Question d'origine :
Bonjour,
Faut- il abolir l'héritage en France? Quelles en sont les conséquences ?
On entend héritage matériel et non culturel ni religieux.
Expliquez pourquoi. En justifiant avec des arguments pour et contre. Ainsi que des exemples.
Merci
Réponse du Guichet
Remis en cause par de nombreux économistes au XIXe siècle, puis accepté début XXe grâce à la mise en place d'une imposition progressive, l'héritage ferait aujourd'hui plutôt consensus. Or, de nos jours, une part de plus en plus importante du patrimoine des français ne repose pas sur le mérite et le travail, mais sur la naissance. Le poids de l'héritage dans la transmission des inégalités patrimoniales et sociales est redevenu important et la question de sa transformation fait débat dans la sphère politique et économique. Modification voire augmentation de la taxation de l'héritage, création d'un héritage universel, plafonnement de son montant, sont quelques pistes envisagées.
Bonjour,
Si l'opinion publique reconnaît aujourd'hui comme légitime le droit de léguer un patrimoine à ses proches, ce fut loin d’être toujours le cas historiquement.
Alors que l'héritage participe à la transmission des inégalités sociales, les révolutionnaires français ne décidèrent pas de l'abolir mais plutôt de le rendre plus égalitaire entre les héritiers :
Si les révolutionnaires abolissent, à la fin du XVIIIe siècle, de nombreux privilèges liés à la naissance, au premier rang desquels figure la transmission héréditaire du pouvoir politique, ils se gardent cependant de supprimer purement et simplement l'héritage. En matière de succession, ils instaurent un régime de « liberté surveillée », selon le mot de la sociologue Anne Gotman. L'héritage est maintenu, il est imposé, mais la répartition des biens est désormais soumise à une règle égalitaire « draconienne » : les cadets reçoivent autant que les aînés, les sœurs autant que les frères.
source : Et si l’héritage n’allait pas de soi ? / Anne Chemin - Le Monde - 11 mars 2022
Au XIXe siècle, le thème de l'héritage est omniprésent dans la littérature. On le retrouve notamment dans Le père Goriot de Balzac, où Vautrin explique à Rastignac que pour faire fortune il ne sert à rien de travailler, mieux vaut épouser une riche héritière. Mais il est aussi au centre d'intenses controverses philosophiques et économiques.
Le principe de la transmission de patrimoine, de son abolition ou de sa transformation fait en effet débat chez de nombreux intellectuels. Les disciples de Saint-Simon, notamment Saint Armand Bazard et Barthélemy Prosper Enfantin, admirateurs de Bentham, préconisent l’abolition pure et simple du droit d’héritage. Bakounine, Karl Marx, Léon Walras, Vilfredo Pareto, John Stuart Mill ou encore Durkheim ont également souligné la nécessité soit de l'abolir soit de l'encadrer pour réduire ses effets sur la reproduction des inégalités sociales. Pour Keynes et les libéraux, bénéficier d'un héritage nuirait au dynamisme économique et à l'effort entrepreneurial. Au contraire, pour d'autres, si la transmission des biens à ses héritiers est assurée, cela ne peut qu'inciter à développer au maximum la création de valeur. Emile Durkheim propose de le restreindre en transférant les sommes issues de l'héritage aux groupements professionnels, afin qu'ils puissent se structurer démocratiquement. Pour d'autres, il en va de la liberté de chacun à transmettre son patrimoine, à sécuriser ses proches.
Voici ce qu'explique Anne Chemin dans Et si l’héritage n’allait pas de soi ? :
Pour ces philosophes du XIXe siècle, la transformation de l'héritage n'est pas un détail technique ou une question accessoire, mais un « puissant levier de transformation sociale », poursuit Mélanie Plouviez . « La réforme, voire l'abolition, de l'institution successorale doit permettre, à leurs yeux, de remettre en cause, non seulement la répartition des richesses entre les familles, mais aussi plus profondément les structures mêmes de la société. Le théoricien social Eugenio Rignano y voit ainsi un moyen d'inventer des formes hybrides de propriété tout à la fois privées et collectives; le sociologue Emile Durkheim une manière d'octroyer de nouveaux droits économiques et sociaux à l'ensemble des travailleurs. »
Dans ce climat d'effervescence intellectuelle, nombre de penseurs plaident en faveur de l'abolition de l'héritage. Les héritiers de Saint-Simon souhaitent ainsi abroger purement et simplement ce « brevet d'oisiveté ». « Il suffirait de déterminer par la loi que l'usage d'un atelier ou d'un instrument d'industrie passerait toujours, après la mort ou la retraite de celui qui l'employait, dans les mains de l'homme le plus capable de remplacer le défunt, écrivent Prosper Enfantin et Saint-Amand Bazard, en 1829-1830. Ce qui serait tout aussi rationnel pour les sociétés civilisées que la succession par droits de naissance l'a paru aux sociétés barbares. »
Une même aspiration abolitionniste habite Mikhaïl Bakounine (1814-1876), qui s'oppose à Marx, en 1869, au congrès de la Première Internationale. « Pour Bakounine, le droit à l'héritage constitue la cause première de l'inégalité sociale, de la perpétuation des inégalités et des différences de classes, analyse l'économiste André Masson dans la revue de l'OFCE, en 2018. Aussi recommandait-il l'abolition de l'héritage "à l'exception de biens personnels de faible valeur". Pour Marx, le droit à l'héritage n'était qu'un simple effet de la propriété privée, un symptôme de son inégale répartition, que résoudrait la collectivisation des moyens de production. »
Quelques décennies plus tard, Emile Durkheim (1858-1917) imagine, lui aussi, une abolition de cet « archaïsme » successoral. « Nous n'admettons plus aujourd'hui que l'on puisse léguer par testament les titres, les dignités que l'on a conquis ou les fonctions que l'on a occupées pendant la vie, écrit-il. Pourquoi la propriété serait-elle plutôt transmissible ? » Le fondateur de la sociologie moderne propose qu'à la mort d'un individu ses biens soient transmis à son « groupement professionnel » d'appartenance une corporation réunissant ceux qui exercent le même métier, qu'ils soient employeurs ou salariés.
Le tournant de l'impôt progressif
Plus modestement, John Stuart Mill (1806-1873) propose, au nom des principes méritocratiques, de limiter la valeur des transmissions qu'un citoyen peut recevoir tout au long de sa vie. « Chacun doit avoir le droit de disposer de la totalité de ses biens, mais non de les prodiguer et d'enrichir l'individu au-delà du maximum nécessaire à une confortable indépendance » , écrit-il en 1848 dans Principles of Political Economy. Ce plafonnement permettrait, selon le philosophe anglais, de lutter contre la pauvreté et d'éviter le développement des rentes ainsi que la perpétuation des grosses fortunes.
La création d'un impôt progressif début XXe siècle apaise ces débats et l'héritage est dès lors moins remis en cause. Il fait consensus.
La sociologue Anne Gotman, dans l'article intitulé L’héritage des biens, c’est aussi l’héritage des liens souligne par ailleurs l'importance de l'aspect sentimental et symbolique de l'héritage :
L'héritier qui s'approprie la richesse ayant appartenu à ses parents reçoit en même temps son histoire. De l'argent gagné à la sueur de leur front n'a pas la même valeur que celui qui a été acquis dans une relative aisance. Les conflits familiaux suscités par l'héritage sont moins liés à la cupidité des héritiers qu'à la valeur symbolique et affective des biens à partager. L'héritage est le révélateur des tensions familiales plus que leur cause première.
C'est au début du XXIe siècle que l'héritage est à nouveau questionné. Aujourd'hui, 60% du patrimoine des français provient de l'héritage contre 35 % au début des années 1970. C'est ce que démontre un rapport du Conseil d'analyse économique daté de décembre 2021.
En France, la part de la fortune héritée dans le patrimoine total représente désormais 60 % contre 35 % au début des années 1970. Ce retour de l’héritage, extrêmement concentré, nourrit une dynamique de renforcement des inégalités patrimoniales fondées sur la naissance et dont l’ampleur est beaucoup plus élevée que les inégalités observées pour les revenus du travail. C’est ce qui explique, au niveau international, le regain d’intérêt porté aux politiques de redistribution du flux successoral afin de promouvoir l’égalité des chances.
Il semblerait qu'environ 40 % du patrimoine transmis échapperait aux prélèvements fiscaux. Les individus réussissent à transmettre une fraction importante de leur patrimoine en franchise d’impôt à leurs proches en raison de nombreux dispositifs avantageux, abattements, optimisations et autres exemptions atténuant considérablement la progressivité de la fiscalité des successions. Une transformation du mode d'héritage revient alors dans les débats. Si l'opinion publique souhaite pour sa part conserver l'héritage et est hostile à toute augmentation de sa taxation, les économistes eux sont convaincus qu'une réforme est nécessaire pour mieux assurer sa progressivité. Plusieurs pistes sont étudiées : taxer en cours de vie, taxer l'assurance vie, mis en place d'un "héritage universel" pour tout français majeur, plafonnement de l'héritage, telles sont les pistes envisagées.
Nous vous proposons ces quelques pistes de lecture pour aller plus loin
Quelques rapports :
Repenser l’héritage / Clément Dherbécourta, Gabrielle Fackb, Camille Landaisc et Stefanie Stantcheva- Les notes du conseil d’analyse économique, n° 69. Ce rapport propose d'alourdir la taxation des successions.
Les grands défis économiques, par la commission internationale Blanchard-Tirole : La commission recommande de taxer mieux plutôt que de taxer davantage.
Les impôts sur les successions et les donations pourraient jouer un rôle plus important pour réduire les inégalités et améliorer les finances publiques / OCDE. Ce rapport note une concentration du patrimoine marquée chez les plus âgés et une difficulté des plus jeunes à s'en constituer un.
Quelques articles (pour ceux qui sont en accès restreint sur internet, vous pourrez les consulter via notre base Europresse, accessible à distance pour les abonnés BML) :
«Pourquoi ce serait une grave erreur d'abolir l'héritage» / Le Figaro - 23 décembre 2021
Les héritiers sont de retour et c'est une bonne nouvelle ! / L'Express - 10 mars 2022
Libéralisme et droit d'héritage : pour ou contre ? / Thierry Aimar - La Tribune -
Gaëlle Macke - Challenges - 26.03.2022
DUCROS Jérémy, VIGNOLLES Benjamin, «L'héritage dans l'histoire de la pensée économique», Regards croisés sur l'économie, 2010/1 (n° 7), p. 180-182
Des livres :
- Catéchisme révolutionnaire / Mikhaïl Bakounine
- Le capital au XXIe siècle / Thomas Piketty
- Les nouveaux héritiers / Nicolas Frémeaux
- Repenser l'héritage : [Et si l'on arrêtait de transmettre... des inégalités ?] / Claire Fournier
Quelques émissions radio et TV :
- Quand on voulait abolir l'héritage (et comment) / Paulin Petit - France culture - 27/12/2018
- Le grand retour de l’héritage / France Culture - 20/11/2018
- Faut-il abolir l'héritage ? / 27 Arte
Bonne journée.