Question d'origine :
recherche village de l'Ain (sûrement dans les Dombes) où gargantua étant gêné par la boue qui collait à ses bottes s'en débarrassa . en la lançant il recouvrit l'église du village au grand dam des villageois.
Réponse du Guichet
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- Département : Documentation régionale
Le 03/06/2014 à 14h58
Bonjour,
Pour arrondir ses émoluments de médecin-chef à l’hôpital du Pont-du-Rhône de Lyon (futur Hôtel-Dieu), Rabelais publia dix-sept années durant des almanachs (1533-1549). C’est dans le cadre de cette activité lucrative et para-professionnelle, qu’il décide de réinterpréter Gargantua un roman tombé par hasard entre ses mains pour en faire une œuvre populaire : une réussite qui dépasse ses espérances puisque selon ses propres dires, il s’en vendit « plus en deux mois que de bibles en neuf ans ». Jusqu’à sa mort, il exploita le filon, s’inspirant de la légende du géant populaire pour développer une saga longue de cinq livres. Contrairement aux chroniques qui narrent à l’époque l’histoire du géant, l’œuvre de Rabelais se sert des personnages de la légende pour donner libre court à son esprit critique et satirique, ce qui vaudra à son œuvre d’être régulièrement interdite par l’Eglise.
A la même époque en effet, on dénombre la publication d’un certain nombres de « chroniques » narrant les aventures de Gargantua, toutes visiblement inspirées d’une source identique. Leurs auteurs, généralement non identifiés, ne font pas preuve dans leurs œuvres de l’ambition de Rabelais, ni n’en possèdent le talent.
L’œuvre de Rabelais se déroule pour l’essentiel dans le pays imaginaire où vivent les géants du récit. Les « chroniques » en revanche sont ancrées dans la légende de terroir : Gargantua y déambule à travers le pays, de Londres jusqu’à Naples, mais il voyage aussi jusqu’aux rivages de la Grèce antique, croise les grandes figures des légendes populaires, et notamment arthuriennes : Arthur, Merlin, et jusqu’à Hercule qu’il épaule dans sa quête de la Toison d’Or. Le résumé de ses chroniques donné par l’ouvrage Le vrai Gargantua, mythologie d’un géant ne le voit pas s’arrêter en particulier dans l’Ain, alors qu’il évoque précisément ses aventures dans plusieurs autres régions de France (les citations suivantes sont extraites de cet ouvrage).
Des « Chroniques » gargantuines exposant la vie et les aventures de Gargantua, huit nous sont parvenues, et deux seulement sont datées, l’une de 1532, 1’autre de 1533. Rabelais commença la publication de son œuvre par le livre de Pantagruel à la même période, mais la parution des autres livres se poursuivit jusqu’en 1564. On pourrait d’ai1leurs se demander pourquoi le premier tiers du XVI° siècle vit apparaître une telle floraison de récits composés autour du thème de Gargantua. La question est complexe et ne peut être abordée pour l’instant.
Toutes ces « Chroniques » racontent à peu près les mêmes événements, tout au moins les principales d’entre elles, car il en est de si pauvres qu’elles ne méritent guère d’attention. Le fait qu’elles aient été publiées en même temps exclut que leurs auteurs se soient copiés. Il est plus vraisemblable de supposer qu’ils ont puisé à la même source, chacun retenant les détails qui lui convenaient, en résumant d’autres, ajoutant au besoin des épisodes, ou introduisant des variantes suivant son goût et son imagination. Pour reprendre une remarque de Marcel Françon, « on ne peut guère parler “ d’auteurs ”, mais tout au plus de rédacteurs, de remanieurs, ou même d’assembleurs.
Il est peu probable que cette source commune ait été un texte, manuscrit ou imprimé; aucune allusion à un écrit primitif n’a tout au moins été formulée. Il devait plutôt exister un fonds légendaire oral, populaire, répandu dans toutes les couches de la société, mais principalement dans les campagnes, fonds dans lequel a puisé Rabelais de la même façon que ses devanciers, mais qu’il a su exploiter avec génie, et dans un but certainement très différent.
(...)
Il est bien évident qu’au XVI° siècle, en particulier, Gargantua devait jouir d’une réputation trop bien établie pour échapper aux entreprises des fabricants de livrets de colportage. Il était, pour citer de nouveau Pierre Champion, « l’un de ces géants populaires bien avant Rabelais [...] le vorace, l’homme gosier, dont le geste de beuverie, de mangeaille, de combats héroïques, une descente aux enfers [...] réjouissaient les bons compagnons aventureux, ceux qui mangent a leur faim et ceux qui ont parfois le ventre vide »
Effectivement les « Chroniques » gargantuines, qui vont alors voir le jour, sont manifestement écrites pour des lecteurs de foire et de colportage, pour ceux qui « aiment gros rire » et se délectent des gauloiseries, ceux qui ne sont pas plus exigeants sur la qualité que sur l’authenticité. Ce n’est donc qu’une image très déformée, très inexacte et très incomplète de Gargantua qu’elles nous offrent, une image défigurée. Elles insistent sur son gigantisme, sur sa goinfrerie, sur ses astuces et sur son habileté à anéantir ses adversaires.
(...)
Rabelais poursuivait un but particulier: il ne s’agissait pas, pour lui, de rapporter des traditions anciennes afin de satisfaire des lecteurs et de les divertir, mais d’utiliser quelques-unes de ces traditions pour exposer ses idées personnelles. Les données de la tradition ne furent pour lui qu’un prétexte. La principale part de son œuvre est le fruit de son imagination, et le moindre de ses soucis fut sans doute de présenter un Gargantua conforme au Gargantua des origines. Il n’a fait œuvre ni d’historien ni de mythologue, et l’authenticité de ce qu’il expose n’intervient pas davantage dans ses préoccupations que dans celles des chroniqueurs, ses prédécesseurs ou ses contemporains. C’est dire que si Rabelais peut être utilisé dans les tentatives d’explication de Gargantua, il ne doit l’être qu’avec une extrême prudence. Sa renommée est fondée sur d’autres mérites et d’autres qualités, et elle ne peut servir de caution à l’exactitude de ce qui lui est emprunté.
La tradition populaire fait remonter l’existence de Gargantua bien avant ces chroniques. On trouve la trace du géant dans la dénomination de lieux-dits à travers la France, très souvent sous la forme de légendes marquées par des thématiques récurrentes. L’une d’elle, évoquant le Gargantua des « monts », c'est-à-dire créateur malgré lui d’amas rocheux et autre montagne, est celle des « dépattures » : « Le plus souvent, les détails de reliefs proviennent des dépattures de Gargantua. Au cours de ses déplacements incessants, il amasse de la terre sous ses larges semelles, et ses chaussures devenant trop lourdes, il les secoue, et il en résulte une dépatture qui peut former une colline, une butte, un tumulus. (...) Les dépattures - ou décrottures - de Gargantua sont innombrables. Même si certaines ne correspondent qu’à des appellations récentes, la quantité même de ces dénominations témoigne en faveur d’une survivance dans la majorité des cas. Les sites ainsi désignés doivent représenter d’anciens lieux de culte, d’ailleurs aussi difficiles à dater qu’à caractériser. Peut-être n’est-il pas sans intérêt de remarquer que ces sites, suivant les cas, sont isolés ou groupés.»
On le constate, s’il apparait très régulièrement dans les récits gargantuins, ce cliché du « décrottage de botte gargantuesque », contrairement à votre récit, se solde toujours par la création d’une particularité géologique.
C’est que, incontestablement, Gargantua est bien antérieur au Moyen Age et à l’installation du christianisme dans l’Occident européen. Il appartient au vieux fonds celtique, et peut-être même existait-il déjà quand les Celtes arrivèrent en Gaule. Vraisemblablement il pourrait remonter au temps des bâtisseurs de dolmens. Les Celtes l’auraient alors adopté, mais ils ne l’auraient pas créé. Il ne serait pas étonnant qu’il soit né sur notre sol en des temps très reculés et impossibles à préciser.
Comme toutes les grandes divinités antiques, même déchues, il est moins le fruit d’un système d’idées que d’une sacralisation des parcelles du sol habité, tout au moins à l’origine. Et ce n’est pas la moindre originalité du personnage que d’avoir perduré ainsi, en des points précis, à travers les siècles et les millénaires, en conservant, autant qu’il soit possible de les déterminer avec certitude, ses caractères originaux, affadis certes.
(...)
L’inventaire des faits et gestes du Gargantua populaire est loin d’être achevé; certaines régions de France ont eu la chance de profiter des efforts d’érudits qui les ont attentivement prospectées et ont relevé toutes les légendes qui subsistaient encore de leur temps. D’autres, au contraire, n’ont fait l’objet d’aucune enquête, et pour elles, maintenant, de nombreuses légendes et traditions sont définitivement perdues. Deux recueils nous offrent aujourd’hui une somme assez considérable de légendes gargantuines : l’ouvrage de Sébillot qui a été antérieurement présenté [Gargantua dans les traditions populaires de Paul Sébillot], et surtout le Bulletin de la Société de Mythologie française qui constitue une mine particulièrement riche de renseignements. Sa supériorité sur le recueil de Sébillot ne résulte pas seulement de l’abondance des matériaux offerts.
Le Bulletin, en effet, ne se contente pas de citer des légendes et des traditions, il propose des explications. Car les « épisodes gargantuins » relevés jusqu’à ce jour sont suffisamment nombreux et variés pour qu’il soit possible de les grouper suivant des thèmes précis, et de futures découvertes éventuelles ne fourniront vraisemblablement aucun aspect nouveau de Pactivité du personnage; elles viendront seulement s’intégrer dans les catégories déjà déterminées, et confirmer, peut-on supposer, leur bien-fondé.
Ces légendes locales, le plus souvent associés à une singularité géologique, sont tributaires de la transmission orale, et il est souvent difficile d’en trouver une trace écrite. Denis Bressan esquisse un inventaire de ces légendes dans un article intitulé Gargantua dans l’Ain publié en 1935 dans le bulletin de la société des naturalistes et des archéologues de l’Ain. Cet article servira de référence principale aux ouvrages qui tenteront par la suite d’établir le relevé des traces laissées par les légendes gargantuines dans l’Ain : Légendes de la Bresse et du Bugey, ou encore Histoire et géographie mythiques de la France qui reprendra sous forme synthétique l’inventaire de Bressan (inutile de préciser que cet inventaire est loin d’être exhaustif : il a semble-t-il été recueilli par l’auteur de l’article original qui reconnait lui-même qu’« il en manque certainement, car, par oubli ou indifférence, on a peu répondu à [son] appel ») :
AIN.
Pays de Gex. - Pour surélever le Colomby de Gex, Gargantua tira ses matériaux là où est maintenant le Léman. Les bretelles de sa hotte ayant cassé, il en résulta le muren de Divonne ou colline de Mussy. Alors, campé sur le muren, le géant joua aux palets avec Samson, debout, lui, sur la colline de Riaumont à Vesancy. On peut voir galet et boule au hameau d’Arbère ‘a Divonne (blocs erratiques). La boule de Vesancy appartient à Gargantua, à moins que ce ne soit à Goliath.
Bugey. - Gargantua s'est assis sur le Grand Colombier et a pris son bain de pieds dans le Séran. Il a cultivé le blé dans un terrain difficile et jeté « la Pierre Noire » (bloc erratique) aux moineaux qui pillaient sa récolte. Descendant du mont, il a coupé et tordu de gros chênes et les brindilles de son fagot ont servi pendant sept ans à une pauvre vieille.
Gargantua s'est aventuré dans le marais de Lavours ; il y a laissé deux « gamaches » (dépattures), le « molard » de Lavours et, de l'autre a côté du Rhône, celui de Vions (Savoie). Il a, plus loin, enfoncé ses bottes là où sont désormais les trois petits lacs en enfilade de Pugieu (qui a un lieu-dit « 1a Fata ») et lancé par-dessus le Furans, une boule qui est à Thoys, commune d’Arbignieu. Plus loin encore, il a bu au Rhône, un pied sur le clocher de Groslée, l'autre sur le château de Chandé à Brangues (Isère). Par là, il a avalé sur le fleuve une pinière » chargée de cinq cents fagots destinés aux Lyonnais.
Nantua, christianisé par les « moines du val » (Nantuadenses monachi, 829) est dominé par le Mont (sans nom). C’est une grosse « catole » (crotte de bique, allusion aux grains de chapelet) de Gargantua. Celui-ci, en outre, a fait le lac de Nantua en pissant. Il a sa parèdre en « Maria Mâtre » à l'autre bout du lac (cf. p. 194-195).
En descendant la rivière d’Ain. - Dans la montagne, en allant vers Oyonnax on trouve à Bouvent un « pas du cheval de Gargantua » (terrain de 2 ha en forme de fer à cheval avec un îlot rocheux au milieu, là où le fer n’a pas porté (cf. Seine-Maritime). Bouvent a un lieu-dit « Sous les devins » (1415 : subtus « Deveyns ») et un autre le Faix de Dieu
Gargantua a bu dans la gorge de l’Ain (en y avalant un bateau par mégarde), un pied sur le terre-plein de Daranche (station du chemin de fer); l'autre, en face, sur la protubérance rocheuse qui émerge des taillis, est dite « le Bénitier » et ressemble à un gros champignon blanc (commune de Cize). Près de Cize, au Grand-Corent, le géant s’est assis au lieu-dit « en Verliet », où deux dépressions témoignent du fait.
Bresse. - Au Sud de Coligny (un Coloniacum), chef-lieu du Revermont, célèbre chez les celtisants par son calendrier gaulois retrouvé, se dressent plusieurs monts et monticules : le Montcel, le Peloux, le Mont-Fort, la colline de Nialet, le Mont Châtel, la colline de Boisset, tous dans la région de Pressiat et de Cuisiat. Ces diverses hauteurs, (les paysans rencontrés ne m’ont pas dit « non »), sont réputées sorties de la hotte de Gargantua. On conte qu’il voullait séparer ainsi des gens qui se battaient (nous sommes aux confins de la Bourgogne et de la Comté). Les bretelles ayant cassé comme ailleurs, Gargantua laissa sa hotte par terre; c’est l’imposant Mont Myon, qui a effectivement la forme d’une colossale hotte renversée. Le Géant s’est campé dessus et, de façon rabelaisienne, il a dessiné par-dessus toute la Bresse, en direction de la Saône, un magnifique arc-en-ciel. Après quoi, il s’est reposé : sa chaise est faite des quatres dernières éminences mentionnées; les deux plus grandes ont été le dossier et le siège est composé par les vallons de Collonges et de Dessus-Croix. De loin, chacun peut constater qu’on dirait un immense fauteuil « transatlantique ». Treffort a sa grotte des fées dans la colline de Millenchamp et entre Treffort et Cuisiat, la source de la Serraz a connu des fées lavandières.
Aux approches de la Saône à Bâgé-la-Ville, Gargantua a pris un repas de « pigea » (bouillie de farine de maïs). Il a avalé le « pallan d'un des six serviteurs : « Qu'est-ce que c’est que ça ? s’est-il écrié, un grain de millet qui n’est pas bien pilé ? » Bâgé-la-Ville a un lieu-dit « les Devins »
Dombes. - Sur l’itinéraire de Genève à Lyon, après Pont d’Ain, Meximieux et Pérouges, se trouve Bourg-Saint-Christophe (attesté en 1227, en 1307) et là le « molard » est un gravois de Gargantua. En continuant Vers Lyon, on traverse la plaine de la Valbonne qui est d’origine glacière et striée de bandes de cailloux rouges. C'est Gargantua qui a laissé là quelques traînées de son sang. Au bout de la plaine est la commune de Balan (Balaon en 1187), avec une butte dite « Mercour » qui a livré des médailles antiques.
A l'horizon du « caput Galliarum », de Lyon « à la grant fascination », le camp de Sathonay a eu un grand rocher détruit; c’était un palet lancé par Gargantua du haut du mont Ceindre (Voir dép. du Rhône).
(cette liste est reprise sur ce site consacré au sujet)
La légende que vous évoquez est inhabituelle car elle n’est pas incarnée par une singularité du territoire, ce qui rend sa survivance plus problématique en dehors d’un contexte littéraire : il n’y a pas d’élément concret pour supporter sa transmission génération après génération ; il existe bien des légendes qui insistent sur le gigantisme de Gargantua sans que celui-ci soit perpétué ou justifié dans une particularité du paysage (Gargantua avale un chargement de bois en buvant l’eau d’une rivière et pense avoir avalé une mouche), mais elles sont rares en dehors des chroniques écrites, et presque jamais attachées à un endroit précis.
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