Observe-t-on des courants de pensées similaires à la statique, la cinétique et la dynamique dans les sciences qualitatives ?
Question d'origine :
Bonjour,
En physique sont distingués:
- la statique (lorsque le système étudié n'évolue pas, par exemple la position d'un objet),
- la cinétique (l'étude de l'évolution de la statique, par exemple la vitesse d'un objet, donc l'évolution de sa position)
- et la dynamique (l'étude de l'évolution de la cinétique, par exemple l'accélération d'un objet, donc l'évolution de sa vitesse).
Existe-t-il des courants de pensée similaires dans des sciences qualitatives? (sociologie, psychologie, etc)
(Un exemple d'analogie possible, j'invente pour imager: en développement de l'enfant, la 'statique' pourrait être l'état de développement à un instant donné, la 'cinétique' pourrait être la construction de nouveaux savoirs/capacités similaires, et la 'dynamique' pourrait être la construction de savoirs/capacités très différents ou bien la modification des processus d'apprentissage).
Merci pour vos excellentes réponses.
GY
Réponse du Guichet

Les notions de statique et de dynamique sociales ont été au fondement de la sociologie créée par Auguste Comte.
Bonjour,
Auguste Comte, qui popularise le terme de "sociologie" à partir de 1839 dans le sens d'une «physique sociale», distingue deux états de la science des phénomènes sociaux : la statique sociale et la dynamique sociale, éléments théoriques que reprend la notice Wikipedia consacrée à Comte résumant notamment sa démarche.
Voici ce que l’auteur lui-même écrit à ce sujet dans l’introduction à son Système de politique positive publié entre 1851 et 1854 :
INTRODUCTION:
STATIQUE ET DYNAMIQUE
L'étude positive de l'Humanité doit être décomposée en deux parties essentielles : l'une, statique, concerne la nature fondamentale du grand organisme ; l'autre, dynamique, se rapporte à son évolution nécessaire. (II, I.)
Il faut [...] d'après une abstraction provisoire, étudier d'abord l'ordre humain comme s'il était immobile. Nous apprécierons ainsi ses diverses lois fondamentales, nécessairement communes à tous les temps et à tous les lieux. Cette base systématique nous permettra ensuite l'explication générale d'une évolution graduelle qui n'a jamais pu consister que dans la réalisation croissante du régime propre à la vraie nature humaine, et dont tous les germes essentiels durent exister toujours.
[La statique sociale] doit successivement caractériser l'ordre humain sous tous les divers aspects fondamentaux qui lui sont propres. Envers chacun d'eux, il faut d'abord déterminer le régime normal qui correspond à notre véritable nature, et ensuite expliquer la nécessité qui subordonne son avènement décisif à une longue préparation graduelle. Fondée sur cette double base, la dynamique sociale développera davantage les lois de l'ordre, en étudiant [...] la marche du progrès, qui dut jusqu'ici se réduire essentiellement à l'accomplissement successif d'une telle initiation [...]. [Dans la statique sociale], chaque élément essentiel du grand organisme est étudié séparément de tous les autres, quant à sa propre nature et à sa formation nécessaire. Au contraire, la dynamique sociale considérera toujours l'ensemble de ces divers éléments, afin d'apprécier d'abord son évolution totale et ensuite son harmonie finale. Pour tous les grands sujets sociologiques, il y a donc ici séparation simultanée et la combinaison successive [...]. Cette grande harmonie logique ressemble à toutes celles que peut offrir, en un cas quelconque, la comparaison de l'étude statique à l'étude dynamique. Elle est surtout analogue à la relation instituée par Bichat entre la théorie fondamentale de l'organisme et la théorie directe de la vie [...]. En étudiant la vitalité de chaque tissu et sa propre évolution, l'anatomie abstraite n'empiète nullement sur le domaine naturel de la vraie physiologie, où tous les tissus sont considérés dans leurs combinaisons en organes proprement dits. De même, la statique sociale, en appréciant l'existence abstraite de chaque élément fondamental et l'ensemble de sa préparation, respecte le champ systématique de la sociologie dynamique, qui combine ensuite toutes ces notions pour caractériser les états successifs de l'humanité. (II, 3-24.)
Il explicite également ces deux notions dans son Introduction à La science sociale (1819-1822) :
Un autre sociologue célèbre, Norbert Elias, conçoit lui aussi le monde social dans une dynamique et l’un de ses premiers écrits (1939) s’intitulera en français La Dynamique de l'Occident. Il y analyse les moteurs du changement social. Le terme est ainsi plus largement utilisé par les sociologues qui analysent la société comme dynamique, avec des normes mouvantes, et non comme un tout figé ou statique.
Paraîtra beaucoup plus tard, en 2016, un recueil de textes auquel les directeurs de l’ouvrage choisiront d’intituler La dynamique sociale de la conscience: sociologie de la connaissance et des sciences.
Enfin, la notice Wikipedia Dynamique sociale, bien que succincte, a le mérite de citer quelques auteurs qui ont fait un usage spécifique de cette notion et de fournir quelques références.
Bonne journée.
Réponse du Guichet

Les métaphores physiques ont été largement utilisées pour penser les phénomènes sociaux et psychologiques. Mais des voix se sont également élevées pour pointer les risques d'un usage non maîtrisé de ce procédé.
Bonjour,
Charles Seignobos, l’un des maîtres d’œuvre de l’école méthodique, a utilisé une analogie telle analogie mécaniste pour définir son projet de science historique. Il indique ainsi en 1909, dans La méthode historique appliquée aux sciences sociales (p.168):
L’étude des phénomènes humains se fait par deux opérations, toutes deux nécessaires :
- 1° l’étude des faits simultanés, aboutissant au tableau descriptif de la société à un moment donné, ce que le vocabulaire de certains sociologues appelle une étude statique ;
- 2° l’étude des faits successifs, aboutissant à la description de l’évolution dans la suite des temps, ce que les mêmes sociologues appellent étude dynamique
I. – L’étude statique consiste à décrire l’état de phénomènes humains. Pour les examiner on est conduit à analyser l’ensemble des manifestations d’activité humaine et l’ensemble des conditions matérielles de la vie humaine, à les grouper en un nombre assez grand de catégories et à étudier séparément chaque catégorie. […]
II. –L’étude dynamique consiste à déterminer l’évolution de chaque espèce de phénomènes, puis l’évolution de chaque société dans son ensemble, enfin l’évolution générale de l’humanité. Elle commence par constater la série des transformations de chaque activité, pour voir si elles vont dans le même sens.
Concernant la psychologie, Freud, dans son texte Esquisse d’une psychologie scientifique, a également recours à une analogie entre le système psychique et les systèmes physiques. Il envisage l’appareil psychique comme « un appareil dynamique et énergétique qui, au même titre que tous les systèmes physiques, est soumis au principe d’inertie: la fonction primaire du système psychique consiste ainsi à décharger l’excitation qu’il subit et à rétablir un état de non-excitation.» (Le sujet de l’expérience chez Freud, Alexandra Renault, Astérion, 1/2003).
Toutefois, si l’utilisation de l’analogie et de la métaphore, en particulier issues des sciences physiques, ouvre souvent de nouvelles pistes de recherches en sciences humaines et sociales, ce procédé a également fait l’objet de vives polémiques quant à leur portée et leur opérabilité.
Alan Sokal et Jean Bricmont, notamment, dénonçaient de manière virulente l’import de concepts issus des mathématiques et des sciences physiques par des chercheurs en sciences humaines, qu’ils regroupent sous le terme de «philosophes postmodernes», dans leur controversé Impostures intellectuelles. L’usage par ces théoriciens de métaphores mathématiques et physiques ne serait selon eux qu’un moyen de donner un vernis de scientificité à des développements vides de sens.
Jacques Bouveresse, qui revient sur cette controverse dans son ouvrage Prodiges et vertiges de l’analogie, pointe les limites et dangers du raisonnement analogique. Il cite la critique adressée en 1921 par Robert Musil à Oswald Spengler pour son usage excessif de l’analogie dans Le déclin de l’Occident:
«Il existe des papillons jaune citron; il existe également des Chinois jaune citron. En un sens, on peut donc définir le papillon: Chinois nain ailé d’Europe centrale. Papillons et chinois passent pour des symboles de la volupté. On entrevoit ici pour la première fois la possibilité d’une concordance, jamais étudiée encore, entre la grande période de la faune lépidoptère et la civilisation chinoise. Que le papillon ait des ailes et pas le Chinois n’est qu’un phénomène superficiel. Un zoologue eût-il compris ne fût-ce qu’une infime partie des dernières et plus profondes découvertes de la technique, ce ne serait pas à moi d’examiner en premier la signification du fait que les papillons n’ont pas inventé la poudre: précisément parce que les Chinois les ont devancés. La prédilection suicidaire de certaines espèces nocturnes pour les lampes allumées est encore un reliquat, difficilement explicable à l’entendement diurne, de cette relation morphologique avec la Chine.» (p.21-22)
Ce faisant, ils posent la question de la nécessaire définition des termes employés, souvent bien moins standardisés dans le cadre des sciences humaines que dans celui des sciences dites dures, ce qui peut conduire à des dérives. La Revue internationale de psychosociologie a justement consacré un numéro, en 2003, à la question de la pertinence de la métaphore dans le cadre du discours en sciences humaines.
Vous souhaitant bonne lecture,
Le département civilisations
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