Pourriez-vous me donner un peu plus d'informations sur la mode "Emo" et son histoire ?
Réponse du Guichet
Le terme « Emo », pour "emotionnal" dérive d'un mouvement musical né dans les années 80 et ressurgit dans les années 90 avec l'essor d'un romantisme noir dans lequel l'apparence, très voyante et "mise en scène", joue un rôle primordial.
Bonjour,
Le 20 octobre 2006, Olivier Wicker consacre dans Libération un article sur le sujet, "Les "emos", rebelles en leur miroir" :
C'est la fusion la plus étrange du moment. Un mix entre la Star Ac et les Sex Pistols, la rencontre entre la culture nerd et l'esthétique gothique, qui marche très fort chez les 12-15 ans. Le terme emo (pour emotional ) apparaît d'abord au milieu des années 80 avec la vague du hardcore américain (Fugazi et consorts).
Le mouvement actuel, qui a d'abord ressurgi au milieu des années 90 aux Etats-Unis avant d'irriguer l'Europe, a très peu de points communs avec le courant originel. Plus branchés Internet (la communauté est très représentée sur MySpace) que défense des droits de l'homme, ces bébés-goth trompent leur ennui dans un romantisme noir, finalement assez fréquent à cet âge. Mais les emos sont aussi extrêmement sensibles, voire pointilleux pour tout ce qui touche à leur apparence. A Paris, rue Keller (XIe arrondissement), où l'on trouve plusieurs magasins spécialisés, filles et garçons discutent longuement de l'opportunité de porter telle ou telle marque. La maigreur et la pâleur sont leur norme. Le noir est leur couleur, comme chez leurs aînés gothiques, mais alors que ces derniers aiment s'alourdir de longs manteaux couverts de signes cabalistiques, eux affichent un certain sens de la sobriété. En ce sens, ils empruntent aussi à la skate culture.
Chochoteries. Surtout, les emos, dernière déclinaison de la figure de l'ado rebelle, sont les premiers à rêver aussi ouvertement de célébrité instantanée. Sur leurs innombrables sites perso, filles et garçons se présentent depuis leur chambre, maquillés, apprêtés, comme pour répondre à un casting du rebelle le plus hype du moment. Le sens de la pose, une approche très mode de la musique, c'est aussi ce qui relie les groupes américains (Taking Back Sunday, Alexisonfire), anglais ou français. Cette attitude agace les autres chapelles du rock qui ricanent des chochoteries dark des emos....
Depuis cette publication, le mouvement ne semble pas s'être essoufflé et Angelo Romeo lui consacre une étude, The body in sociology. Classical theories and contemporary examples of a complex object (Sociétés, 2020/1 (n° 147), p. 85-100) dans laquelle, il rapporte :
Le terme « Emo » dérive d'un mouvement musical né dans les années quatre-vingt. Les jeunes de cette sous-culture n'ont gardé que le nom car le contenu original inspirant a été perdu au fil des ans. Le sens littéral emo est « émotionnel », c'est-à-dire avoir des émotions différentes de celles des autres (...) Ce sont des jeunes qui vivent leurs émotions à travers des formes esthétiques voyantes, c'est-à-dire de longues franges de cheveux devant l'œil droit et du maquillage uniquement sur l'œil gauche. Il existe de nombreux cas dans lesquels ces jeunes utilisent le Web pour montrer comment ils commettent des actes de violence sur leur corps, qui deviennent visibles pour l'ensemble du public en ligne. Leurs corps sont notamment mis en scène sur YouTube mais aussi dans des groupes dédiés sur les réseaux sociaux comme Facebook. Ces attitudes sont analysées soit comme étant de manière déviante soit comme des manifestations évidentes de l'apparence esthétique. Leur corps est «mis en scène» et chacun de leurs comportements est facilement montré sur Internet.
Cette culture semble désormais bien ancrée. L'article de Geoffroy Brändlin dans la Tribune de Genève (15 janvier 2022, n° 12373) consacré à "l'emo rap" témoigne de la diffusion de cette mode et ce dans des milieux plus éloignés de la culture originale :
Ce qu'on fait, c'est de l'émotion, de l'émotion rap. Parfois dans notre tête, c'est juste triste et violent. Je veux que des gens se sentent moins seuls en écoutant mes paroles. Si quelques personnes s'y reconnaissent et que ça leur fait du bien, l'objectif est réussi. » Jimmy Capdevila, artiste amateur de 21 ans, raconte l'emo rap. Depuis quelques années, le jeune comédien d'Échallens s'est laissé séduire par ce style qui a conquis, depuis 2016, les plateformes de streaming musical. Et a vu ses fans élever au rang de stars des artistes américains souvent inconnus qui, depuis leur chambre, produisaient une musique artisanale.
Des paroles d'une sincérité profonde, écorchées et tragiques, racontent anxiété, addiction et chagrins d'amour. Un mouvement percutant qui a placé trois musiques dans les cinq titres hip-hop les plus écoutés sur la plateforme Spotify. « Lucid Dreams » de Juice WRLD, « SAD! » de XXXTentacion et « XO Tour Llif3 » de Lil Uzi Vert. Les artistes y parlent de dépression, de pensées suicidaires ou de drogues. De leur vécu.
Pas étonnant que le terme d' « emo rap » ait été inventé par les spécialistes de la musique qui ont vu dans l'émotion le point commun de rappeurs aux mêmes identités musicales, esthétiques, thèmes et inspirations. « En montrant une sensibilité, les emo rappeurs redéfinissent la vision de la masculinité dans le hip-hop » , explique l'universitaire français Fabrice Vergez, qui a déjà consacré plusieurs travaux de recherche au rap.
Ce qui les réunit clairement: les paroles et les « beats » mélancoliques qui traversent les créations de cette nouvelle génération de rappeurs. Et des références musicales communes autour d'artistes rock, comme le tristement célèbre chanteur de Nirvana, Kurt Cobain, d'intérêt pour le pop-punk et pour la culture musicale emocore, côté paroles. Avant eux, les représentants de ce dérivé musical punk des années 80 abordaient déjà des thèmes durs comme la dépression. Ancré dans son époque, l'emo rap intègre aussi l'influence des animés japonais, que l'on devine dans leurs clips
Pour approfondir le sujet, nous vous suggérons la lecture de Emo. How fans defined a subculture de Judith May Fathallah (2020).