Question d'origine :
Dans sa "Lettre sur les aveugles", traitant du problème de Molyneux, Denis Diderot écrit au 6ème paragraphe : "Descartes, aveugle-né, aurait dû, ce me semble, s'applaudir d'une semblable définition." Et, plus avant, deux pages plus loin, il ajoute : "Descartes, et tous ceux qui sont venus depuis, n'ont pu nous donner d'idées plus nettes de la vision; et ce grand philosophe n'a point eu à cet égard plus d'avantage sur notre aveugle que le peuple qui a des yeux."
Mon épouse et moi butons sur l'interprétation de ce texte. Faut-il en conclure que Diderot croyait Descartes aveugle de naissance ? Ce qui semble inconcevable ! Faut-il entendre la première de ces deux phrases comme un ellipse : "Descartes, s'il eût été aveugle-né, aurait dû..." Mais ce n'est guère satisfaisant ! Pourquoi s'applaudir ?
Réponse du Guichet

Bonjour,
D’après les documents sur la Lettre sur les aveugles de Diderot consultés, la phrase qui vous pose question n’est ni une ellipse, ni une erreur, mais une comparaison pour souligner que Descartes dans sa Dioptrique procède comme l’aveugle traduisant le sensible propre à un sens (la vue) dans les termes d’un autre (le toucher), ou que l’aveugle procède comme lui, ce qui mérite bien sûr applaudissements.
Là où les interprétations diffèrent, et nous nous garderons de trancher tant toutes les analyses insistent sur l’ambiguïté du texte de Diderot, c’est sur le caractère de cette comparaison : est-ce une marque d’admiration ou une subtile ironie ?
Voici quelques éléments, mais nous vous invitons bien sûr à lire les textes ci-après en entier, pour mener votre réflexion :
« La première occurrence du bâton se situe ainsi dans le cadre des phénomènes de la perception : de même que l’organe de la vue nous permet, quand il fait jour, de reconnaître les formes, de même le bâton, quand il fait nuit, nous permet de distinguer s’il y a « des arbres, ou des pierres, ou du sable, ou de l’eau, ou de l’herbe, ou de la boue, ou quelqu’autre chose de semblable ». A défaut de la possibilité d’une effectivité de la vision (en raison des ténèbres ou de la cécité), le bâton permet de porter à distance l’efficace du toucher, c’est-à-dire d’instaurer un « télétoucher ». Diderot, dans la Lettre sur les aveugles, est visiblement séduit par cette substitution cartésienne de la vision par le toucher et remarque que « tous ceux qui sont venus depuis, n’ont pu nous donner d’idées plus nettes de la vision ». D’Alembert, lui aussi, dans le commentaire qu’il livre dans l’article AVEUGLES de la Lettre sur les aveugles, souligne la référence à la Dioptrique et la reprend à son compte dans une jolie formule : « les rayons de la lumière sont le bâton des clairvoyants ». C’est dans le prolongement de cette idée que Diderot fait dire à l’aveugle du Puiseaux qu’il préférerait avoir de longs bras, des bras télescopiques en quelque sorte, plutôt que d’avoir des yeux. C’est toujours en hommage à Descartes qu’il imagine un philosophe aveugle et sourd de
naissance, faisant l’homme à l’imitation de celui de Descartes et donc plaçant l’âme au bout des doigts »
Extrait de : La Lettre sur les aveugles et le bâton de la raison, Véronique Le Ru, en ligne sur Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie.
« Enfin, l’aveugle-né ne peut se faire une idée de la vision dont il est privé qu’à partir du sens du toucher dont il fait usage plus et mieux que les voyants. Et Diderot remarque malicieusement que dans sa Dioptrique Descartes explique la vision par analogie avec des bâtons qui prolongent les mains : façon comme une autre de qualifier la physique galliléo-cartésienne de science d’aveugle ! »
Extrait en ligne de Diderot, la vie sans Dieu, Jean-Paul Jouary.
« La question de la connaissance
Ce qui est enjeu dans la définition du miroir, c’est la connaissance. Diderot, en montrant que la source des idées de l’aveugle est le tact, nous fait voir à quel point nos connaissances dépendent de la vue, ce qui le conduit à une critique de la position rationaliste de Descartes. L’aveugle est interrogé sur un instrument par excellence lié à la vue ; il donne une définition fausse du miroir, en transposant à la vue ce qui s’applique au toucher :
« Je lui demandai ce qu’il entendait par un miroir : “Une machine, me répondit-il, qui met les choses en relief, loin d’elles-mêmes, si elles se trouvent placées convenablement par rapport à elle. C’est comme ma main qu’il ne faut pas que je pose à côté d’un objet pour le sentir.” Descartes aveugle-né, aurait dû, ce me semble, s’applaudir d’une pareille définition »
Descartes aurait du s’applaudir d’une pareille définition, parce que l’aveugle combine des idées pour concevoir le miroir et sa fonction, sans le secours des sens. En réalité, il s’agit pour Diderot de récuser la position de Descartes. Pour cela, il montre que l’aveugle, en combinant de manière purement logique des jugements rapportés par d’autres, raisonne de manière juste et selon la méthode cartésienne, en exerçant son bon sens. Mais il aboutit ainsi à des conclusions fausses : il a en effet raisonné à partir du sens du toucher, qu’il a transposé à la vue, en imaginant une analogie entre la vue et le toucher. La perspective de l’aveugle constitue ainsi une critique du rationalisme.
Diderot montre l’importance des sensations pour fonder les connaissances, et réfute l’innéisme ; il critique d’ailleurs au cours de la Lettre l’idée cartésienne d’un sujet maître de lui et de ses pensées, caractérisé par sa raison au détriment des autres facultés et en particulier de la sensibilité. De plus, l’aveugle ayant élaboré sa définition fausse en jugeant en réalité à partir du toucher, Diderot montre l’implication de la sensation dans l’idée, chaque sensation fournissant une idée singulière.
L’idée selon laquelle l’aveugle procède comme Descartes prend un second sens, manifeste dans une référence de Diderot à la Dioptrique de Descartes. Lorsque l’on demande à l’aveugle du Puiseaux ce que c’est que des yeux, il répond :
« C’est un organe sur lequel l’air fait l’effet de mon bâton sur ma main. »
Diderot poursuit :
« Madame, ouvrez La Dioptrique de Descartes, et vous y verrez les phénomènes de la vue rapportés à ceux du toucher, et des planches d’optique pleines de figures d’hommes occupés à voir avec des bâtons. »
Après avoir montré que l’aveugle procède selon une méthode cartésienne, en usant de son bon sens pour définir le miroir, Diderot poursuit le rapprochement du philosophe et de l’aveugle en l’inversant : Descartes, dans la Dioptrique, procède comme un aveugle car il définit la vision en la pensant sur le modèle du toucher. Voilà qui brouille l’ordre cartésien, en mettant en évidence la complexité des sources de la connaissance. Un peu plus loin, Diderot insiste sur le fait que selon l’aveugle, les sens peuvent être mis en contradiction par les instruments que sont le miroir ou le microscope ; il reprendra cette idée en montrant que la peinture, aux yeux de l’aveugle, met en contradiction le toucher et la vue, puisqu’elle signale aux yeux un relief que le toucher ne permet pas de sentir ; il s’agit des expériences de Cheselden. Ainsi, le rapport des sens aux connaissances fournies est complexe. C’est ce que montrait la critique de Descartes, qui mettait en évidence l’implication de la sensation dans la connaissance. Mais la seconde référence à Descartes, qui manifeste une convergence entre la manière dont procède Descartes et la manière dont procède l’aveugle sur la question de la vue, rend raison de la complexité du rapport entre sensation et idée, du fait de la pluralité des sens. En suggérant que la vue est étudiée par Descartes à partir du modèle du toucher, les hommes y étant « occupés à voir avec des bâtons », le paradigme central de la vision chez Descartes est critiqué, et on peut se demander si la vue est alors élucidée pour elle-même.
Diderot montre donc que les idées dépendent des sens et non du seul bon sens. »
Extrait de : La lettre sur les aveugles de Diderot : l’expérience esthétique comme expérience critique, Katia Genel, en ligne à la BML sur Cairn.
Voir aussi Beauté aveugle et monstruosité sensible, Stéphane Lojkine (« Beauté aveugle et monstruosité sensible : le détournement de la question esthétique chez Diderot (« La Lettre sur les aveugles », La Beauté et ses monstres dans l’Europe baroque 16e-18e siècles, dir. Line Cottegnies, Tony Gheeraert, Gisèle Venet, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2003, pp. 61-78.)
Enfin, pour resituer la problématique (avec notamment le problème de Molyneux) dans l’histoire de la philosophie : L’aveugle et le philosophe, sous la direction de Marion Chottin.
Bonnes lectures !
D’après les documents sur la Lettre sur les aveugles de Diderot consultés, la phrase qui vous pose question n’est ni une ellipse, ni une erreur, mais une comparaison pour souligner que Descartes dans sa Dioptrique procède comme l’aveugle traduisant le sensible propre à un sens (la vue) dans les termes d’un autre (le toucher), ou que l’aveugle procède comme lui, ce qui mérite bien sûr applaudissements.
Là où les interprétations diffèrent, et nous nous garderons de trancher tant toutes les analyses insistent sur l’ambiguïté du texte de Diderot, c’est sur le caractère de cette comparaison : est-ce une marque d’admiration ou une subtile ironie ?
Voici quelques éléments, mais nous vous invitons bien sûr à lire les textes ci-après en entier, pour mener votre réflexion :
« La première occurrence du bâton se situe ainsi dans le cadre des phénomènes de la perception : de même que l’organe de la vue nous permet, quand il fait jour, de reconnaître les formes, de même le bâton, quand il fait nuit, nous permet de distinguer s’il y a « des arbres, ou des pierres, ou du sable, ou de l’eau, ou de l’herbe, ou de la boue, ou quelqu’autre chose de semblable ». A défaut de la possibilité d’une effectivité de la vision (en raison des ténèbres ou de la cécité), le bâton permet de porter à distance l’efficace du toucher, c’est-à-dire d’instaurer un « télétoucher ». Diderot, dans la Lettre sur les aveugles, est visiblement séduit par cette substitution cartésienne de la vision par le toucher et remarque que « tous ceux qui sont venus depuis, n’ont pu nous donner d’idées plus nettes de la vision ». D’Alembert, lui aussi, dans le commentaire qu’il livre dans l’article AVEUGLES de la Lettre sur les aveugles, souligne la référence à la Dioptrique et la reprend à son compte dans une jolie formule : « les rayons de la lumière sont le bâton des clairvoyants ». C’est dans le prolongement de cette idée que Diderot fait dire à l’aveugle du Puiseaux qu’il préférerait avoir de longs bras, des bras télescopiques en quelque sorte, plutôt que d’avoir des yeux. C’est toujours en hommage à Descartes qu’il imagine un philosophe aveugle et sourd de
naissance, faisant l’homme à l’imitation de celui de Descartes et donc plaçant l’âme au bout des doigts »
Extrait de : La Lettre sur les aveugles et le bâton de la raison, Véronique Le Ru, en ligne sur Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie.
« Enfin, l’aveugle-né ne peut se faire une idée de la vision dont il est privé qu’à partir du sens du toucher dont il fait usage plus et mieux que les voyants. Et Diderot remarque malicieusement que dans sa Dioptrique Descartes explique la vision par analogie avec des bâtons qui prolongent les mains : façon comme une autre de qualifier la physique galliléo-cartésienne de science d’aveugle ! »
Extrait en ligne de Diderot, la vie sans Dieu, Jean-Paul Jouary.
« La question de la connaissance
Ce qui est enjeu dans la définition du miroir, c’est la connaissance. Diderot, en montrant que la source des idées de l’aveugle est le tact, nous fait voir à quel point nos connaissances dépendent de la vue, ce qui le conduit à une critique de la position rationaliste de Descartes. L’aveugle est interrogé sur un instrument par excellence lié à la vue ; il donne une définition fausse du miroir, en transposant à la vue ce qui s’applique au toucher :
« Je lui demandai ce qu’il entendait par un miroir : “Une machine, me répondit-il, qui met les choses en relief, loin d’elles-mêmes, si elles se trouvent placées convenablement par rapport à elle. C’est comme ma main qu’il ne faut pas que je pose à côté d’un objet pour le sentir.” Descartes aveugle-né, aurait dû, ce me semble, s’applaudir d’une pareille définition »
Descartes aurait du s’applaudir d’une pareille définition, parce que l’aveugle combine des idées pour concevoir le miroir et sa fonction, sans le secours des sens. En réalité, il s’agit pour Diderot de récuser la position de Descartes. Pour cela, il montre que l’aveugle, en combinant de manière purement logique des jugements rapportés par d’autres, raisonne de manière juste et selon la méthode cartésienne, en exerçant son bon sens. Mais il aboutit ainsi à des conclusions fausses : il a en effet raisonné à partir du sens du toucher, qu’il a transposé à la vue, en imaginant une analogie entre la vue et le toucher. La perspective de l’aveugle constitue ainsi une critique du rationalisme.
Diderot montre l’importance des sensations pour fonder les connaissances, et réfute l’innéisme ; il critique d’ailleurs au cours de la Lettre l’idée cartésienne d’un sujet maître de lui et de ses pensées, caractérisé par sa raison au détriment des autres facultés et en particulier de la sensibilité. De plus, l’aveugle ayant élaboré sa définition fausse en jugeant en réalité à partir du toucher, Diderot montre l’implication de la sensation dans l’idée, chaque sensation fournissant une idée singulière.
L’idée selon laquelle l’aveugle procède comme Descartes prend un second sens, manifeste dans une référence de Diderot à la Dioptrique de Descartes. Lorsque l’on demande à l’aveugle du Puiseaux ce que c’est que des yeux, il répond :
« C’est un organe sur lequel l’air fait l’effet de mon bâton sur ma main. »
Diderot poursuit :
« Madame, ouvrez La Dioptrique de Descartes, et vous y verrez les phénomènes de la vue rapportés à ceux du toucher, et des planches d’optique pleines de figures d’hommes occupés à voir avec des bâtons. »
Après avoir montré que l’aveugle procède selon une méthode cartésienne, en usant de son bon sens pour définir le miroir, Diderot poursuit le rapprochement du philosophe et de l’aveugle en l’inversant : Descartes, dans la Dioptrique, procède comme un aveugle car il définit la vision en la pensant sur le modèle du toucher. Voilà qui brouille l’ordre cartésien, en mettant en évidence la complexité des sources de la connaissance. Un peu plus loin, Diderot insiste sur le fait que selon l’aveugle, les sens peuvent être mis en contradiction par les instruments que sont le miroir ou le microscope ; il reprendra cette idée en montrant que la peinture, aux yeux de l’aveugle, met en contradiction le toucher et la vue, puisqu’elle signale aux yeux un relief que le toucher ne permet pas de sentir ; il s’agit des expériences de Cheselden. Ainsi, le rapport des sens aux connaissances fournies est complexe. C’est ce que montrait la critique de Descartes, qui mettait en évidence l’implication de la sensation dans la connaissance. Mais la seconde référence à Descartes, qui manifeste une convergence entre la manière dont procède Descartes et la manière dont procède l’aveugle sur la question de la vue, rend raison de la complexité du rapport entre sensation et idée, du fait de la pluralité des sens. En suggérant que la vue est étudiée par Descartes à partir du modèle du toucher, les hommes y étant « occupés à voir avec des bâtons », le paradigme central de la vision chez Descartes est critiqué, et on peut se demander si la vue est alors élucidée pour elle-même.
Diderot montre donc que les idées dépendent des sens et non du seul bon sens. »
Extrait de : La lettre sur les aveugles de Diderot : l’expérience esthétique comme expérience critique, Katia Genel, en ligne à la BML sur Cairn.
Voir aussi Beauté aveugle et monstruosité sensible, Stéphane Lojkine (« Beauté aveugle et monstruosité sensible : le détournement de la question esthétique chez Diderot (« La Lettre sur les aveugles », La Beauté et ses monstres dans l’Europe baroque 16e-18e siècles, dir. Line Cottegnies, Tony Gheeraert, Gisèle Venet, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2003, pp. 61-78.)
Enfin, pour resituer la problématique (avec notamment le problème de Molyneux) dans l’histoire de la philosophie : L’aveugle et le philosophe, sous la direction de Marion Chottin.
Bonnes lectures !
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