Pourquoi cette ruée sur le papier toilette pendant la première vague Covid ?
SOCIÉTÉ
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Le 08/03/2021 à 15h22
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Question d'origine :
Bonjour, Lors de la première vague de Coronavirus l'année passée, nous avons pu observer que les gens se ruaient dans les magasins pour acheter de grandes quantités de choses, notamment des boîtes de conserve, des pâtes, de la nourriture congelée et... du papier toilette. Des vidéos montraient même des personnes se battant entre elles pour obtenir les derniers rouleaux à disposition. Si je peux comprendre pourquoi la peur a incité la population a faire des réserves de nourriture, je ne comprends toujours pas pour le papier toilette. Comment peut-on expliquer ce phénomène ? Merci de votre réponse !
Réponse du Guichet
bml_soc
- Département : Société
Le 10/03/2021 à 15h08
Vous vous interrogez sur la ruée des consommateurs sur le papier toilettes pendant le premier confinement. Il serait en effet à l’origine d’une hausse des ventes de plus de 700% pour certaines entreprises du secteur en Europe et en Amérique du Nord. Cette ruée sur les rouleaux a pu être constatée dans de nombreux pays, transcendant les barrières culturelles et a provoqué des bagarres devenues virales sur les réseaux sociaux : #ToiletPaperApocalypse, #toiletpaperwars, #toiletpapergate ,#toiletpapercrisis… et memes se sont multipliés pour moquer une attitude jugée irrationnelle. Le 17 février, l’Agence France-Presse relate l’arrestation, à Hongkong, de deux hommes soupçonnés d’avoir braqué un livreur pour lui dérober des centaines de rouleaux (Le Monde) !!
Quel rôle le papier toilette peut-il bien jouer en matière de santé publique ? Aucun, à priori. Ce n’est pas non plus, comme vous le soulignez, un bien de « première nécessité » et on lui connait des alternatives (utilisées dans bien des pays). Ce phénomène est-il un cas d’école des effets de la machine à rumeurs ?
Plusieurs papiers dans la presse s’y sont intéressés relayant différentes études mettant parfois aussi en perspective ce comportement avec d’autres phénomènes de surconsommation dans différents contextes socio-économiques, zones géographiques et culturelles. Nous allons tenter de vous livrer ici une petite synthèse des conclusions publiées à ce sujet.
Comme vous le supposez, la peur de manquer en période de crise et la question sous-jacente de la survie fait partie des raisons pouvant expliquer ce comportement.
Une enquête anglo-saxonne a montré les liens entretenus avec les émotions éprouvées pendant le confinement à travers 35 pays : "les plus gourmands en papier toilette étaient ceux qui se disaient le plus stressés et menacés par le Covid-19 ", confirment les scientifiques. Les individus les plus concernés sont les sujets âgés mais aussi ceux étant plus " consciencieux, perfectionnistes et prudents comparés à la moyenne ". (La Dépêche)
Les Anglo-Saxons appellent cela le syndrome FOMO (pour fear of missing out, littéralement « la peur de manquer »).
Le magazine Forbes cite des études montrant que "lorsqu’ils sont menacés, les individus ont tendance à devenir plus sélectifs" . Ils se tournent alors « vers des produits à forte valeur identitaire qui peuvent leur donner le sentiment de redevenir eux-mêmes de manière symbolique ou efficace. Pour dire les choses simplement, faire face à une crise provoque une menace pour notre identité et nous pousse à rechercher des produits qui peuvent nous aider à retrouver les parties de notre identité les plus menacées. Ainsi, une expérience célèbre a montré que les consommateurs qui perdent momentanément confiance en leur intelligence (par exemple, après avoir échoué à un test) sont plus enclins à acheter un stylo plume qu’une barre chocolatée, car contrairement à la seconde, le premier leur redonne confiance en leur propre intelligence.
De nombreux experts s’appuient sur la théorie des jeux pour expliquer le phénomène : si chacun achète uniquement ce dont il a besoin, il n'y a pas de pénurie. Mais si certains succombent à l'achat-panique, la meilleure stratégie est de faire de même pour être sûr de ne pas manquer.(Le Nouvel Obs)
Mais pourquoi donc le papier-toilette qui ne protège en aucun cas de la maladie du Covid-19 ? Les achats de masse ne concernent en effet pas d'autres produits comme les boîtes de conserve.
Le PQ serait « un symbole de sécurité dans la tête des gens", explique à l'AFP Steven Taylor, professeur de psychologie à l'Université de Colombie britannique, auteur de "La pathologie des pandémies", rapporté par Le Nouvel Observateur .
Liam Smith et Celine Klemm, spécialistes des sciences du comportement ajoutent dans les colonnes du Guardian rapportés par le Courrier International, que le papier toilette “est considéré comme un produit essentiel, sans substitut tout prêt”. “Il est facile à stocker et ne se détériore pas”. Faire de tels stocks, atténue donc en partie l’angoisse” face à un virus qui “a tout pour faire peur – il est nouveau, invisible, nous ne le maîtrisons pas, nous y sommes exposés, il nous effraie et nous sommes vulnérables”. Acheter du papier toilette aide ainsi à reprendre le contrôle.
La psychothérapeute et psychologue clinicienne Sabine Noël, sollicitée par Le Monde précise : « symboliquement, le papier toilette représente quelque chose qui à la fois touche à l’intime, à la pudeur, aux interdits − on ne fait pas ses besoins partout, devant n’importe qui, ou dans n’importe quelles conditions − et à l’éducation − on apprend aux enfants à être propres. »
"Les gens éprouvent le besoin de se mettre et de mettre leur famille en sécurité, parce qu'ils ne peuvent pas faire autre chose que se laver les mains et s'isoler", ajoute également Steven Taylor cité par Le Nouvel Obs. Il évoque également une autre théorie de l'évolution, l'aversion pour les choses qui nous dégoûtent, exacerbée par la menace de l'infection : "Les gens se ruent sur le papier-toilette parce que c'est un moyen d'éviter les choses dégoûtantes". Stocker des rouleaux de papier toilette serait ainsi « le révélateur d’une volonté de conserver un univers “civilisé”, organisé, social », ajoute la psychologue Sabine Noël interrogée par Le Monde. « Car l’utilisation de ce produit apparaît comme la preuve que la société est toujours là et qu’elle fonctionne. « Cela raccroche à une vie en communauté ».
Le nouvel Obs cite également la théorie du "Zero risk bias" développée par des économistes selon laquelle « on privilégie l'élimination parfois totale d'un petit risque plutôt que la réduction d'un risque plus important, qui donnerait pourtant de meilleurs résultats» . Farasat Bokhari, spécialiste de l'économie de la santé à l'université britannique d'Est-Anglie explique ainsi dans cet article que " nous voulons avoir un sentiment de contrôle avec des budgets limités […] On achète quelque chose de pas cher, qu'on peut stocker, en gardant à l'esprit que de toute façon on va l'utiliser". Bien sûr, la logique voudrait que l’on privilégie e stockage de produits non-périssables parfois plus chers mais essentiels. « Mais, outre la facture, c'est la peur de ne pas les utiliser si la situation s'améliore qui éloignent les acheteurs ».
Curieux de savoir si la crise du Covid-19 représentait une menace similaire pour l’identité et incitait les consommateurs à se tourner – au moins en partie – vers des produits qui réaffirment leur identité, des journalistes du magazine Forbes sont allés même jusqu’à examiner le lien aux États-Unis entre l’orientation politique (démocrates vs républicains) et la consommation de papier toilette. Ils ont constaté que, en réponse au Covid-19, les états présentant les corrélations Covid-19/papier toilette les plus élevées étaient majoritairement démocrates, tandis que les états présentant les corrélations Covid-19/armes à feu les plus élevées étaient majoritairement républicains. Un rapprochement qui peut sembler curieux mais en fait se révèlant fort intéressant pour les entreprises et les pouvoirs publics : « Ce type d’approche permet aux entreprises de mieux comprendre les réactions des consommateurs face à la crise, et d’orienter leurs actions vers la promotion de produits qui réaffirment l’identité des consommateurs et/ou vers la mise en place de solutions à moindre coût permettant aux consommateurs de leur redonner confiance en soi. […] De même, les institutions publiques telles que les gouvernements peuvent utiliser ces outils d’analyse pour évaluer les conséquences potentiellement négatives de la pandémie et des mesures prises dans ce contexte, telles que le confinement par exemple. Elles peuvent ainsi analyser quand, où et comment la consommation d’alcool, de drogue ou les comportements néfastes pour la santé des consommateurs ont le plus augmenté pendant la pandémie et adapter leurs messages et leurs actions de santé publique. »
Pour aller plus loin dans l'exploration des comportements des consommateurs :
-Psychologie du consommateur : pour mieux comprendre comment on vous influence / Nicolas Guéguen
-Boulimie d'objets : l'être et l'avoir dans nos sociétés / sous la direction de Valérie Guillard ; préface de Serge Tisseron
-C'est (vraiment ?) moi qui décide : les raisons cachées de nos choix / Dan Ariely ; traduit de l'anglais (États-Unis) par Christophe Rosson
Dans un autre contexte, éclairant d'autres aspects des comportements de consommateurs :
DANS NOS COLLECTIONS :
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