Question d'origine :
Qui est normal ?
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 02/06/2021 à 15h08
Bonjour,
Avant de savoir qui est normal, il convient de s’interroger sur ce qu’est la normalité.
Le dictionnaire de philosophie de Noëlla Baraquin, Anne Baudart, Jean Dugué et al. nous propose quatre définitions pour l’entrée « normal, normalité » :
1. Au sens propre, selon l’étymologie : perpendiculaire, ne s’écartant ni d’un côté ni de l’autre.
2. [en biologie] : le normal ou la normalité caractérisent soit une structure de l’être vivant individuel conforme aux caractères ou au type de l’espèce, soit un fonctionnement de l’organisme assurant au mieux la satisfaction des besoins vitaux, dans un milieu biologique déterminé.
3. [en psychologie, sociologie] : on considère souvent comme normal ce qui est conforme à un type déterminé de personnalité ou de société, observé régulièrement dans le plus grand nombre de cas.
4. [dans la morale] : le normal ou la normalité sont définis par la conformité à une norme morale (le bien, le juste, l’honnête, etc.) posée indépendamment de faits observés, en fonction d’une exigence inconditionnelle.
Si l’on écarte la première définition, qui ne concerne vraisemblablement pas votre question, on voit donc que le normal oscille entre une définition purement statistique, qui ne lui confèrerait pas de valeur particulière, et des définitions lui conférant la capacité à « faire fonctionner » un organisme (dans la définition biologique) ou une structure sociale (dans la définition morale).
Georges Canguilhem, dans la connaissance de la vie décrit ainsi l’ambiguïté du normal :
Le normal signifie tantôt le caractère moyen dont l’écart est d’autant plus rare qu’il est plus sensible et tantôt le caractère dont la reproduction, c’est-à-dire le maintien et la multiplication, révèlera l’importance et la valeur vitales. À ce deuxième sens, le normal doit être dit instituteur de la norme ou normatif.
Toutefois, on ne peut identifier totalement les définitions biologiques et morales. En effet, le même Canguilhem, dans le Normal et le Pathologique fait une distinction entre régulation sociale et régulation organique :
La régulation sociale tend donc vers la régulation organique et la mime, sans pour autant cesser d’être composée mécaniquement. Pour pouvoir identifier la composition sociale à l’organisme social, au sens propre de ce terme, il faudrait pouvoir parler de ses besoins et des normes d’une société comme on le fait des besoins et des normes d’un organisme, c’est-à-dire sans résidu d’ambiguïté. Les besoins et les normes de vie d’un lézard ou d’une épinoche dans leur habitat naturel s’expriment en ce fait même que ces animaux sont tout naturellement vivants dans leur habitat. Mais il suffit qu’un individu s’interroge dans une société quelconque sur les besoins et les normes de cette société et les conteste, signe que ces besoins et ces normes ne sont pas ceux de toute la société, pour qu’on saisisse à quel point le besoin social n’est pas immanent, à quel point la norme sociale n’est pas intérieure, à quel point en fin de compte la société, siège de dissidences contenues ou d’antagonismes latents, est loin de se poser comme un tout.
On ne pourra donc, en l'absence de précision de votre part, répondre à votre question que de manière quelque peu tautologique, en considérant qu’est normal celui qui se conforme à la norme.
Pour prolonger votre réflexion sur l’émergence des normes et leur rapport de création réciproque avec le sujet, nous pouvons toutefois vous conseiller la lecture de deux ouvrages de Pierre Macherey, auquel nous n’avons malheureusement pas pu accéder dans le délai imparti pour vous répondre :
De Canguilhem à Foucault, la force des normes, un recueil de textes dans lequel il revient sur les réflexions de Canguilhem et Foucault à propos des normes et de leur régime d’apparition.
Le sujet des normes: Dans cet ouvrage, Pierre Macherey s’intéresse à la manière dont les normes opèrent. En effet,comme l’écrit Hicham-Stephane Afeissa dans sa recension de l’ouvrage pour le site non fiction :
Car pour que les normes puissent s’appliquer à un sujet, encore faut-il que celui-ci leur préexiste, et le problème est alors de savoir ce que peut bien être un sujet considéré indépendamment du pouvoir de détermination des normes qui font de lui le sujet qu’il est. Mais réciproquement, pour que le sujet puisse apparaître comme le produit de détermination des normes, encore faut-il que les normes aient trouvé un contexte de socialisation où elles peuvent entrer en jeu, et dans ce cas là le problème est de savoir ce que peuvent bien être des normes et de quelle façon leur pouvoir de détermination peut s’exercer indépendamment de l’action concertée des sujets.
Nous n’aborderons pas ici les très nombreuses recherches sociologiques consacrées aux normes sociales, mais nous pouvons toutefois vous conseiller l’ouvrage de Pierre Demeulenaere Les normes sociales. Entre accord et désaccords, qui explore les pistes théoriques qui permettent de comprendre aussi bien la mise en place de l’accord autour de certaines normes que les processus qui conduisent aux désaccords et à l’opposition de celles-ci.
Vous souhaitant bonnes lectures,
Le département civilisation
Avant de savoir qui est normal, il convient de s’interroger sur ce qu’est la normalité.
Le dictionnaire de philosophie de Noëlla Baraquin, Anne Baudart, Jean Dugué et al. nous propose quatre définitions pour l’entrée « normal, normalité » :
1. Au sens propre, selon l’étymologie : perpendiculaire, ne s’écartant ni d’un côté ni de l’autre.
2. [en biologie] : le normal ou la normalité caractérisent soit une structure de l’être vivant individuel conforme aux caractères ou au type de l’espèce, soit un fonctionnement de l’organisme assurant au mieux la satisfaction des besoins vitaux, dans un milieu biologique déterminé.
3. [en psychologie, sociologie] : on considère souvent comme normal ce qui est conforme à un type déterminé de personnalité ou de société, observé régulièrement dans le plus grand nombre de cas.
4. [dans la morale] : le normal ou la normalité sont définis par la conformité à une norme morale (le bien, le juste, l’honnête, etc.) posée indépendamment de faits observés, en fonction d’une exigence inconditionnelle.
Si l’on écarte la première définition, qui ne concerne vraisemblablement pas votre question, on voit donc que le normal oscille entre une définition purement statistique, qui ne lui confèrerait pas de valeur particulière, et des définitions lui conférant la capacité à « faire fonctionner » un organisme (dans la définition biologique) ou une structure sociale (dans la définition morale).
Georges Canguilhem, dans la connaissance de la vie décrit ainsi l’ambiguïté du normal :
Le normal signifie tantôt le caractère moyen dont l’écart est d’autant plus rare qu’il est plus sensible et tantôt le caractère dont la reproduction, c’est-à-dire le maintien et la multiplication, révèlera l’importance et la valeur vitales. À ce deuxième sens, le normal doit être dit instituteur de la norme ou normatif.
Toutefois, on ne peut identifier totalement les définitions biologiques et morales. En effet, le même Canguilhem, dans le Normal et le Pathologique fait une distinction entre régulation sociale et régulation organique :
La régulation sociale tend donc vers la régulation organique et la mime, sans pour autant cesser d’être composée mécaniquement. Pour pouvoir identifier la composition sociale à l’organisme social, au sens propre de ce terme, il faudrait pouvoir parler de ses besoins et des normes d’une société comme on le fait des besoins et des normes d’un organisme, c’est-à-dire sans résidu d’ambiguïté. Les besoins et les normes de vie d’un lézard ou d’une épinoche dans leur habitat naturel s’expriment en ce fait même que ces animaux sont tout naturellement vivants dans leur habitat. Mais il suffit qu’un individu s’interroge dans une société quelconque sur les besoins et les normes de cette société et les conteste, signe que ces besoins et ces normes ne sont pas ceux de toute la société, pour qu’on saisisse à quel point le besoin social n’est pas immanent, à quel point la norme sociale n’est pas intérieure, à quel point en fin de compte la société, siège de dissidences contenues ou d’antagonismes latents, est loin de se poser comme un tout.
On ne pourra donc, en l'absence de précision de votre part, répondre à votre question que de manière quelque peu tautologique, en considérant qu’est normal celui qui se conforme à la norme.
Pour prolonger votre réflexion sur l’émergence des normes et leur rapport de création réciproque avec le sujet, nous pouvons toutefois vous conseiller la lecture de deux ouvrages de Pierre Macherey, auquel nous n’avons malheureusement pas pu accéder dans le délai imparti pour vous répondre :
De Canguilhem à Foucault, la force des normes, un recueil de textes dans lequel il revient sur les réflexions de Canguilhem et Foucault à propos des normes et de leur régime d’apparition.
Le sujet des normes: Dans cet ouvrage, Pierre Macherey s’intéresse à la manière dont les normes opèrent. En effet,comme l’écrit Hicham-Stephane Afeissa dans sa recension de l’ouvrage pour le site non fiction :
Car pour que les normes puissent s’appliquer à un sujet, encore faut-il que celui-ci leur préexiste, et le problème est alors de savoir ce que peut bien être un sujet considéré indépendamment du pouvoir de détermination des normes qui font de lui le sujet qu’il est. Mais réciproquement, pour que le sujet puisse apparaître comme le produit de détermination des normes, encore faut-il que les normes aient trouvé un contexte de socialisation où elles peuvent entrer en jeu, et dans ce cas là le problème est de savoir ce que peuvent bien être des normes et de quelle façon leur pouvoir de détermination peut s’exercer indépendamment de l’action concertée des sujets.
Nous n’aborderons pas ici les très nombreuses recherches sociologiques consacrées aux normes sociales, mais nous pouvons toutefois vous conseiller l’ouvrage de Pierre Demeulenaere Les normes sociales. Entre accord et désaccords, qui explore les pistes théoriques qui permettent de comprendre aussi bien la mise en place de l’accord autour de certaines normes que les processus qui conduisent aux désaccords et à l’opposition de celles-ci.
Vous souhaitant bonnes lectures,
Le département civilisation
Commentaire de
annon_60 :
Publié le 03/06/2021 à 07:23
Bonjour Guichet du savoir ,
Concernant ma question "qui est normal?" je cherchais une réponse qui m'orienterait sur la recherche de la normalité. Est- ce que la normalité existe ? ou encore est-ce qu'il est normal d'être dans la moyenne? La normalité est-elle une quête ? En fonction de quelles normes pouvons-nous nous considérer comme une personne normale du monde ?
Merci pour votre réponse !
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 05/06/2021 à 15h51
Bonjour,
Comme nous l'écrivions dans notre première réponse, le concept de normalité peut s’appliquer à une grande variété de domaines et de contextes.
Ainsi, Michel Foucault a envisagé l’apparition de la norme comme symptôme de la naissance de la biopolitique. Voici comment la norme est décrite dans le dictionnaire Foucault, de Judith Revel (p. 97-98) :
La norme correspond à l’apparition d’un bio-pouvoir, c’est-à-dire d’un pouvoir sur la vie, et des formes de gouvernementalités qui y sont liées […] La mise en place d’un appareil de médicalisation collective gérant les « populations » à travers l’institution de mécanismes d’administration médicale, de contrôle de la santé, de la démographie, de l’hygiène ou de l’alimentation, permet d’appliquer à la société toute entière une distinction permanente entre le normal et le pathologique et d’imposer un système de normalisation des comportements et des existences, du travail et des affects[…]
Du corps à l’esprit, des affects aux comportements, nous sommes donc régis par une multitude de normes. Mais loin d’être uniformes, elles diffèrent selon le temps, l’espace et le groupe social considéré. On ne peut donc pas se définir comme « normal », sans préciser dans quel cadre on se place. Les normes de comportement en société, par exemple varient énormément d’un groupe social à un autre, (y compris au sein d’un groupe culturel considéré comme plus ou moins homogène : selon l’âge, le genre, la catégorie socio-professionnelle…). À ces normes comportementales vont se superposer des normes corporelles dominantes (taille, poids, couleur de peau, capacités physiques ou cognitives…), variant également en fonction des groupes sociaux considérés. Hors, la plupart des personnes vivent à l’interaction de plusieurs groupes sociaux, et doivent donc composer avec ces normes différentes. À tout cela peut encore s’ajouter nos variations psychologiques individuelles au cours du temps, nous poussant à adopter des comportements plus ou moins "normaux" ou "déviants" en fonction de notre connaissance des normes en vigueurs dans le contexte considéré, notre compréhension de la situation rencontrée, mais aussi de nos expériences, notre état physique…
Le sujet normal dans l’absolu semble donc constituer avant tout une fiction, chacun s’éloignant plus ou moins de la norme en fonction du moment, du critère considéré, des multiples groupes sociaux qu’il fréquente …
Pour une description de la rencontre intime avec l’altérité, vous pouvez lire l’ouvrage d’Andrew Solomon, Les enfants exceptionnels. Il a réalisé de très nombreux entretiens avec des familles dont l’un des enfants présente une caractéristique « anormale », que celle-ci prenne la forme de la surdité, la trisomie 21, l’autisme… Vous y découvrirez qu’une caractéristique considérés hors-norme dans une société peut simultanément être un élément normatif de cohésion au sein d’un de ses sous-groupes
L'enfant non conforme ?: à l'épreuve des normes et des classifications présente quant à lui un ensemble de contributions qui questionnent la normativité sociétale actuelle qui pèse sur l’enfant et les souffrances psychiques qu’elle génère.
À propos de la recherche de la normalité, vous pouvez lire l’ouvrage de Mardi noir Etes-vous bien sûr d'être normal ?: comment la psychanalyse m'a guérie des conventions, dans lequel elle interroge la frontière entre le normal, au sens de conforme à la moyenne ou ordinaire, et le pathologique ainsi que la porosité entre ces deux états.
Pour un point de vue sociologique sur l’incorporation des normes et la perception de la déviance à celles-ci, vous pouvez vous référer à l’ouvrage d’Howard S. Becker Outsiders: études de sociologie de la déviance. Dans cette étude fondatrice, Becker développe la théorie de l’étiquetage. Il postule que « les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants ».
Nous vous souhaitons bonnes lectures,
Le département civilisation
Comme nous l'écrivions dans notre première réponse, le concept de normalité peut s’appliquer à une grande variété de domaines et de contextes.
Ainsi, Michel Foucault a envisagé l’apparition de la norme comme symptôme de la naissance de la biopolitique. Voici comment la norme est décrite dans le dictionnaire Foucault, de Judith Revel (p. 97-98) :
La norme correspond à l’apparition d’un bio-pouvoir, c’est-à-dire d’un pouvoir sur la vie, et des formes de gouvernementalités qui y sont liées […] La mise en place d’un appareil de médicalisation collective gérant les « populations » à travers l’institution de mécanismes d’administration médicale, de contrôle de la santé, de la démographie, de l’hygiène ou de l’alimentation, permet d’appliquer à la société toute entière une distinction permanente entre le normal et le pathologique et d’imposer un système de normalisation des comportements et des existences, du travail et des affects[…]
Du corps à l’esprit, des affects aux comportements, nous sommes donc régis par une multitude de normes. Mais loin d’être uniformes, elles diffèrent selon le temps, l’espace et le groupe social considéré. On ne peut donc pas se définir comme « normal », sans préciser dans quel cadre on se place. Les normes de comportement en société, par exemple varient énormément d’un groupe social à un autre, (y compris au sein d’un groupe culturel considéré comme plus ou moins homogène : selon l’âge, le genre, la catégorie socio-professionnelle…). À ces normes comportementales vont se superposer des normes corporelles dominantes (taille, poids, couleur de peau, capacités physiques ou cognitives…), variant également en fonction des groupes sociaux considérés. Hors, la plupart des personnes vivent à l’interaction de plusieurs groupes sociaux, et doivent donc composer avec ces normes différentes. À tout cela peut encore s’ajouter nos variations psychologiques individuelles au cours du temps, nous poussant à adopter des comportements plus ou moins "normaux" ou "déviants" en fonction de notre connaissance des normes en vigueurs dans le contexte considéré, notre compréhension de la situation rencontrée, mais aussi de nos expériences, notre état physique…
Le sujet normal dans l’absolu semble donc constituer avant tout une fiction, chacun s’éloignant plus ou moins de la norme en fonction du moment, du critère considéré, des multiples groupes sociaux qu’il fréquente …
Pour une description de la rencontre intime avec l’altérité, vous pouvez lire l’ouvrage d’Andrew Solomon, Les enfants exceptionnels. Il a réalisé de très nombreux entretiens avec des familles dont l’un des enfants présente une caractéristique « anormale », que celle-ci prenne la forme de la surdité, la trisomie 21, l’autisme… Vous y découvrirez qu’une caractéristique considérés hors-norme dans une société peut simultanément être un élément normatif de cohésion au sein d’un de ses sous-groupes
L'enfant non conforme ?: à l'épreuve des normes et des classifications présente quant à lui un ensemble de contributions qui questionnent la normativité sociétale actuelle qui pèse sur l’enfant et les souffrances psychiques qu’elle génère.
À propos de la recherche de la normalité, vous pouvez lire l’ouvrage de Mardi noir Etes-vous bien sûr d'être normal ?: comment la psychanalyse m'a guérie des conventions, dans lequel elle interroge la frontière entre le normal, au sens de conforme à la moyenne ou ordinaire, et le pathologique ainsi que la porosité entre ces deux états.
Pour un point de vue sociologique sur l’incorporation des normes et la perception de la déviance à celles-ci, vous pouvez vous référer à l’ouvrage d’Howard S. Becker Outsiders: études de sociologie de la déviance. Dans cette étude fondatrice, Becker développe la théorie de l’étiquetage. Il postule que « les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants ».
Nous vous souhaitons bonnes lectures,
Le département civilisation
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