Bonjour,
Nous conservons à la bibliothèque
l'édition de 1555 chez Jean de Tournes, qui contient le second livre et le sonnet en question. Il est numéroté XXIIII (24) dans cette édition et non XXIII. C'est, semble-t-il, la même numérotation dans les éditions critiques.
Tout d’abord, je me permets de corriger le texte du premier vers ainsi : « Luth, sûr témoin et fidèle confort ». « Seur » est en effet l’ancienne orthographe de « sûr » et bien différent de « sœur ». De même, au vers 6, il faut écrire « soleils » sans majuscule. L’ancienne typographie des « s » peut prêter à confusion, mais c’est bien un « s » minuscule.
Je réponds ensuite à vos questions :
1.
Vers 4 : "double mort". Sur ce point, la question est délicate. « Mourant » s’applique aux « accords ravissants », et signifie « se terminant ». « Accords ravissants » est aussi le sujet de « me font souffrir ». « Mort » est parfois employé dans l’expression « maintes morts » pour désigner des souffrances en général. On peut ainsi lire la phrase ainsi : en finissant, les accords du luth (sa musique) font souffrir deux fois le poète. Dit autrement, en s’arrêtant de jouer, le luth qui accompagne le poète fait souffrir le poète deux fois. Pourquoi deux fois ? On peut le comprendre simplement comme la description d’une souffrance très grande, comme un synonyme de « maintes morts » (qui signifie beaucoup de souffrances). On peut aussi chercher à désigner deux causes de tristesse, de « mort ». Dans cette seconde hypothèse, l’une des morts (ou souffrances) est évidemment l’arrêt de la musique du luth, la fin des « accords ravissants […] mourant ». Les deux points laissent penser que l’explication de l’autre « mort » (ou souffrance) vient après. Et ce serait la plainte en elle-même. On peut donc comprendre que le luth fait souffrir deux fois le poète : en chantant sa peine (en étant « témoin des soupirs »), et en arrêtant de la chanter. Une construction poétique qui montre que quel que soit son état, le poète demeure malheureux en l’absence de l’être aimé.
Je tiens cependant à signaler que c’est une interprétation peu sûre de ma part. Le sens général du quatrain est bien que le « luth » (manière de désigner pour un poète ses propres poèmes) accompagne le poète dans ses chagrins, et que quand il s’arrête, quand la poésie touche à sa fin, le poète souffre.
Enfin, signalons un rapport intertextuel entre ce premier quatrain de Pontus de Tyard et
le sonnet 12 de Louise Labé.
2.
Vers 8 : "me refusaient le fruit de leur effort". La phrase peut être ainsi réduite : « Luth, tu as longtemps plaint le tort des deux yeux qui me refusaient le fruit de leur effort. » Littéralement, c’est donc les yeux qui refusent le fruit de leur effort. « Effort » s’entend en moyen français comme énergie, force, voire initiative. A mon sens, il faut comprendre la strophe ainsi : les deux yeux éblouissants, en éclairant l’auteur, ne lui font pas profiter de la lumière (puisqu’ils l’éblouissent). Autrement dit, même quand les deux yeux de l’être aimée le regarde, Tyard demeure dans ses ténèbres, ébloui.
3.
2 dernières strophes. « Bien-heureux » est bien un épithète du Luth. Les blanches mains et les bras célestement humains son bien ceux de l’être aimée (vers qui le luth est envoyé). Le sujet du « soient » est « les coutumiers accor[d]s ». Déduire, en moyen français, signifie « énumérer, développer un discours, un raisonnement, un détail ». Dans la phrase, il signifie « chanté ou joué avec détail ». Enfin, « elle » est bien l’être aimée auquel l’ensemble du poème fait référence sans jamais vraiment la citer. Ainsi, les deux dernières strophes font du luth, « témoin des soupirs » un messager que lance le poète : « Vas, bienheureux ». Le luth est en effet bien heureux car il va pouvoir aller voir la femme aimée. Par « luth », c’est tout le poème, voire tous les poèmes, que l’auteur envoie à la femme bien aimée. Le poète espère que le luth sera « honoré » par l’aimée qui le saisira dans « ses blanches mains » et ses « bras célestement humains » (oxymore : l’humain vit sur terre, ce sont les dieux et déesses qui sont « célestes »). Le poète souhaite ensuite que, si c’est le cas, si l’être aimée se saisit de son luth, le luth transmette (littéralement « déduise » donc développe) « les coutumiers accords de ses ennuis », c’est-à -dire les vers habituels qu’il a écrit sur ses chagrins et ses peines, sous-entendu « d’amoureux ». Il espère que le luth développera ses accords habituel de telle façon que l’être aimée comprendra l’amour que le poète lui porte.
4.
Editions. Il existe plusieurs éditions des
Erreurs amoureuses. L’édition de l’œuvre poétique complète, qui comprend ce recueil, de
John C. Lapp en 1966, celle de
Mc Clelland, celle de
G. de Sauza en 2009, mais elle ne comprend pas le second livre des
Erreurs, et seulement le premier. J'ai consulté les trois éditions précédentes pour vous répondre. Toutefois, l’édition de référence actuellement est toutefois celle de l’œuvre complète de Pontus de Tyard, éditée sous la direction d’Eva Kushner à partir de 2004, et dont le
premier tome reprend toute l’œuvre poétique et donc les
Erreurs amoureuses (se trouve à Lyon aux bibliothèques universitaire Diderot ou Chevreul mais pas à la bibliothèque municipale de Lyon). Citons enfin,
cette édition de 2010, trouvée à la BnF.
Pour mémoire et information, voici les ouvrages utilisés :
- collectif,
Dictionnaire du moyen-français en ligne;
- A.J. Greimas et T.M. Keane,
Dictionnaire du moyen français, Paris : Larousse, éditions
1992 et
2001;
- G. Di Stefano,
Dictionnaire des locutions en moyen français, Montreal : Ceres, 1991;
- A. Rey (dir.),
Dictionnaire historique de la langue française, Paris : Le Robert, 1992;
- E. Huguet,
Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris : Didier, 1925-1967.
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