Question d'origine :
Nietzsche était misogyne, anti-démocrate, critiquait violemment le judaïsme et la morale des faible, mais semble loin du chauvinisme. Comment le classer idéologiquement ? Sait-on en 2021 l'origine de sa folie (diagnostic) et son évolution ?
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 06/03/2021 à 10h55
Bonjour,
Si l’on ose ajouter à votre liste de « qualités » qu’il était athée, on en arrive assez inévitablement à la détermination singulièrement personnelle de l’idéologie de Nietzsche.
Car s’il était envisageable de classer le grand philosophe allemand idéologiquement, on pourrait commencer facilement par une boutade et dire qu’avant tout Nietzsche est nietzschéen.
De l’auto-contradiction aux contresens commis par les autres, Nietzsche est-il indiscernable ? Jacques Derrida parait le concéder : « Tous les énoncés, avant et après, à gauche et à droite, sont à la fois possibles (Nietzsche a tout dit, à peu près) et nécessairement contradictoires (il a dit les choses les plus incompatibles entre elles et il a dit qu’il les disait) ».
Poète, musicien, Nietzsche le philosophe-artiste pense et écrit à propos de la réalité en mouvement. Profondément, l’idéologie de Nietzsche tient pour une grande part dans la perspective de la transformation. Le fameux « deviens ce que tu es » ne dit pas autre chose.
Pour Nietzsche, la démocratie semble affaiblir l’individu jusqu’à le supprimer. Pourtant, même s’il considère sans doute que la démocratie est la « morale du troupeau » et de l’ « instinct grégaire » il écrit par exemple : « Erreur fondamentale : prendre le troupeau pour but et non les individus isolés ! Le troupeau est un moyen, rien de plus ! Mais aujourd'hui, on tente de concevoir le troupeau comme un individu et de lui attribuer un rang supérieur à celui de l'individu, malentendu profond entre tous » .
Par ailleurs, il n’est pas à proprement parler individualiste, ce qui intéresse Nietzsche, c’est le processus d’individuation. On serait presque tenté de présenter Nietzsche comme un individu-holiste. :-)
« Ce qui dorénavant ne se construira plus, ne saurait plus se construire, c’est une société dans le vieux sens du terme : pour construire pareil édifice, tout fait défaut, à commencer par les matériaux. Nous tous avons cessé d’être matériaux de construction d’une société... ».
Le philosophe aspire à la force d’une volonté inventive et détachée de la vérité des hautes valeurs, remplacées par de nouvelles, comme expression de la plénitude de la vie.
Tourgueniev dépeint ainsi le nihiliste : « un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui n’accepte aucun principe sans examen, quel que soit le respect dont ce principe est entouré ». Par refus de la transcendance il préfère simplement dire « je suis » et par rejet de la morale il peut dire « je ne sers à rien ». En cela Nietzsche se détache et renonce à faire partie de la supercherie, quelle qu’en soit sa nature.
Sans doute parce que selon lui, l’être est supérieur, sous les formes émancipées de la morale et des dogmes, Nietzsche se présente davantage comme le chantre d’un nihilisme actif et révolté. Il s’agit, comme Camus le pense près d’un siècle plus tard, de dépasser le nihilisme et d’envisager le réel ad absurdum.
Et Nietzsche n’est pas féministe, loin de là, regrettant plutôt le manque de virilité de ses contemporains, les enjoignant aussi à ne pas succomber au sentimentalisme moderne et féminin.
Concernant la pathologie qui irrémédiablement affaibli Nietzsche durant les dernières années de sa vie, nous n’avons pas aujourd’hui encore de certitude définitive.
La fameuse scène de son effondrement dite du Cheval de Turin (mise en image par Bela Tarr dans son dernier film) est elle-même largement sujette à caution. « L’épisode est connu, rappelle S. Dieguez dans un article pour Cerveau et psycho, mais n’est sans doute pas authentique : au début du mois de janvier 1889, Nietzsche se promène dans les rues de Turin et voyant un cocher maltraiter son cheval, il se jette en larmes au cou de la bête et dans la plus grande agitation finit par s’effondrer. Il a alors 44 ans et en s’en remettra jamais ».
Ce qui semble faire aujourd’hui consensus auprès des biographes et des scientifiques qui se sont penchés sur le cas Nietzsche, c’est qu’il souffrait d’un trouble bipolaire, l’ancien syndrome maniaco-dépressif. Pour le neuropsychologue Sébastien Dieguez ou pour l’un de ses biographes Guillaume Tonning, ce diagnostic ne semble pas faire de doute.
Ce dernier précise dans son Nietzsche édité au Cerf : « de santé fragile, Nietzsche souffrira sans doute jusqu’à son effondrement dans la folie d’une psychose maniaco-dépressive, encore qu’on ait longtemps (sans doute à tort) diagnostiqué une infection syphilitique ». Guillaume Tonning, comme le médecin Jacque Rogé dans son Syndrome Nietzsche ajoute que cette « traversé de la maladie » joua un « rôle essentiel […] dans l’explosion du génie de Nietzsche ».
Mais quid de cet effondrement de 1889 ? La thèse de la syphilis qui se serait dégradée dans les dernières années ne fait plus du tout consensus parmi les scientifiques comme le confirme Dimitri Hemelsoet de l’université de Gant: « At 44 he had a mental breakdown ending in a dementia with total physical dependence due to stroke. From the very beginning, Nietzsche's dementia was attributed to a neurosyphilitic infection. Recently, this tentative diagnosis has become controversial ».
Traduction approximative : « A l’âge de 44 ans, il subit un effondrement psychique entrainant une démence accompagné d’un invalidité physique totale en raison d’un AVC. Dès le début, on a attribué la démence de Nietzsche à une infection syphilitique. Récemment, ce diagnostic provisoire a été mis en question ».
Une des hypothèses aujourd’hui en vigueur est celle de la tumeur cérébrale. C’est ce que propose le docteur Leonard Sax dans son article publié dans le Journal of Medical Biography en 2003 : « What was the cause of Nietzsche’s dementia? » ; « The syphilis hypothesis is not compatible with most of the evidence available. Other hypotheses – such as slowly growing right-sided retro-orbital meningioma – provide a more plausible fit to the evidence ». Traduction (toujours approximative) : « l’hypothèse de la syphilis n’est pas compatible avec la plupart des preuves disponibles. D’autres hypothèses – comme un méningiome retro-orbitaire droit à développement lent – s’accordent davantage aux preuves ».
Pour aller plus loin :
Le documentaire d’Arte sur la Folie de Nietzsche, qui revient notamment sur la façon dont sa sœur, Elisabeth, a pris en main son frère et son héritage philosophique, notamment durant les dernières années de vie du philosophe...
Bonnes lectures.
Si l’on ose ajouter à votre liste de « qualités » qu’il était athée, on en arrive assez inévitablement à la détermination singulièrement personnelle de l’idéologie de Nietzsche.
Car s’il était envisageable de classer le grand philosophe allemand idéologiquement, on pourrait commencer facilement par une boutade et dire qu’avant tout Nietzsche est nietzschéen.
De l’auto-contradiction aux contresens commis par les autres, Nietzsche est-il indiscernable ? Jacques Derrida parait le concéder : « Tous les énoncés, avant et après, à gauche et à droite, sont à la fois possibles (Nietzsche a tout dit, à peu près) et nécessairement contradictoires (il a dit les choses les plus incompatibles entre elles et il a dit qu’il les disait) ».
Poète, musicien, Nietzsche le philosophe-artiste pense et écrit à propos de la réalité en mouvement. Profondément, l’idéologie de Nietzsche tient pour une grande part dans la perspective de la transformation. Le fameux « deviens ce que tu es » ne dit pas autre chose.
Pour Nietzsche, la démocratie semble affaiblir l’individu jusqu’à le supprimer. Pourtant, même s’il considère sans doute que la démocratie est la « morale du troupeau » et de l’ « instinct grégaire » il écrit par exemple : « Erreur fondamentale : prendre le troupeau pour but et non les individus isolés ! Le troupeau est un moyen, rien de plus ! Mais aujourd'hui, on tente de concevoir le troupeau comme un individu et de lui attribuer un rang supérieur à celui de l'individu, malentendu profond entre tous » .
Par ailleurs, il n’est pas à proprement parler individualiste, ce qui intéresse Nietzsche, c’est le processus d’individuation. On serait presque tenté de présenter Nietzsche comme un individu-holiste. :-)
« Ce qui dorénavant ne se construira plus, ne saurait plus se construire, c’est une société dans le vieux sens du terme : pour construire pareil édifice, tout fait défaut, à commencer par les matériaux. Nous tous avons cessé d’être matériaux de construction d’une société... ».
Le philosophe aspire à la force d’une volonté inventive et détachée de la vérité des hautes valeurs, remplacées par de nouvelles, comme expression de la plénitude de la vie.
Tourgueniev dépeint ainsi le nihiliste : « un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui n’accepte aucun principe sans examen, quel que soit le respect dont ce principe est entouré ». Par refus de la transcendance il préfère simplement dire « je suis » et par rejet de la morale il peut dire « je ne sers à rien ». En cela Nietzsche se détache et renonce à faire partie de la supercherie, quelle qu’en soit sa nature.
Sans doute parce que selon lui, l’être est supérieur, sous les formes émancipées de la morale et des dogmes, Nietzsche se présente davantage comme le chantre d’un nihilisme actif et révolté. Il s’agit, comme Camus le pense près d’un siècle plus tard, de dépasser le nihilisme et d’envisager le réel ad absurdum.
Et Nietzsche n’est pas féministe, loin de là, regrettant plutôt le manque de virilité de ses contemporains, les enjoignant aussi à ne pas succomber au sentimentalisme moderne et féminin.
Concernant la pathologie qui irrémédiablement affaibli Nietzsche durant les dernières années de sa vie, nous n’avons pas aujourd’hui encore de certitude définitive.
La fameuse scène de son effondrement dite du Cheval de Turin (mise en image par Bela Tarr dans son dernier film) est elle-même largement sujette à caution. « L’épisode est connu, rappelle S. Dieguez dans un article pour Cerveau et psycho, mais n’est sans doute pas authentique : au début du mois de janvier 1889, Nietzsche se promène dans les rues de Turin et voyant un cocher maltraiter son cheval, il se jette en larmes au cou de la bête et dans la plus grande agitation finit par s’effondrer. Il a alors 44 ans et en s’en remettra jamais ».
Ce qui semble faire aujourd’hui consensus auprès des biographes et des scientifiques qui se sont penchés sur le cas Nietzsche, c’est qu’il souffrait d’un trouble bipolaire, l’ancien syndrome maniaco-dépressif. Pour le neuropsychologue Sébastien Dieguez ou pour l’un de ses biographes Guillaume Tonning, ce diagnostic ne semble pas faire de doute.
Ce dernier précise dans son Nietzsche édité au Cerf : « de santé fragile, Nietzsche souffrira sans doute jusqu’à son effondrement dans la folie d’une psychose maniaco-dépressive, encore qu’on ait longtemps (sans doute à tort) diagnostiqué une infection syphilitique ». Guillaume Tonning, comme le médecin Jacque Rogé dans son Syndrome Nietzsche ajoute que cette « traversé de la maladie » joua un « rôle essentiel […] dans l’explosion du génie de Nietzsche ».
Mais quid de cet effondrement de 1889 ? La thèse de la syphilis qui se serait dégradée dans les dernières années ne fait plus du tout consensus parmi les scientifiques comme le confirme Dimitri Hemelsoet de l’université de Gant: « At 44 he had a mental breakdown ending in a dementia with total physical dependence due to stroke. From the very beginning, Nietzsche's dementia was attributed to a neurosyphilitic infection. Recently, this tentative diagnosis has become controversial ».
Traduction approximative : « A l’âge de 44 ans, il subit un effondrement psychique entrainant une démence accompagné d’un invalidité physique totale en raison d’un AVC. Dès le début, on a attribué la démence de Nietzsche à une infection syphilitique. Récemment, ce diagnostic provisoire a été mis en question ».
Une des hypothèses aujourd’hui en vigueur est celle de la tumeur cérébrale. C’est ce que propose le docteur Leonard Sax dans son article publié dans le Journal of Medical Biography en 2003 : « What was the cause of Nietzsche’s dementia? » ; « The syphilis hypothesis is not compatible with most of the evidence available. Other hypotheses – such as slowly growing right-sided retro-orbital meningioma – provide a more plausible fit to the evidence ». Traduction (toujours approximative) : « l’hypothèse de la syphilis n’est pas compatible avec la plupart des preuves disponibles. D’autres hypothèses – comme un méningiome retro-orbitaire droit à développement lent – s’accordent davantage aux preuves ».
Pour aller plus loin :
Le documentaire d’Arte sur la Folie de Nietzsche, qui revient notamment sur la façon dont sa sœur, Elisabeth, a pris en main son frère et son héritage philosophique, notamment durant les dernières années de vie du philosophe...
Bonnes lectures.
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