Question d'origine :
Bonjour,
Tous les bouquins de musique, ainsi que les sites internet, nous bassinent avec le "diabolus in musica", intervalle musical de triton prétendument interdit par l'Eglise.
Tous disent: "Les théoriciens du Moyen-Age nommaient cet intervalle diabolus in musica" mais aucun ne donne la moindre citation, ni même le nom d'un de ces théoriciens.
Cela sent à plein nez l'invention tardive de quelque plume déliée dissertant sur l'histoire de la musique.
Quelle est la plus ancienne mention connue de ce diabolus?
Chaleureuses salutations.
Réponse du Guichet
bml_mus
- Département : Musique
Le 11/02/2016 à 15h20
La réputation sulfureuse, diabolique du triton semble effectivement relever en grande partie de la légende.
N’étant pas musicologues ou historiens mais bibliothécaires, nous pouvons tout au plus compiler ici différentes sources, et tenter de donner quelques éléments d’une chronologie lacunaire.
La question du triton (et des intervalles non-consonnants ou imparfaits, c.a.d. autres que la quarte, la quinte et l’octave dans la musique ancienne) apparaît probablement avec l'essor de la polyphonie (à partir du Xè siècle) et conjointement de la science harmonique.
L’emploi de cet intervalle de 3 tons (fa/si , par exemple) semble alors délicat, et généralement déconseillé, mais il n’a jamais fait l’objet d’une proscription officielle, et aucun musicien ou chantre n’a brûlé ou fait l’objet d’excommunication pour l’avoir utilisé. Plus encore, il aurait même été employé à dessein en quelques –rares- occasions :
D’après un article du sérieux medieval.org consacré au triton :
However, at least by the epoch of Perotin and his successors, while the tritone was typically classified in the 13th century as a "perfect discord" (along with m2 and M7),
Un article de la Revue et gazette musicale de Paris de 1845 mentionne un traité de musique daté du XIIè siècle (car attribué à Saint-Bernard), dans lequel il serait « dit que le bémol a été inventé pour tempérer le triton, et que là où cet intervalle donne de la dureté au chant, le si bécarre doit être remplacé furtivement par le bémol ; mais que si le chant redevient naturel, ce signe doit disparaître »
L'article Dame Musique et ses doubles, paru dans la revue Clio détaille :
Ce triton n’a cependant, à l’époque médiévale, de caractère « diabolique » que par sa position dans le système harmonique construit par les théoriciens. Connu depuis le IXe siècle, l’intervalle ne semble poser aucun problème particulier jusqu’à ce que Gui d’Arezzo institue le système de l’hexacorde. Dans l’ordre de la mélodie – écriture horizontale – l’emploi du triton ne présente toujours aucune difficulté ; par contre, en ce XIVe siècle – temps de notre image – prennent leur essor le contrepoint et l’harmonie, et c’est là que gît le lièvre ou plutôt le « loup », car le triton, du fait de son ambiguïté, de son instabilité, introduit un désordre : « Le triton n’est « diabolique » que parce qu’il vient grincer dans les rouages d’un système harmonique qui n’est pas encore en mesure de le traiter sans difficulté
En 1324-1325, le pape Jean XXII publie la décrétale Docta Sanctorum, à laquelle on peut rattacher –bien qu’il n'y soit pas cité directement- la question du triton :
Mais certains disciples d’une nouvelle école, (…) méconnaissent les tons qu’ils ne savent pas distinguer, mais confondent au contraire, et sous la multitude des notes, obscurcissent les pudiques ascensions et les retombées discrètes du plain-chant, grâce auxquelles les tons eux-mêmes se distinguent réciproquement. (…)
Adonc, nous et nos frères, ayant estimé qu’une réforme s’imposait en cette matière, aspirons à les bannir, plus, à les abolir pour en débarrasser radicalement l’Église de Dieu.
C’est pourquoi, ayant pris conseil de nos frères, nous ordonnons nettement que personne désormais n’ose commettre de telles choses ou de semblables, dans les dits offices, surtout aux heures canoniales, et pendant la célébration des messes. (…) Par cette mesure, nous n’entendons pas empêcher que parfois, notamment les jours de fête, c’est-à-dire messes solennelles et offices divins précités, l’on adapte au chant d’Église originel certaines consonances qui relèvent la mélodie, c’est-à-dire l’octave, la quinte, la quarte et les consonances du même ordre, mais toujours de telle sorte que l’intégrité du chant lui-même reste inviolée, qu’on ne change rien par conséquent au bon équilibre de la musique, et que l’audition de ces consonances apaise l’esprit, provoque la dévotion, sans plonger dans la torpeur l’âme de ceux qui psalmodient pour Dieu.
Pour autant, au même moment ou presque, toujours selon l’article de medieval.org, on trouve en 1325, dans le Speculum Musicae de Jacobus de Liège, mention du triton, qui selon lui est bel et bien utilisé dans le chant ecclésiastique, employé avec certes précaution mais non sans intérêt :
He says that although rare, these intervals do occur in the ecclesiastical chants; and granted that they are discordant and difficult to sing, nevertheless their theory is interesting and beautiful. He views these intervals as difficult in practice, but neither unknown nor apparently as "diabolical".
Un peu plus tard, la théorie musicale semble décrire le triton comme « consonance accidentelle » (consonantia per accidens, in Johannes Boens Musica und Seine Konsonanzenlehre, 1357), là encore, pas trace de démonisation.
Il faut semble-t-il attendre 1702, selon nos (incomplètes) recherches, pour trouver mention du terme « diabolus in musica », sous la plume d’Andreas Werckmeister (in Harmonologia Musica).
Ce surnom renverrait à une ancestrale formule Si contra fa est diabolus in musica , souvent citée, jamais sourcée, qui se rapprocherait sans doute plus d’un lieu commun, d’une formule impersonnelle, que d’une citation historique.
La formule est ensuite reprise par les compositeurs Fux (1725), Telemann (1733), ou Mattheson (1739), qui qualifie le triton d’ « intervalle plaisant ».
Notons cependant que (seul ?) le musicologue Denis Arnold dans le New Oxford companion to music suggère que le terme ait été employé dès le Moyen-Age :
It seems first to have been designated as a "dangerous" interval when Guido of Arezzo developed his system of hexachords and with the introduction of B flat as a diatonic note, at much the same time acquiring its nickname of "Diabolus in Musica" ("the devil in music").
(d'après l'article Tritone de en.wikipedia.org)
Pour nous résumer, reportons nous à l’article « Triton » du Dictionnaire de la musique de Marc Vignal :
L’une des règles principales de la mélodie médiévale et renaissante consistait à l’éviter au moyen d’altérations (…) Mais le surnom qu’on lui donne souvent de diabolus in musica, toujours présenté comme traditionnel et médiéval, n’est jamais attesté dans les textes avant le XIXè siècle. Il est également très probable que le triton n’a pas été pourchassé avec la rigueur légendaire, ilsemble même avoir été parfois recherché pour sa saveur quelque peu étrange ; il n’en est pas moins resté d’un emploi exceptionnel, et vouloir le réintégrer par principe dans les restitutions anciennes, par réaction contre les anciens excès de rigorisme, serait sans doute d’un sérieux contresens.
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