonnard, chargée de mission documentaire à l’INA, "quand on écoute des sons anciens, on écoute aussi une atmosphère. On écoute autre chose que simplement le son, comment un parfum d'histoire nous vient". Source : Les voix du passé, du microsillon aux archives sonores : Épisode 4/4, France culture, 2021.
Si la voix porte avec elle "un parfum d'histoire", c'est probablement parce que de nos jours, comme celle des voix off des reportages, elle s'est standardisée. Victoire Tuaillon illustre cette normalisation des voix télévisées avec Et là, c'est le drame, un documentaire audio de neuf minutes diffusé sur Arte radio. L'article de Téléobs, Mais pourquoi tous les journalistes télé ont-ils le même ton ? aborde également cette question.
Mais pour quelles raisons les voix radiophoniques, télévisées et du cinématographe d'autrefois ont-elles cette qualité, cette tonalité et cette diction propre à cette période ?
Outre les grésillements bien caractéristiques d'enregistrements mécaniques produits par le frottement d'"un stylet qui trace [les vibrations acoustiques] sur une feuille de papier enduite de noir de fumée enroulée autour d'un cylindre tournant", source Wikipédia : Enregistrement sonore, la qualité est moindre car les fréquences basses et medium (500 à 3500 hz), celles qui correspondent aux voix, sont moins bien captées. Après 1920-25, avec l'apparition de l'enregistrement électrique, la qualité s'améliore et "aujourd’hui, les traitements numériques permettent de retrouver sans déformations les voix d’origine", source : Pourquoi la voix des acteurs des vieux films est-elle si étrange ?, ça m'intéresse, 9 janvier 2020.
Le passage de l'enregistrement mécanique à l'enregistrement électrique a donc permis un gain qualitatif, un rendu moins nasillard. Et même si Cocteau disait des voix du passé que "c'est du nez que sortaient certaines voix" (cf. plus haut Les voix du passé, du microsillon aux archives sonores, France culture, 2021), cette évolution technique a permis aux orateurs de modifier leur posture, leur volume et leur tonalité héritée de la déclamation théâtrale, lors de la prise de son. En effet, on ne se tient pas de la même façon lorsqu'on parle devant un micro ou devant le cornet d'un phonautographe. Face au pavillon de la machine qui fait office de microphone, on a plus tendance à déclamer qu'à murmurer comme on peut le faire au micro. Le théâtre et la radio sont deux espaces temps bien distincts :
Pierre Schaeffer perçoit la radio comme une expérience sonore privée, à laquelle on prête une oreille distraite. La radio amène le monde à domicile chez l’auditeur et, inversement, lui donne la possibilité d’être présent ailleurs. Pour ce qui est du temps, Pierre Schaeffer met en avant la capacité de la radio à communiquer le présent, car elle peut rendre compte d’un événement au moment même où il se produit. Pour le reste, l’auteur critique la radio de son époque qui n’arrive pas à trouver une identité et imite d’autres genres, ce qui lui fait déclarer que “la radio ne s’exprime que là où l’art fait défaut.” C’est surtout contre le théâtre, présenté comme un langage analogue, que Pierre Schaeffer s’insurge car tout sépare le théâtre de la radio : le caractère rituel d’une représentation théâtrale est à l’opposé de la scène radiophonique, de même que le rôle du décor théâtral est différent de celui du décor sonore. Celui-ci “évolue dans le temps (…) C’est plus qu’un fond, [c’est] un contexte sonore.”
Source : Pierre Schaeffer et l'art radiophonique, Andrea Cohen, Syntone, 24 septembre 2010
Enfin, pour écouter "la plus vieille voix jamais enregistrée", vous pouvez vous rendre sur la page 1860, France : Scott de Martinville, l’inventeur du premier enregistreur. Avec le phonautographe, Scott de Martinville découvrit comment enregistrer des sons sans pouvoir les rejouer. Il n'a donc jamais pu écouter sa prise de son. Ce n'est qu'en 2008 que nous avons pu entendre cette voix vieille de plus d'un siècle.
Pour compléter cet article, vous pouvez vous rendre sur la réponse donnée par le Guichet du savoir en 2006, Les étranges voix du passé... ainsi que « Et la voix s’est faite chair… ». Naissance, essence, sens du geste vocal de Claire Gillie-Guilbert, 2001 et La voix : théâtre, roman, radio et opéra, revue.
Bonne journée.