Question d'origine :
Bonjour,
Pourquoi conservatisme et religion sont souvent liés l'un à l'autre ? ce lien existe-t-il véritablement ? si oui, est-ce un lien intrinsèque ou seulement dû à l'histoire de l'Occident ? y a-t-il des ouvrages sur le sujet ?
Je vous remercie d'avance pour votre réponse.
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 17/08/2020 à 14h28
Bonjour,
Voici une question vaste et complexe, qui déborde largement le cadre d’une réponse du Guichet du savoir ! Nous allons toutefois tenter d’apporter quelques éléments de réponse.
Voici d’abord la définition du conservatisme que donne l’historien Jacques Ellul dans l’Encyclopaedia univeralis (accessible en ligne via votre abonnement BmL) :
« Terme formé à partir de celui de « conservateur », lequel désignait originellement ungardien des droits ou des privilèges , en un sens essentiellement juridique (ainsi, dans le titre de conservateur des hypothèques, des classes, des eaux et forêts). Le terme de conservateur prit une signification différente lorsqu'il s'appliqua non plus à une personne remplissant une fonction, mais à un parti : il devient alors un terme politique (les tories sont des conservateurs) mais se référant à la même idée, celle du maintien des droits et privilèges . Très tôt, il en vint tout naturellement à connoter le refus du renouvellement de la société , signification qui s'accentua d'autant plus que ce renouvellement s'annonçait comme plus proche et plus rapide : c'est, par exemple, en face de la montée de la tendance démocratique que l'esprit conservateur (la volonté de conserver l'Ancien Régime ou les privilèges de la noblesse) se précisa.
Mais, au milieu du xixe siècle, pour la grande majorité de la société occidentale, le terme de conservateur prit un sens nettement positif, du fait que le passé, la tradition, l'ordre ancien apparaissaient alors comme étant des valeurs à défendre. Le retournement s'effectua pendant la seconde moitié du xixe siècle, les nouvelles valeurs devenant le progrès, l'avenir et, par conséquent, le changement. On pouvait encore, en 1900, considérer que le conservatisme était simplement l'opinion des membres du Parti conservateur. Mais, à partir de la transformation de l'échelle des valeurs dans la société, le conservatisme en vint à viser une réalité beaucoup plus large, d'autant que les partis politiques abandonnèrent tous, les uns après les autres, la dénomination de conservateur : lorsque la connotation devint globalement négative, aucun parti ne voulut plus d'une telle étiquette. Et c'est alors que le terme de conservatisme connaît sa plus grande extension : il désignel'attitude mentale de ceux qui refusent le progrès et le changement social et caractérise un certain refus de l'histoire, la référence à des valeurs éternelles prises comme références immuables, la croyance en la pérennité des institutions, l'exigence d'un pouvoir politique qui ne soit pas soumis aux fluctuations de l'opinion. »
Le mot « religion », quant à lui, désigne une telle variété de croyances, de pratiques et de conceptions du monde que nous ne saurions en donner un schéma-type ou une description exhaustive. Nous nous concentrerons donc particulièrement sur le christianisme, et le catholicisme en particulier, dont l’histoire des trois derniers siècles offre une telle variété d’attitudes politiques que nous pouvons affirmer qu’il n’existe apparemmentaucun lien essentiel entre religion et conservatisme !
Cela dit, le lien que vous suggérez entre religion et conservatisme doit peut-être beaucoup aux relations qu’ont entretenu, en France, la monarchie et l’Eglise catholique durant l’Ancien régime. Nous vous renvoyons à ce sujet à notre ancienne réponse intitulée « France, fille aînée de l’Eglise » où nous vous citions ceci :
« A partir du XVIe siècle, les rois de France se dénomment eux-mêmes ou sont dénommés par le Pape « premier fils du Saint-Siège », « fils aîné de l’Eglise catholique » ou bien c’est au royaume de France qu’est attribué le titre de « royaume aîné de l'Eglise ». Il s’agit moins de la France en tant que nation que d’un lien particulier, plutôt d’ordre politique, entre la monarchie française et la papauté. »
Ce « lien particulier » a bien sûr été mis à bas pendant la Révolution française, mais là encore l’histoire est plus compliquée qu’on ne l’imagine parfois. Un article très synthétique du site Histoire pour tous nous apprend en effet que sur la plupart des membres du bas clergé présents aux états généraux de 1789 sont « pour le changement » ! D’ailleurs, « c’est sous l’impulsion de l’abbé Sieyès que les Etats généraux sont transformées en Assemblée nationale », laquelle va s’empresser… d’abolir les privilèges donc le clergé lui-même bénéficiait pourtant :
« On assiste pourtant, parfois, à une surenchère de générosité de la part de certains membres de l’ancien ordre ou de la noblesse […]. Concrètement, les conséquences sont immenses pour le clergé, par les décisions le concernant plus ou moins directement : l’abolition des redevances féodales touche aussi les chapitres et les abbayes, et évidemment l’abolition des privilèges en tant que tels prive l’ordre (qui disparaît officiellement) de ses privilèges fiscaux. »
Dans l’ouvrage Les origines religieuses de la Révolution française [Livre] : 1560-1791 / ; trad. de l'anglais par Alain Spiess, l’historien Dale K. Van Kley s’applique d’ailleurs à démontrer que les controverses religieuses qui ont accompagné l’émergences de pratiques en marge ou hors du catholicisme au cours des siècles précédents (protestantisme, jansénisme…) avait joué un grand rôle dans le déclenchement de la Révolution, ne serait-ce que parce que la plupart des leaders de celle-ci avaient été formés intellectuellement par des religieux.
Cependant, selon l’article d’Histoire pour tous, des tensions naîtront de l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dont l’article 10 garantit la liberté religieuse, puis la confiscation des biens de l’Eglise. Vers 1793, se produit une brusque déchristianisation de la société française.
Pour autant, cela ne signera pas le divorce entre révolution et religiosité, puisque les révolutionnaires les plus radicaux ne tentèrent de chasser le catholicisme que pour le remplacer par le Culte de l’Être suprême, religion créée de toutes pièces et se voulant « naturelle » !
Malgré la reprise de relation entre l’Eglise et le pouvoir français sous Napoléon (avec le Concordat de 1802), une certaines crispation vis-à-vis des évolutions de la société avait grandi dans l’Eglise, comme l’explique l’ouvrage Le catholicisme [Livre] / Jean-Yves Calvez, Philippe Lécrivain
« Le catholicisme, mondial et universel depuis l’origine […] a rencontré, à partir du XVIe siècle, comme un autre monde […] : il s’est trouvé en conflit, on l’a dit souvent, avec le « monde moderne ». Cela est surtout vrai à la suite de la Révolution française […], période pendant laquelle il a lutté contre ce que l’on appelle les « libertés modernes », c’est-à-dire la liberté de pensée, voire de conscience, la liberté d’expression, la liberté de presse et d’opinion. La liberté politique fut elle-même suspectée : l’autorité ne vient-elle pas « de Dieu », selon une formule de saint Paul aux origines du christianisme […] ?
[…]
Le catholicisme, particulièrement sous les papes Grégoire XVI et Pie IX, au XIXe siècle […], travaille à l’établissement d’une contre-société, moderne elle aussi, mais en contrepoint de la société libérale en plein développement […]. [L’Eglise] le fait dans un esprit de reprise de contrôle et d’influence, influence (politique) qu’elle a perdue depuis les révolutions. »
L’un des leviers de cette tentative de revenir dans le jeu sera la prise en compte de la question sociale, à partir de « la Lettre sur la condition ouvrière (Rerum novarum) du pape Léon XIII en 1891. Puis, durant la crise économique de 1929, le pape Pie XI proposera « une rénovation sociale complète sur fond de justices et de charité sociales ». L’idée fait des émules, et notamment en Amérique du sud, où se développera une mouvance catholique radicale sur le plan politique, la Théologie de la libération . L’article d’Hugo José Suárez « Une mystique de la politique » (Actes de la recherche en sciences sociales, 2004, consultable sur Cairn en bibliothèque) nous rappelle le contexte de son apparition :
« À partir des années 1950, l’Église catholique connaît un processus d’aggiornamento accéléré qui tente d’insuffler un dynamisme à une institution paralysée depuis des décennies et dont la capacité de réaction aux nouveaux éléments du contexte international paraît toujours plus faible. Pour l’Église, il faut « se rénover ou mourir ». En 1958, le cardinal Angelo Roncalli est élu pape sous le nom de Jean XXIII ; trois mois seulement après le début de son mandat, il convoque le concile Vatican II ; en 1961, son encyclique Mater et Magistra définit de nouvelles orientations pour l’Église. Ces réformes, impulsées par la plus haute hiérarchie ecclésiastique, prennent place dans une période d’expériences pastorales innovantes, particulièrement en Europe, avec les « prêtres-ouvriers » et d’autres formes de participation chrétienne à la politique, comme les Chrétiens pour le socialisme ou l’Action catholique ouvrière en France.
[…]
À partir des années 1950, l’Église latino-américaine se trouve en outre confrontée à de profondes transformations sociales, avec une croissance démographique forte et surtout une urbanisation peu contrôlée, qui touche 45 % de la population du continent, contre 33 % en 1925. Le décalage structurel et culturel entre l’Église et la société permet l’émergence d’une nouvelle préoccupation pastorale centrée sur les ouvriers. Dans le cas bolivien, marqué par la révolution nationale de 1952 qui a porté au pouvoir le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), le clergé a pris conscience de l’émergence du rôle politique des milieux populaires dont il faut satisfaire les besoins spirituels et éviter qu’ils ne se détournent vers d’autres voies : « la route de l’alcool » et le communisme athée, dont l’influence est croissante chez les travailleurs des mines, qui incarnent la classe ouvrière du pays. Alors que l’Église était traditionnellement associée aux champs nationaux du pouvoir, elle participe aux réformes sociales, par exemple au Chili avec le cardinal Silva Henriquez ou au Brésil avec le cardinal Evaristo Arns. »
Ce sera le début de laThéologie de la libération , définie dans un article du journal La Vie :
« Citons un de ses grands théoriciens, le théologien systématique Leonardo Boff, dans son ouvrage De la libération (1979), qui résume le phénomène ainsi : « La théologie de la libération cherche à articuler une lecture de la réalité à partir des pauvres et en vue de la libération des pauvres ; elle utilise en fonction de cela les sciences de l’homme et de la société, elle médite théologiquement et postule des actions pastorales qui facilitent la marche des opprimés. » Dans ces locutions se trouvent rassemblées les principaux éléments de cette « théologie » que l’on dit souvent contextuelle et prophétique : elle se fait à partir des pauvres et elle utilise les sciences humaines, toujours dans l’objectif de libérer les personnes de l’oppression économique et politique. »
Selon le même article, ce mouvement a eu une influence considérable en Amérique du sud, « Maints leaders populaires issus de conditions modestes, comme l’ancien président Lula au Brésil », ayant été formés par les théologiens de la libération, de même que de nombreux chrétiens sympathisants de cette mouvance se sont illustrés dans la lutte contre les dictatures militaires des années 70-80, et que « plusieurs évêques devinrent des héros populaires », comme Dom Helder Camara (1909-1999), l’archevêque d’Olinda et de Recife au Brésil qui résuma d’une seule phrase l’enjeu : « Je nourris un pauvre et l’on me dit que je suis un saint. Je demande pourquoi le pauvre n’a pas de quoi se nourrir et l’on me traite de communiste. » » - mais l’auteur ne cache pas que le mouvement fut en butte à sa propre hiérarchie, et que « le Vatican a condamné et rétrogradé plusieurs théologiens de la libération » :
« En 1984, la Congrégation pour la doctrine de la foi, présidée par un certain cardinal Ratzinger, accuse la théologie de la libération d’introduire, sans recul critique, l’analyse marxiste à l’intérieur du discours théologique. « Cet emprunt à l’idéologie totalisante du marxisme a pour conséquence une perversion de la foi chrétienne », explique Mgr Ratzinger, en faisant référence à la politisation radicale des affirmations de la foi (Jésus aurait été un leader révolutionnaire) et aux jugements théologiques, notamment la théorisation de l’Eglise du peuple de Dieu comme Eglise de classe. »
Reste que cette sensibilité à la cause des plus démunis demeure pour une partie des catholiques, et notamment de l’actuel pape François, « Attentif aux pauvres, critique à l’égard du néolibéralisme », même s’il a « des réserves sérieuses à l’égard de la théologie de la libération ».
Mais toutes les Eglises ne portent pas la lourdeur historique et hiérarchique du catholicisme romain : dans le monde protestant, de nombreuses congrégations se montrent volontiers progressistes, notamment sur le plan des mœurs. On trouve ainsi des pasteurs femmes, homosexuels, voire les deux – voyez par exemple ce témoignage de Maria Isberg, 45 ans, pasteur à Malmö (Suède), dans Le Monde :
« Aujourd'hui, je suis pasteur, mariée à une femme pasteur, et nous avons trois ¬enfants. J'ai été ordonnée par l'Eglise luthérienne évangélique de Suède(ancienne Eglise d'Etat, à laquelle appartiennent 60 % des Suédois) en 2001. Neuf ans plus tard, j'ai épousé Linda. L'Eglise venait d'accorder aux couples de même sexe le droit de se marier religieusement, quelques mois après la légalisation du mariage gay par le Parlement.
[…]
Je suis fière d'appartenir à une Eglise qui, malgré une histoire marquée par la discrimination, a été capable d'avancer. Prenons un exemple : en 1974, la Conférence des évêques suédoise a publié une étude, intitulée Les Homosexuels et l'Eglise, qui était radicale pour l'époque. Elle reconnaissait que l'homosexualité n'est pas quelque chose que l'on choisit. Elle estimait aussi que le rôle de l'Eglise était d'encourager les relations amoureuses dans la foi. C'est une Eglise qui n'est pas à côté de la société, mais y est ancrée. C'est au coeur de la pensée luthérienne. D'autres Eglises, comme l'Eglise catholique, ont une attitude plus moralisante, qui ¬consiste à dire que l'homosexualité est un ¬péché. C'est sans doute lié à la conception du mariage comme sacrement. Pour moi, Dieu ne se résume pas à des règles et à des lois. »
Si pratique religieuse n’implique pas nécessairement conservatisme, à l’inverse, une société officiellement athée n’est pas forcément une société très ouverte : dans le documentaire La double vie, petite histoire de la sexualité en URSS [D.V.D.], Inara Kolmane raconte comment la Russie soviétique est passée sous Staline d’une liberté sexuelle très en avance sur son temps à un conservatisme extrême des valeurs, avec pénalisation de l'homosexualité, de l’avortement et de l’adultère.
Pour aller plus loin :
- Politique et religion [Livre] / Julien Bauer,...
- Le religieux et le politique [Livre] / Olivier Bobineau. (suivi de) douze réponses / Marcel Gauchet
- Politique et religion en France [Livre] / Jean-Louis Ormières
- Printemps arabes [Livre] : religion et révolution / Adonis ; traduit de l'arabe par Ali Ibrahim ; et préfacé par Philippe Sergeant
- « Révolution française, religion et logique de l'État », Yann Fauchois, Archives de Sciences Sociales des Religions, 1988, sur Persée
- « Religion et Etat en France pendant la Révolution française » diffusé en 2011 dans l’émission La Marche de l’Histoire sur France inter
Bonne journée.
Voici une question vaste et complexe, qui déborde largement le cadre d’une réponse du Guichet du savoir ! Nous allons toutefois tenter d’apporter quelques éléments de réponse.
Voici d’abord la définition du
« Terme formé à partir de celui de « conservateur », lequel désignait originellement un
Mais, au milieu du xixe siècle, pour la grande majorité de la société occidentale, le terme de conservateur prit un sens nettement positif, du fait que le passé, la tradition, l'ordre ancien apparaissaient alors comme étant des valeurs à défendre. Le retournement s'effectua pendant la seconde moitié du xixe siècle, les nouvelles valeurs devenant le progrès, l'avenir et, par conséquent, le changement. On pouvait encore, en 1900, considérer que le conservatisme était simplement l'opinion des membres du Parti conservateur. Mais, à partir de la transformation de l'échelle des valeurs dans la société, le conservatisme en vint à viser une réalité beaucoup plus large, d'autant que les partis politiques abandonnèrent tous, les uns après les autres, la dénomination de conservateur : lorsque la connotation devint globalement négative, aucun parti ne voulut plus d'une telle étiquette. Et c'est alors que le terme de conservatisme connaît sa plus grande extension : il désigne
Le mot « religion », quant à lui, désigne une telle variété de croyances, de pratiques et de conceptions du monde que nous ne saurions en donner un schéma-type ou une description exhaustive. Nous nous concentrerons donc particulièrement sur le christianisme, et le catholicisme en particulier, dont l’histoire des trois derniers siècles offre une telle variété d’attitudes politiques que nous pouvons affirmer qu’il n’existe apparemment
Cela dit, le lien que vous suggérez entre religion et conservatisme doit peut-être beaucoup aux relations qu’ont entretenu, en France, la monarchie et l’Eglise catholique durant l’Ancien régime. Nous vous renvoyons à ce sujet à notre ancienne réponse intitulée « France, fille aînée de l’Eglise » où nous vous citions ceci :
« A partir du XVIe siècle, les rois de France se dénomment eux-mêmes ou sont dénommés par le Pape « premier fils du Saint-Siège », « fils aîné de l’Eglise catholique » ou bien c’est au royaume de France qu’est attribué le titre de « royaume aîné de l'Eglise ». Il s’agit moins de la France en tant que nation que d’un lien particulier, plutôt d’ordre politique, entre la monarchie française et la papauté. »
Ce « lien particulier » a bien sûr été mis à bas pendant la Révolution française, mais là encore l’histoire est plus compliquée qu’on ne l’imagine parfois. Un article très synthétique du site Histoire pour tous nous apprend en effet que sur la plupart des membres du bas clergé présents aux états généraux de 1789 sont « pour le changement » ! D’ailleurs, « c’est sous l’impulsion de l’abbé Sieyès que les Etats généraux sont transformées en Assemblée nationale », laquelle va s’empresser… d’abolir les privilèges donc le clergé lui-même bénéficiait pourtant :
« On assiste pourtant, parfois, à une surenchère de générosité de la part de certains membres de l’ancien ordre ou de la noblesse […]. Concrètement, les conséquences sont immenses pour le clergé, par les décisions le concernant plus ou moins directement : l’abolition des redevances féodales touche aussi les chapitres et les abbayes, et évidemment l’abolition des privilèges en tant que tels prive l’ordre (qui disparaît officiellement) de ses privilèges fiscaux. »
Dans l’ouvrage Les origines religieuses de la Révolution française [Livre] : 1560-1791 / ; trad. de l'anglais par Alain Spiess, l’historien Dale K. Van Kley s’applique d’ailleurs à démontrer que les controverses religieuses qui ont accompagné l’émergences de pratiques en marge ou hors du catholicisme au cours des siècles précédents (protestantisme, jansénisme…) avait joué un grand rôle dans le déclenchement de la Révolution, ne serait-ce que parce que la plupart des leaders de celle-ci avaient été formés intellectuellement par des religieux.
Cependant, selon l’article d’Histoire pour tous, des tensions naîtront de l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dont l’article 10 garantit la liberté religieuse, puis la confiscation des biens de l’Eglise. Vers 1793, se produit une brusque déchristianisation de la société française.
Pour autant, cela ne signera pas le divorce entre révolution et religiosité, puisque les révolutionnaires les plus radicaux ne tentèrent de chasser le catholicisme que pour le remplacer par le Culte de l’Être suprême, religion créée de toutes pièces et se voulant « naturelle » !
Malgré la reprise de relation entre l’Eglise et le pouvoir français sous Napoléon (avec le Concordat de 1802), une certaines crispation vis-à-vis des évolutions de la société avait grandi dans l’Eglise, comme l’explique l’ouvrage Le catholicisme [Livre] / Jean-Yves Calvez, Philippe Lécrivain
« Le catholicisme, mondial et universel depuis l’origine […] a rencontré, à partir du XVIe siècle, comme un autre monde […] : il s’est trouvé en conflit, on l’a dit souvent, avec le « monde moderne ». Cela est surtout vrai à la suite de la Révolution française […], période pendant laquelle il a lutté contre ce que l’on appelle les « libertés modernes », c’est-à-dire la liberté de pensée, voire de conscience, la liberté d’expression, la liberté de presse et d’opinion. La liberté politique fut elle-même suspectée : l’autorité ne vient-elle pas « de Dieu », selon une formule de saint Paul aux origines du christianisme […] ?
[…]
Le catholicisme, particulièrement sous les papes Grégoire XVI et Pie IX, au XIXe siècle […], travaille à l’établissement d’une contre-société, moderne elle aussi, mais en contrepoint de la société libérale en plein développement […]. [L’Eglise] le fait dans un esprit de reprise de contrôle et d’influence, influence (politique) qu’elle a perdue depuis les révolutions. »
L’un des leviers de cette tentative de revenir dans le jeu sera la prise en compte de la question sociale, à partir de « la Lettre sur la condition ouvrière (Rerum novarum) du pape Léon XIII en 1891. Puis, durant la crise économique de 1929, le pape Pie XI proposera « une rénovation sociale complète sur fond de justices et de charité sociales ». L’idée fait des émules, et notamment en Amérique du sud, où se développera une mouvance catholique radicale sur le plan politique, la
« À partir des années 1950, l’Église catholique connaît un processus d’aggiornamento accéléré qui tente d’insuffler un dynamisme à une institution paralysée depuis des décennies et dont la capacité de réaction aux nouveaux éléments du contexte international paraît toujours plus faible. Pour l’Église, il faut « se rénover ou mourir ». En 1958, le cardinal Angelo Roncalli est élu pape sous le nom de Jean XXIII ; trois mois seulement après le début de son mandat, il convoque le concile Vatican II ; en 1961, son encyclique Mater et Magistra définit de nouvelles orientations pour l’Église. Ces réformes, impulsées par la plus haute hiérarchie ecclésiastique, prennent place dans une période d’expériences pastorales innovantes, particulièrement en Europe, avec les « prêtres-ouvriers » et d’autres formes de participation chrétienne à la politique, comme les Chrétiens pour le socialisme ou l’Action catholique ouvrière en France.
[…]
À partir des années 1950, l’Église latino-américaine se trouve en outre confrontée à de profondes transformations sociales, avec une croissance démographique forte et surtout une urbanisation peu contrôlée, qui touche 45 % de la population du continent, contre 33 % en 1925. Le décalage structurel et culturel entre l’Église et la société permet l’émergence d’une nouvelle préoccupation pastorale centrée sur les ouvriers. Dans le cas bolivien, marqué par la révolution nationale de 1952 qui a porté au pouvoir le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), le clergé a pris conscience de l’émergence du rôle politique des milieux populaires dont il faut satisfaire les besoins spirituels et éviter qu’ils ne se détournent vers d’autres voies : « la route de l’alcool » et le communisme athée, dont l’influence est croissante chez les travailleurs des mines, qui incarnent la classe ouvrière du pays. Alors que l’Église était traditionnellement associée aux champs nationaux du pouvoir, elle participe aux réformes sociales, par exemple au Chili avec le cardinal Silva Henriquez ou au Brésil avec le cardinal Evaristo Arns. »
Ce sera le début de la
« Citons un de ses grands théoriciens, le théologien systématique Leonardo Boff, dans son ouvrage De la libération (1979), qui résume le phénomène ainsi : « La théologie de la libération cherche à articuler une lecture de la réalité à partir des pauvres et en vue de la libération des pauvres ; elle utilise en fonction de cela les sciences de l’homme et de la société, elle médite théologiquement et postule des actions pastorales qui facilitent la marche des opprimés. » Dans ces locutions se trouvent rassemblées les principaux éléments de cette « théologie » que l’on dit souvent contextuelle et prophétique : elle se fait à partir des pauvres et elle utilise les sciences humaines, toujours dans l’objectif de libérer les personnes de l’oppression économique et politique. »
Selon le même article, ce mouvement a eu une influence considérable en Amérique du sud, « Maints leaders populaires issus de conditions modestes, comme l’ancien président Lula au Brésil », ayant été formés par les théologiens de la libération, de même que de nombreux chrétiens sympathisants de cette mouvance se sont illustrés dans la lutte contre les dictatures militaires des années 70-80, et que « plusieurs évêques devinrent des héros populaires », comme Dom Helder Camara (1909-1999), l’archevêque d’Olinda et de Recife au Brésil qui résuma d’une seule phrase l’enjeu : « Je nourris un pauvre et l’on me dit que je suis un saint. Je demande pourquoi le pauvre n’a pas de quoi se nourrir et l’on me traite de communiste. » » - mais l’auteur ne cache pas que le mouvement fut en butte à sa propre hiérarchie, et que « le Vatican a condamné et rétrogradé plusieurs théologiens de la libération » :
« En 1984, la Congrégation pour la doctrine de la foi, présidée par un certain cardinal Ratzinger, accuse la théologie de la libération d’introduire, sans recul critique, l’analyse marxiste à l’intérieur du discours théologique. « Cet emprunt à l’idéologie totalisante du marxisme a pour conséquence une perversion de la foi chrétienne », explique Mgr Ratzinger, en faisant référence à la politisation radicale des affirmations de la foi (Jésus aurait été un leader révolutionnaire) et aux jugements théologiques, notamment la théorisation de l’Eglise du peuple de Dieu comme Eglise de classe. »
Reste que cette sensibilité à la cause des plus démunis demeure pour une partie des catholiques, et notamment de l’actuel pape François, « Attentif aux pauvres, critique à l’égard du néolibéralisme », même s’il a « des réserves sérieuses à l’égard de la théologie de la libération ».
Mais toutes les Eglises ne portent pas la lourdeur historique et hiérarchique du catholicisme romain : dans le monde protestant, de nombreuses congrégations se montrent volontiers progressistes, notamment sur le plan des mœurs. On trouve ainsi des pasteurs femmes, homosexuels, voire les deux – voyez par exemple ce témoignage de Maria Isberg, 45 ans, pasteur à Malmö (Suède), dans Le Monde :
« Aujourd'hui, je suis pasteur, mariée à une femme pasteur, et nous avons trois ¬enfants. J'ai été ordonnée par l'Eglise luthérienne évangélique de Suède(ancienne Eglise d'Etat, à laquelle appartiennent 60 % des Suédois) en 2001. Neuf ans plus tard, j'ai épousé Linda. L'Eglise venait d'accorder aux couples de même sexe le droit de se marier religieusement, quelques mois après la légalisation du mariage gay par le Parlement.
[…]
Je suis fière d'appartenir à une Eglise qui, malgré une histoire marquée par la discrimination, a été capable d'avancer. Prenons un exemple : en 1974, la Conférence des évêques suédoise a publié une étude, intitulée Les Homosexuels et l'Eglise, qui était radicale pour l'époque. Elle reconnaissait que l'homosexualité n'est pas quelque chose que l'on choisit. Elle estimait aussi que le rôle de l'Eglise était d'encourager les relations amoureuses dans la foi. C'est une Eglise qui n'est pas à côté de la société, mais y est ancrée. C'est au coeur de la pensée luthérienne. D'autres Eglises, comme l'Eglise catholique, ont une attitude plus moralisante, qui ¬consiste à dire que l'homosexualité est un ¬péché. C'est sans doute lié à la conception du mariage comme sacrement. Pour moi, Dieu ne se résume pas à des règles et à des lois. »
Si pratique religieuse n’implique pas nécessairement conservatisme, à l’inverse, une société officiellement athée n’est pas forcément une société très ouverte : dans le documentaire La double vie, petite histoire de la sexualité en URSS [D.V.D.], Inara Kolmane raconte comment la Russie soviétique est passée sous Staline d’une liberté sexuelle très en avance sur son temps à un conservatisme extrême des valeurs, avec pénalisation de l'homosexualité, de l’avortement et de l’adultère.
- Politique et religion [Livre] / Julien Bauer,...
- Le religieux et le politique [Livre] / Olivier Bobineau. (suivi de) douze réponses / Marcel Gauchet
- Politique et religion en France [Livre] / Jean-Louis Ormières
- Printemps arabes [Livre] : religion et révolution / Adonis ; traduit de l'arabe par Ali Ibrahim ; et préfacé par Philippe Sergeant
- « Révolution française, religion et logique de l'État », Yann Fauchois, Archives de Sciences Sociales des Religions, 1988, sur Persée
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Bonne journée.
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