A quoi servait cette carte d'électeur intitulée "sécurité sociale" ?
Question d'origine :
Bonjour,
mon père avait une carte d'électeur où il est stipulé sécurité sociale, elle date de 1950 ; au verso il y a en partie supérieure les coordonnées de mon père et en partie inférieure les coordonnées de son employeur.
pouvez vous me dire pour quelle élections cette carte était-elle nécessaire, ou bien était-ce la carte vitale de l'époque ?
je vous joins une photo du recto, merci beaucoup et bonne fin de journée
Réponse du Guichet
Cette carte d'électeur servait à élire les représentants des syndicats de salariés qui se partageaient les sièges d'administrateurs des caisses de sécurité sociale et des caisses d'allocations familiales. Ces élections se sont tenues pour la première fois en 1947, puis en 1950, 1955, et 1962, avant d'être abandonnées en 1967, Georges Pompidou leur préférant la désignation.
Bonjour,
Il s'agit bien d'une carte d'électeur, et plus précisément d'une carte d'électeur à la Sécurité sociale :
L’objectif de Pierre Laroque, le « père de la sécurité sociale », était de faire du système français de sécurité sociale un modèle de démocratie sociale. Il s’en explique solennellement à la télévision le 27 mars 1947, appelant les Français à élire les membres des conseils d’administration des caisses :
« Le 24 avril prochain, il va être procédé par toute la France à des élections générales en vue de pourvoir à la désignation des conseils d’administration des caisses de sécurité sociale et d’allocations familiales. (...) Elles sont des instruments de solidarité, comme tels, elles doivent être gérées par les intéressés eux‑mêmes ou par leurs représentants élus qui pourront mieux que quiconque, orienter l’emploi des fonds et le fonctionnement même des services dans le sens des désirs des travailleurs. »
Source : assemblee-nationale.fr
Comme l'explique cette fiche de l'Ina sur les premières élections de la sécurité sociale, "la gestion de la Sécurité sociale, qui vient de naître, est confiée aux représentants des syndicats de salariés et aux représentants des employeurs. Les représentants des syndicats sont élus. La participation est très élevée et le score de la CGT très important."
Ces élections seront organisées en 1947, 1950, 1955, et 1962, avant d'être remplacées en 1967 par un système de désignation. Elles feront brièvement leur retour en 1983 sous l'impulsion de François Mitterrand et seront définitivement abandonnées en 1996.
Quatre scrutins sociaux se succèdent entre 1947 et 1962 avant que la procédure ne soit supprimée en 1967. Le premier d'entre eux, le 24 avril 1947, intéresse près de 8 millions d'habitants. C'est une journée électorale toute nouvelle dans la vie publique française, une "date historique" dit Le Monde. Pour autant la campagne n'est guère animée. Une certaine apathie paraît perceptible dans le corps élecoral suite à la multiplication des consultations nationales et locales depuis la Libération. En outre, pour beaucoup, l'enjeu du scrutin reste imprécis ou secondaire. Dans Le Monde, Marcel Tardy se demande d'ailleurs si les modalités électorales retenues sont les plus à même de mobiliser les électeurs et surtout de les intéresser à la gestion de la Sécurité sociale. Elire des administrateurs sociaux suffira-t-il à contre-balancer la "bureaucratie des assurances sociales" ? Et le mode de scrutin ne favorisera-t-il pas le "régime des partis", c'est-à-dire les seuls "professionnels" de l'activité sociale ?
Quatre "familles" sont en lice pour se partager les sièges d'administrateurs des caisses de sécurité sociale et des caisses d'allocations familiales : la C.G.T. qui présente des "listes pour la défense de la sécurité sociale", la C.F.T.C. qui se déclare "pour une gestion indépendante de la sécurité sociale", les associations familiales particulièrement attachées à l'autonomie des caisses d'allocations familiales, enfin les mutualistes qui préconisent une gestion décentralisée de la Sécurité sociale et, pour se démarquer des organisations syndicales, sans parti pris politique ou confessionnel.
En dépit d'une campagne sans passion, la mobilisation des électreurs le jour du scrutin est relativement importante. Aux élections aux caisses de sécurité sociale [...] l'abstension s'élève en effet à 28,6 % des inscrits. Elle est légèrement supérieure à celle que l'on enregistre habituellement aux élections politiques (23,3 % aux législatives de novembre 1946) mais, contrairement à certaines craintes, reste fort éloignée des scores abstentionnistes aux élections prud'homales (à l'époque, plus de 80% en moyenne).
Il faut souligner que pour favoriser au maximum la participation des électeurs, le nombre des bureaux de vote a été démultiplié. Outre les bureaux traditionnels installés dans les mairies ou les lieux publics, "la création d'une section de vote (était) obligatoire dans toutes entreprises employant plus de cent assurés ou (...) dotées d'un comité d'entreprise". [...]
Le premier renouvellement des administrateurs sociaux intervient en juin 1950. Selon le voeu des organisations syndicales, le panachage et le vote préférentiel, possibles en 1947, sont supprimés par le Parlement pour ce nouveau scrutin. De même, les sections de vote en entreprise, dont le fonctionnement avait fait l'objet de critiques. [...]
Les élections du 7 juin 1950 se caractérisent d'abord par une montée de l'abstention qui gagne 4,9 points par rapport à 1947 et passe la barre des 30% des inscrits. Le recul des listes syndicales constitue le second trait marquant des résultats électoraux. La C.G.T. recule en effet de 59,3% des suffrages exprimés en 1947 à 43,6%. Certes, son score lui permet de conserver une nette avance par rapport aux autres organisations syndicales. Mais elle perd le contrôle qu'elle exerçait sur la plupart des caisses. [...]
La C.F.T.C., quant à elle, n'échappe pas au recul qui frappe les listes syndicales. Elle passe de 26,4% des suffrages en 1947 à 21,3%, ce qui équivaut à une perte de 300 000 voix, soit un cinquième de son électorat potentiel. Cela tient sans doute au syndicalisme modéré qu'elle incarne et donc à sa proximité tant idéologique que sociologique des mutualistes qui, lors du scrutin de 1950, marquent des points. [...]
Source : L'univers des élections professionnelles : travail et société au crible des urnes / Dominique Andolfatto
Dans son ouvrage Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967) : l'Etat, l'institution et la santé, Bruno Valat revient sur les raisons qui ont motivé l'abandon de ces "élections sociales" en 1967 :
Il y avait d'abord des raisons politiques : les élections sociales de 1950, 1955 et 1962 s'étaient faites sur des slogans, sans souci des réalités. La CGT, notamment, y faisait preuve d'une surenchère permanente, transformant les consultations en autant de caisses de résonance pour ses critiques violentes vis-à-vis des gouvernements successifs. Or, les élections coûtaient cher et étaient difficiles à organiser. En 1962, leur coût total avait presque atteint 20 millions de francs (150 millions de F de 1997). Dans ces conditions, on pouvait s'interroger sur le bien fondé d'un système qui n'avait pas fait la preuve de son utilité. Les électeurs se sentaient peu concernés et de toute façon le pouvoir des conseils était faible.
A ces justifications générales s'ajoutait une raison conjoncturelle : le maintien de l'élection impliquait qu'une consultation soit organisée à bref délai, puisque la composition des conseils était profondément remaniée. Le gouvernement pouvait-il prendre le risque d'une campagne électorale après une réforme qui s'annonçait impopulaire, alors même que sa majorité à l'Assemblée nationale était dangereusement réduite? Un appel aux urnes risquait d'exciter le mécontentement et d'aboutir ainsi à un désaveu.
Enfin, dernière raison, le maintien de l'élection entrait en contradiction avec la volonté du CNPF de se voir reconnaître le monopole de la représentation patronale. Le "parti des patrons" s'était en effet montré particulièrement irrité, par le passé, de la multiplication de listes concurrentes, qui lui enlevaient une partie des sièges auxquels il estimat avoir droit : c'était notamment le cas des listes poujadistes de l'UDCA en 1955 ou, plus grave, des listes "d'employeurs de gens de maison", suscitées et contrôlées en réalité par la CGT. Dans ces conditions, il paraissait indispensable de lui consentir le monopole, pour éviter d'hypothéquer les chances de succès du rééquilibrage opéré par le paritarisme. Dès lors, l'élection n'avait plus de sens et il n'était guère concevable de la maintenir pour les seuls représentants ouvriers.
La désignation, qui avait la faveur de Georges Pompidou, permettait au contraire d'abaisser la CGT au profit de FO, sur laquelle le premier ministre souhaitait s'appuyer.
Pour aller plus loin, vous pouvez aussi consulter ces articles en lignes :
- Une autre histoire de la Sécurité sociale, Le Monde diplomatique, décembre 2015
- Valat, Bruno, et Michel Laroque. « La démocratie sociale dans la gestion de la Sécurité sociale de 1945 à 1994 », Vie sociale, vol. 10, no. 2, 2015, pp. 89-107.
- DREYFUS, Michel. La CGT et la Sécurité sociale (1946-1961) In : La CGT dans les années 1950 [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2005
Bonne journée.