La céramique était-elle exclusivement féminine avant l'apparition du tour ?
Question d'origine :
Mon guichet préféré, bonjour.
La céramique est une technique ancienne, plus vieille que la métalurgie ou que le verre.
On raconte qu'elle était une activité féminine, jusqu'à l'apparition du tour de potier
utilisé par les hommes depuis.
Deux questions :
- est il vrai que la céramique était exclusivement féminine avant et qu'elle est devenue masculine avec le tour ?
- peut-on dater l'invention du tour ?
Réponse du Guichet
Les études rattachaient, dans une tradition historique, le travail masculin avec l'apparition de la tour mais la chercheuse Anne Berdoy interroge cette "interprétation" et démontre combien celle-ci repose sur une vision "masculine" erronée.
Bonjour,
La différenciation du travail en fonction des sexes n’est pas aussi évidente et fait l’objet de nouvelles approches. En effet, les récentes prises en compte des femmes dans les études ont largement montré que celles-ci étaient rendues invisibles. Michelle Perrot (dans notamment Les femmes ou le silence de l’histoire) a ainsi montré que les femmes avaient toujours travaillé mais qu’elles n’avaient pas toujours exercé des « métiers ». Mariées, elles œuvrent dans l’atelier sans rémunération et n’ont aucune identité professionnelle. Est-ce à dire qu’elles ne travaillent pas ?
Cette question se pose dans le cas bien spécifique des potières et si divers auteurs dont Alain Testart lient l’essor de la technique avec la disparition des potières, il semblerait, selon Anne Berdoy, qu’il en est tout autre.
Nous vous présentons, en de brefs extraits, les différentes approches.
Bien qu’Alain Testart rappelle, lui aussi, que les femmes ont toujours travaillé, il explique pour ce qui est de la poterie dans le chapitre « pourquoi le potier supplanta la potière » de l’ouvrage L'amazone et la cuisinière : anthropologie de la division sexuelle du travail :
Les artisans potiers semblent avoir été des hommes chez les hébreux, comme à Babylone. Même chose en Egypte ancienne ou les bas-reliefs montrent des ateliers de potiers avec seulement des hommes (…) Dans les grandes civilisations d’Asie, en Europe, au Proche-Orient ou en Extrême-Orient, les potiers semblent avoir été des hommes.
Mais partout ailleurs, avant la colonisation, en Afrique noire, en Océanie, dans les deux Amériques, c’étaient les femmes qui faisaient la poterie. Comment expliquer un tel contraste ?
Il semble aller de pair avec l’existence ou l’absence du tour à potier. Partout où ce sont des femmes qui font la poterie, elles la façonnent à la main, généralement au colombin, boudin d’argile que l’n enroule sur lui-même pour obtenir la forme désirée. Le tour à potier, dans l’état actuel de nos connaissances, a été inventé dans la ville d’Uruk, en Mésopotamie, au Ive millénaire avant J-C. En Egypte, il est connu dès l’Ancien Empire à la fin du même millénaire
(…) Le progrès technique fut-il défavorable aux femmes ?C’est une question qu’il convient de se poser très sérieusement, parce que nous avons plusieurs exemples qui impliquent pareillement l’exclusion des femmes suite à un progrès technique ….
L’auteur souligne dans un même temps " il en résulte tout naturellement que les femmes deviennent de simples aides, de pures auxiliaires, au sein des métiers…"
Lors de la communication Potiers ou potières ? À la recherche de clefs pour identifier et comprendre un artisanat féminin, en France, au Moyen Âge, Anne Berdoy note l’absence des potières dans les études historiques portant, entre autres, sur le Moyen Age. Elle relève ainsi "qu’il est systématiquement question de potiers dans la littérature archéologique, leur existence n’étant jamais envisagée".
Elle poursuit :
L’aspect familial des activités productives, qu’elles soient agricoles ou artisanales, est bien connu ; au sein d’un couple, homme et femme travaillent en
commun pour subvenir aux besoins quotidiens, ce qui n’empêche toutefois pas qu’ait pu exister entre eux une division sexuée du travail. Dans le cadre de l’activité potière, il convient de s’interroger : toutes les étapes de la chaîne opératoire sont-elles exécutables indifféremment par un homme ou par une femme ou, a contrario, est-il un pan de l’activité qui ne puisse être effectué que par celui ou celle qui dispose d’une compétence que n’a pas l’un des conjoints ?(...)
En toutes ces étapes, il en est une qui « signe » le potier ou la potière au travail : le façonnage. L’image de mains faisant surgir une forme d’une boule d’argile vient immédiatement à l’esprit de tout un chacun, et c’est cette phase de travail qui est d’ordinaire fixée par l’iconographie lorsqu’il s’agit d’illustrer l’activité potière. Ce constat est valable des miniatures médiévales aux cartes postales anciennes, en passant par les vignettes des livres des métiers de l’époque moderne. De fait, le façonnage, nécessite bien des compétences particulières acquises par le biais d’un véritable apprentissage – contractualisé ou non. Il est une étape clef du processus de fabrication, dont la maîtrise conditionne l'existence et la pérennité de l'activité artisanale. Ainsi, le façonnage réalisé par un potier signera-t-il le caractère masculin de l’activité, quand la même étape de la chaîne opératoire effectuée par une femme révèlera que nous sommes en présence de poterie féminine.(…)
L’activité potière féminine, qui a vraisemblablement été très assez largement pratiquée au cours du Moyen Âge (et au-delà dans certains cas), est encore largement méconnue, faute d’études. Le peu de mentions relatives, dans les sources écrites, à l'activité potière et aux personnes qui la pratiquent est un fait bien connu et souligné par celles et ceux qui ont mené des recherches dans cette direction. Pourtant, au prix de dépouillements de nombreux registres et liasses d'archives, il est possible de glaner çà et là quelques mentions de potiers, et parfois également (mais bien plus rarement) de potières.
(...)
Les archives ne sont cependant pas toujours aussi parlantes et, au fil des dénombrements quinquennaux de population réalisés durant le XIXe siècle, les mentions de profession sont malheureusement très souvent omises pour les femmes, à moins qu’elles ne soient remplacées par un systématique « ménagère ». L’existence de ménages uniquement composés de femmes (veuves ou célibataires), qui sont alors désignées comme potières, représente un sérieux indice d’activité féminine. Alors même que le bouleversement technique, économique et social, entraîné par l’adoption du tour et la masculinisation de la profession, était enclenché depuis le XIIIe siècle, des potières ont continué à travailler selon des procédés et dans un cadre spécifique qui apparaissent comme une incongruité totale au regard de la marche en avant du progrès technique. De ce fait, au lieu de relever, d’insister et de s’en tenir à une idée d’archaïsme, la question qui se pose est plutôt celle de la permanence de cette activité potière féminine mettant en œuvre des techniques, abandonnées par ailleurs au profit de l’usage du tour, et produisant des poteries généralement dépourvues de la finesse et de l’ornementation de productions voisines. Déconstruisons les stéréotypes et évacuons d’emblée quelques idées reçues. Celle d’isolats en premier lieu, qui voudrait que cet artisanat féminin ait perduré dans des régions soit disant reculées (Pyrénées, Limousin, Bretagne, Corse...). Les potières n’ignoraient en rien les productions tournées de leurs homologues masculins et les données archéologiques montrent même qu’elles les utilisaient. Elles travaillaient certes dans un milieu rural, mais celui-ci était connecté au monde urbain où étaient notamment écoulées les productions villageoises. Rejetons également l’a priori de grande simplicité (...)
Il faut donc chercher ailleurs ce qui pourrait expliquer que les potières aient choisi de conserver des techniques abandonnées en d’autres lieux au profit de l’usage du tour.
Toutes les productions potières féminines qui ont perduré jusqu’aux XIXe - XXe siècles présentent une constante : elles se caractérisent toujours par des aptitudes particulières qui touchent en général à leur bonne résistance au feu et/ou aux chocs thermiques.(…)
Dans le contexte de centres potiers français ayant fonctionné après la généralisation de l’emploi du tour à la fin du Moyen Âge, l’absence d’utilisation de cet instrument accrédite l’hypothèse d’une activité potière féminine, surtout lorsqu’il s’agissait de produire de la vaisselle. Là encore, c’est – au même titre que le silence des textes – un indice par la négative qu’il s’agit de mettre en rapport avec les données recueillies par ailleurs. Il n’est toutefois pas anodin que la seule représentation médiévale de potière connue mette en scène une artisane travaillant à l’aide d’une tournette alors que les miniatures donnent à voir des potiers qui, systématiquement, actionnent un tour (ou roue)
(…)
Dans son ouvrage, L’Amazone et la cuisinière, Alain Testart a intitulé l’un des chapitres « Pourquoi le potier supplanta la potière ». Il s’agit là d’une affirmation de la part de cet anthropologue, et sa réflexion s’applique particulièrement au monde occidental. De fait, les données historiques témoignent que ce sont dans leur immense majorité des centres potiers masculins qui, à partir de la fin du Moyen Âge, sont renseignés en France (pour s’en tenir à ce cadre). Les sources textuelles et iconographiques convergent également pour envisager que le caractère masculin de la profession est allé de pair avec l’usage du tour – qu’il soit à bâton, adopté dans un premier temps au cours du XIIIe siècle, puis à pied, diffusé à partir du XVe siècle. Par ses travaux sur la division sexuelle du travail et les outils, l’anthropologue Paola Tabet a bien montré comment les hommes ont procédé à des appropriations techniques au dépens des femmes. Ce qui est vrai dans différents domaines, l’est particulièrement pour la poterie : l’outillage utilisé – qui varie selon le genre – a une incidence sur les techniques de façonnage et, partant, sur les produits obtenus. Pour présenter les choses schématiquement, par son inertie, le tour de potier (et non de potière !) permet de produire plus vite et plus régulièrement, ce qui n’est pas sans conséquence d’un point de vue économique. Comme la plupart des anthropologues, Alain Testart et Paola Tabet considèrent que l’adoption du tour va de pair avec la professionnalisation de l’activité et donc sa « masculinisation ». À l’inverse, l’anthropologie assimile bien souvent la poterie féminine à une activité domestique. Cette corrélation s’avère toutefois fausse considérée au prisme de l’histoire et de l’archéologie.
Certes, l’outillage est peu coûteux (...) le façonnage peut être effectué en n’importe quel endroit (...) Tous ces éléments font que l’activité potière féminine se déroule effectivement avec un outillage minimal, dans un cadre domestique, sans espace réservé, sans atelier. Ce constat rejoint les schémas anthropologiques du « dedans » (la maison) dans lequel évolue la femme, par opposition à celui du « dehors » qui relève du masculin.
Pourtant, il y a un point d’achoppement à ce sujet. L’activité domestique vise à satisfaire les seuls besoins de l’unité familiale dans laquelle est élaborée la production : la potière fabrique, pour elle-même et ses proches, des ustensiles du quotidien qui ne sont pas destinés à être échangés ou vendus au-delà d’un cercle très restreint. Or, dans tous nos exemples d’activité potière féminine en France, nous sommes loin, très loin d’une production limitée à la sphère privée. En effet, dans les contextes historiques considérés, dès lors qu’une production est identifiée à plusieurs reprises sur des lieux de consommation, hors de sa stricte zone de fabrication, l’idée d’une production domestique peut être radicalement écartée.
Nous vous laissons poursuivre la lecture.
En outre, pour revenir plus spécifiquement sur le tournage, l’ouvrage Céramique. Vocabulaire technique présente différentes tours dont :
-La tour à rotation discontinue également nommée tournette qui "date peut-être du milieu de la période prédynastique égyptienne (5000-3000 av. J-C) (…) en Gaule le tour apparaît sous la forme du tour lent entre 300 et 200 av. J-C".
-La tour à rotation continue : "un élément de tour a été découvert à Ur et daté de 3250 av. J-C. Le tour semble bien connu en Mésopotamie à la période uruk, 3000 av. J-C . Il était utilisé par les Egyptiens qui l’ont représenté sur les murs des tombeaux de Thèbes, dès 2750 av. J-c. Le tour à pied était largement répandu au proche-Orient avant 2000 et en Crète, au moins dès le XVIIIe avant notre ère. Pline en évoque l’usage chez les Scythes. Diodore de Sicile date l’introduction du tour en Europe au XIIe ava. J-C chez les grecs et Homère le mentionne dans l’Iliade. …vers 1835 apparaît le tour à vapeur".
Pour approfondir la question, vous pourriez aussi parcourir La céramique à travers les âges par Alain Prévet (2007), Les tours de potiers antiques par A. Desbat.
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