Question d'origine :
Avons-nous huit fois plus de disponibilité mentale aujourd'hui qu'au début du XIXe siècle, comme le soutient un sociologue ? (Gérald Bronner)
Réponse du Guichet
gds_db
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 07/01/2021 à 11h39
Bonjour,
Gérard Bronner vient de publier un livre intitulé Apocalypse cognitive dans lequel il explique que "Jamais dans l'histoire de l'humanité nous n’avons eu autant de disponibilité mentale pour nous cultiver, apprendre les sciences et connaître le monde."
Voici ce qu'il développe pour un article du Point :
" On peut décrire l'histoire de l'humanité par un indice qui a été rarement exploré : la disponibilité mentale. Le ministre Jean Perrin, également Prix Nobel de physique en 1926, rêvait qu'à partir du moment où l'homme se serait affranchi de sa servitude biologique (nourriture, survie), la disponibilité mentale ainsi libérée lui permettrait d'accomplir des progrès spectaculaires.
Cette prophétie était exacte. La disponibilité mentale a été multipliée par huit depuis le début du XIXe siècle : nous avons externalisé nombre de nos gestes physiques (grâce à la machine à laver pour les tâches domestiques, par exemple) et cognitifs (qui sont algorithmisés par l'IA). Huit fois plus de temps de disponibilité cérébrale, c'est considérable ! Selon mes estimations, nous disposons de 1 139 000 000 d'années de cerveau disponible en France. La question est : que va-t-on faire de cette richesse ? Si c'est pour regarder des vidéos de chatons, au secours ! Le cambriolage de ce trésor est en train de se produire par une logique de marché et par l'arme du crime idéale : l'écran. Comme 80 % de nos informations sensorielles sont visuelles, l'écran a toutes les qualités pour attirer notre attention. "
source : Gérald Bronner : « L'arme du crime idéale : l'écran » / Propos recueillis par Guillaume Grallet, Sébastien Le Fol et Géraldine Woessner - Le Point.fr, no. 202012 - Sciences et technos, mercredi 30 décembre 2020
Les propos du sociologue Gérald Bronner ne font pas l'unanimité et sont sujets à débat notamment sur les réseaux sociaux comme par exemple sur twitter suite à son intervention sur France Inter.
Pour répondre à votre question, il conviendrait tout d'abord de définir la notion de "disponibilité mentale". N'ayant pas encore accès à son ouvrage, nous ne savons pas quelles sont les critères retenus pour évaluer ce temps disponible et comment il a réussi à le quantifier pour les deux époques considérées.
Comme l'indique le médiéviste Mickaël Wilmart sur twitter : "Aucun historien sérieux ne peut se lancer dans une analyse précise des conditions psychologiques des sociétés anciennes et sortir un tel chiffre relève du pifomètre. [...] les historiens savent que rien n'est mesurable dans la (les) psychologie(s) des acteurs du passé et que toute tentative (sans surestimer ou sous-estimer son intérêt) se solderait par de lourdes difficultés méthodologiques aux résultats incertains. "
En outre, le sociologue semble associer la "disponibilité mentale" au temps libéré des taches techniques mais il ne l'est pas forcément de sa "charge mentale" quelle soit domestique ou professionnelle...
Dans un article intitulé La difficile question de la disponilibité Gaëlle Picut dissocie la disponibilité physique et temporelle de la disponibilité mentale et psychologique :
" la disponibilité physique et temporelle n’est pas la seule à entrer en jeu. Il y a aussi la disponibilité mentale et psychologique. Et là, cela devient plus difficile. En effet, il ne suffit pas d’être disponible physiquement pour l’être aussi mentalement. En effet, une personne peut être disponible, c’est-à-dire, présente au travail mais préoccupée par des problèmes personnels et inversement une personne peut être présente chez elle mais occupée à lire ses mails ou l’esprit encombré par des soucis professionnels, les dossiers à boucler, la réorganisation en cours ou un client exigeant, etc. et donc ne pas être réellement disponible. Or, il ne faut pas se leurrer, une vie professionnelle bien remplie est exigeante, une vie personnelle bien remplie l’est également. "
Pour approfondir le sujet, nous vous renvoyons au livre de Georges Vigarello : Histoire de la fatigue : du Moyen âge à nos jours. Un article de Slate présente cet ouvrage. En voici quelques extraits :
"«Une hypothèse traverse ce livre, écrit son auteur, le gain d'autonomie, réelle ou postulée, acquis par l'individu des sociétés occidentales, la découverte d'un “moi” plus autonome, le rêve toujours accru d'affranchissement et de liberté ont rendu toujours plus difficile à vivre tout ce qui peut contraindre et entraver. D'autant que s'y ajoute le rappel, du coup possible, des fragilités, des vulnérabilités.» [...]
Le XIXe siècle, celui des machines et de l'énergie, est marqué par un intérêt pour l'alimentation, les calories et les nourritures à privilégier ou exclure, mais aussi pour les postures avec la naissance de l'ergonomie. Enfin, «[l]a fatigue d'aujourd'hui est perçue dans le langage numérique, privilégiant les messages internes, les sensations, la connexion et la déconnexion». Elle est abordée par le biais des relations, mais aussi via la chimie et la biologie (rôle des hormones, place des drogues et des médicaments).
«Affinements et degrés se précisent avec le temps. Notre civilisation invente des sensibilités, crée des nuances, fait exister de proche en proche des fatigues qui, auparavant, n'existaient pas, découvre avec le cours de l'histoire, des états longtemps ignorés.» [...]
Plus largement, la fatigue se déplace progressivement, du physique vers le psychologique; ce dernier ayant d'ailleurs de plus en plus souvent des traductions sur le précédent. Elle devient plus globale et entretient des liens étroits avec nos sociétés d'individus, avec la question de l'autonomie et des contraintes.
«Tel est bien l'enjeu de cette démarche historique qui est aussi généalogique: montrer comment ce qui semble depuis toujours ancré dans les chairs s'inscrit aussi, au fil des siècles, dans les consciences, les structures sociales et leurs représentations, jusqu'à se redéployer et nous atteindre au plus profond.» La fatigue est désormais intégrée à notre «quotidien». "
source : Nos ancêtres étaient-ils plus fatigués que nous ? / Benjamin Caraco et Nonfiction — 16 décembre 2020 à 10h15
Voici en complément quelques documents qui pourront également vous intéresser :
- « Histoire de la fatigue », de Georges Vigarello : du pélerin harassé au cadre en burn-out / Florent Georgesco - Le Monde - 10 septembre 2020 - consultable sur europresse
- Temps de travail et temps de vie [Livre] : les nouveaux visages de la disponibilité temporelle / Paul Bouffartigue ; avec la collaboration de Jacques Bouteiller
- Fusulier Bernard, Laloy David, Sanchez Émilie, « Être au service et articuler travail/famille. De la double disponibilité pratique et subjective chez les professionnels de la relation», Informations sociales, 2009/4 (n° 154), p. 22-30.
- La «charge mentale» à la loupe des sociologues / Anna Quéré - Grands Dossiers N° 49 - Décembre 2017 - janvier - février 2018
- Démesure du temps et disponibilité au travail / Esteban Martinez
- «Les cadres vivent dans un sentiment d'alerte permanente» / Jean-Philippe Bouilloud et Carine Dartiguepeyrou - Propos recueillis par Lydie Colders - Liaisons sociales Magazine, no. 201- Actu, lundi 1 avril 2019 - consultable sur europresse
Bonne journée
Gérard Bronner vient de publier un livre intitulé Apocalypse cognitive dans lequel il explique que "Jamais dans l'histoire de l'humanité nous n’avons eu autant de disponibilité mentale pour nous cultiver, apprendre les sciences et connaître le monde."
Voici ce qu'il développe pour un article du Point :
" On peut décrire l'histoire de l'humanité par un indice qui a été rarement exploré : la disponibilité mentale. Le ministre Jean Perrin, également Prix Nobel de physique en 1926, rêvait qu'à partir du moment où l'homme se serait affranchi de sa servitude biologique (nourriture, survie), la disponibilité mentale ainsi libérée lui permettrait d'accomplir des progrès spectaculaires.
Cette prophétie était exacte. La disponibilité mentale a été multipliée par huit depuis le début du XIXe siècle : nous avons externalisé nombre de nos gestes physiques (grâce à la machine à laver pour les tâches domestiques, par exemple) et cognitifs (qui sont algorithmisés par l'IA). Huit fois plus de temps de disponibilité cérébrale, c'est considérable ! Selon mes estimations, nous disposons de 1 139 000 000 d'années de cerveau disponible en France. La question est : que va-t-on faire de cette richesse ? Si c'est pour regarder des vidéos de chatons, au secours ! Le cambriolage de ce trésor est en train de se produire par une logique de marché et par l'arme du crime idéale : l'écran. Comme 80 % de nos informations sensorielles sont visuelles, l'écran a toutes les qualités pour attirer notre attention. "
source : Gérald Bronner : « L'arme du crime idéale : l'écran » / Propos recueillis par Guillaume Grallet, Sébastien Le Fol et Géraldine Woessner - Le Point.fr, no. 202012 - Sciences et technos, mercredi 30 décembre 2020
Les propos du sociologue Gérald Bronner ne font pas l'unanimité et sont sujets à débat notamment sur les réseaux sociaux comme par exemple sur twitter suite à son intervention sur France Inter.
Pour répondre à votre question, il conviendrait tout d'abord de définir la notion de "disponibilité mentale". N'ayant pas encore accès à son ouvrage, nous ne savons pas quelles sont les critères retenus pour évaluer ce temps disponible et comment il a réussi à le quantifier pour les deux époques considérées.
Comme l'indique le médiéviste Mickaël Wilmart sur twitter : "Aucun historien sérieux ne peut se lancer dans une analyse précise des conditions psychologiques des sociétés anciennes et sortir un tel chiffre relève du pifomètre. [...] les historiens savent que rien n'est mesurable dans la (les) psychologie(s) des acteurs du passé et que toute tentative (sans surestimer ou sous-estimer son intérêt) se solderait par de lourdes difficultés méthodologiques aux résultats incertains. "
En outre, le sociologue semble associer la "disponibilité mentale" au temps libéré des taches techniques mais il ne l'est pas forcément de sa "charge mentale" quelle soit domestique ou professionnelle...
Dans un article intitulé La difficile question de la disponilibité Gaëlle Picut dissocie la disponibilité physique et temporelle de la disponibilité mentale et psychologique :
" la disponibilité physique et temporelle n’est pas la seule à entrer en jeu. Il y a aussi la disponibilité mentale et psychologique. Et là, cela devient plus difficile. En effet, il ne suffit pas d’être disponible physiquement pour l’être aussi mentalement. En effet, une personne peut être disponible, c’est-à-dire, présente au travail mais préoccupée par des problèmes personnels et inversement une personne peut être présente chez elle mais occupée à lire ses mails ou l’esprit encombré par des soucis professionnels, les dossiers à boucler, la réorganisation en cours ou un client exigeant, etc. et donc ne pas être réellement disponible. Or, il ne faut pas se leurrer, une vie professionnelle bien remplie est exigeante, une vie personnelle bien remplie l’est également. "
Pour approfondir le sujet, nous vous renvoyons au livre de Georges Vigarello : Histoire de la fatigue : du Moyen âge à nos jours. Un article de Slate présente cet ouvrage. En voici quelques extraits :
"«Une hypothèse traverse ce livre, écrit son auteur, le gain d'autonomie, réelle ou postulée, acquis par l'individu des sociétés occidentales, la découverte d'un “moi” plus autonome, le rêve toujours accru d'affranchissement et de liberté ont rendu toujours plus difficile à vivre tout ce qui peut contraindre et entraver. D'autant que s'y ajoute le rappel, du coup possible, des fragilités, des vulnérabilités.» [...]
Le XIXe siècle, celui des machines et de l'énergie, est marqué par un intérêt pour l'alimentation, les calories et les nourritures à privilégier ou exclure, mais aussi pour les postures avec la naissance de l'ergonomie. Enfin, «[l]a fatigue d'aujourd'hui est perçue dans le langage numérique, privilégiant les messages internes, les sensations, la connexion et la déconnexion». Elle est abordée par le biais des relations, mais aussi via la chimie et la biologie (rôle des hormones, place des drogues et des médicaments).
«Affinements et degrés se précisent avec le temps. Notre civilisation invente des sensibilités, crée des nuances, fait exister de proche en proche des fatigues qui, auparavant, n'existaient pas, découvre avec le cours de l'histoire, des états longtemps ignorés.» [...]
Plus largement, la fatigue se déplace progressivement, du physique vers le psychologique; ce dernier ayant d'ailleurs de plus en plus souvent des traductions sur le précédent. Elle devient plus globale et entretient des liens étroits avec nos sociétés d'individus, avec la question de l'autonomie et des contraintes.
«Tel est bien l'enjeu de cette démarche historique qui est aussi généalogique: montrer comment ce qui semble depuis toujours ancré dans les chairs s'inscrit aussi, au fil des siècles, dans les consciences, les structures sociales et leurs représentations, jusqu'à se redéployer et nous atteindre au plus profond.» La fatigue est désormais intégrée à notre «quotidien». "
source : Nos ancêtres étaient-ils plus fatigués que nous ? / Benjamin Caraco et Nonfiction — 16 décembre 2020 à 10h15
Voici en complément quelques documents qui pourront également vous intéresser :
- « Histoire de la fatigue », de Georges Vigarello : du pélerin harassé au cadre en burn-out / Florent Georgesco - Le Monde - 10 septembre 2020 - consultable sur europresse
- Temps de travail et temps de vie [Livre] : les nouveaux visages de la disponibilité temporelle / Paul Bouffartigue ; avec la collaboration de Jacques Bouteiller
- Fusulier Bernard, Laloy David, Sanchez Émilie, « Être au service et articuler travail/famille. De la double disponibilité pratique et subjective chez les professionnels de la relation», Informations sociales, 2009/4 (n° 154), p. 22-30.
- La «charge mentale» à la loupe des sociologues / Anna Quéré - Grands Dossiers N° 49 - Décembre 2017 - janvier - février 2018
- Démesure du temps et disponibilité au travail / Esteban Martinez
- «Les cadres vivent dans un sentiment d'alerte permanente» / Jean-Philippe Bouilloud et Carine Dartiguepeyrou - Propos recueillis par Lydie Colders - Liaisons sociales Magazine, no. 201- Actu, lundi 1 avril 2019 - consultable sur europresse
Bonne journée
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