Question d'origine :
Bonjour,
Les mouvements royalistes (même les plus "modérés") se recommandent souvent, pour affirmer leur opinion, de la philosophie politique qui - selon eux - se dégagerait de l'ensemble de l'oeuvre (considérable!) de Thomas d'Aquin mais plus particulièrement d'un ouvrage intitulé DE REGNO. Ma question est donc double:
1) Cet ouvrage a-t-il VRAIMENT été écrit par Thomas d'Aquin ou s'agit-il d'un opuscule apocryphe, sinon en totalité du moins en partie?
2) Existe-t-il un ou plusieurs ouvrages de bons auteurs "républicains" réfutant totalement ou partiellement les thèses "royalistes" défendues par Thomas d'Aquin dans le De Regno? Et si oui, merci de m'en communiquer les références...
Bien cordialement / Om Shanti
Réponse du Guichet
gds_alc
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 19/12/2015 à 11h35
Bonjour,
Pour commencer la paternité de l’ouvrage « De Regno » à Thomas d’Aquin ne fait pas l’unanimité et ce même si l'on reconnait aujourd'hui qu'il en a rédigé au moins une partie.
Ainsi, dans Bibliographie politique (780-1788) trouve-t-on qu’il s’agit d’un écrit posthume, apparaissant dès le dernier quart du XIIIème mais réédité sous une forme très augmentée au XIVème par Ptolémée de Lucques. Il y a donc une version en quatre livres, qui n’est certainement pas de Thomas et une première version, collection de fragments auxquels les premiers éditeurs ont voulu donner une forme continue.
Dans En quête d'utopies, Claude Thomasset et Danièle James-Raoul en expliquent le contenu :
Thomas d’Aquin y tente d’aider un adolescent devenu roi, d’où une propension à défendre le régime monarchique plus marquée que dans d’autres œuvres. Ces particularités de point de vue ont longtemps laissé planer des doutes sur l’auteur de l’opuscule. Mais, en l’état actuel des connaissances,l’authenticité des premiers chapitres n’est plus remise en cause : il est admis que Thomas d’Aquin a rédigé tout ce qui précède le cinquième chapitre du livre II et aurait également prix des notes, qui auraient été utilisées par son continuateur dans al suite du livre II. Thomas d’Aquin met en place, dans cet ouvrage, un certain nombre de principes de gouvernement, sans se pencher sur les détails d’application, ce qui fait dire à Etienne Gilson qu’on ne pouvait prêter au docteur dominicain la vision d’une société chrétienne. La porté de ce texte a d’ailleurs fait ‘l’objet de nombreux débats
Les deux auteurs proposent alors une analyse des considérations de Saint Thomas d’Aquin sur les intérêts individuels et l’intérêt public qui le conduisent à penser qu’un bon gouvernement est celui qui s’applique à des hommes libres et les mène vers le bien commun.
Pour obtenir ce bien commun, l’ordre et la soumission à une hiérarchie sont nécessaires, ce qui implique une doctrine totalitaire de l’Etat.
Poursuivons alors avec la lecture de l’article Saint Thomas d'Aquin et les traditions de la pensée politique, publié par Péter Molnar dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge (2002) :
En cherchant à découvrir les débuts de la réflexion sur les régimes politiques et, ainsi, le tronc commun de l’argumentation monarchiste, la plupart des chercheurs modernes se contentent de commencer par l’examen des œuvres de saint Thomas d’Aquin, notamment par celui de la Summa theologiae, du De regno, voire de la Sententia libri Politicorum. Ils oublient donc la Politica, le commentaire sur la Politique d’Albert le Grand, le premier exemple de ce genre peut-être. Or, la science politique d’inspiration aristotélicienne commence avant la traduction de la Politique. Grâce à un passage de l’Éthique à Nicomaque (VIII, 10, 1160a31-b22), une version de la classification antique des régimes politiques est réapparue en Occident latin au moins deux décennies avant la redécouverte de la Politique. Pendant cette période, les savants disposaient de deux commentaires sur ce passage, celui, d’origine byzantine, que Robert Grosseteste a traduit pour accompagner son interprétation latine de l’Éthique, et le premier commentaire sur l’Éthique d’Albert le Grand ; l’argumentation monarchiste de Thomas, contenue dans le De regno, est tributaire de ces commentaires, comme nous espérons le montrer.
( …)
On ne s’étonne donc pas que ce soit en citant l’Éthique que Thomas considère la monarchie comme le meilleur des régimes politiques (…) Dans la Prima Pars de la Summa theologiae, Thomas réaffirme : un regimen unius peut diriger, avant tout, les sujets vers l’unité, c’est-à-dire vers le bien qui est la cause finale du gouvernement (…) il ne s’en écarte pas dans le De regno ad regem Cypri, un miroir des princes écrit entre 1271 et la fin de 1273, c’est-à-dire dans l’œuvre où il élabore son argumentation la plus développée en faveur de la monarchie. Après avoir présenté les raisons d’être du gouvernement terrestre, l’origine naturelle de celui-ci et la classification aristotélicienne des régimes politiques, Thomas arrive à la définition de la monarchie à la fin du premier chapitre du traité . Il consacre les quatre chapitres suivants à la démonstration de sa thèse, selon laquelle la monarchie est le meilleur de ces régimes : il commence par énumérer ses arguments généraux ; il confronte, ensuite, la monarchie aux autres formes de gouvernement. Conformément à la position de Grosseteste et en s’appuyant sur un passage de l’Éthique (III, 8, 1112b14), Thomas considère la création et le maintien de l’unité et de la paix des sujets comme les conditions préalables de la vie sociale. Or, affirme-t-il dans le sillage d’Albert le Grand, un monarque peut atteindre ces buts plus facilement que les dirigeants d’un regimen plurium ; le règne d’un roi est donc plus efficace et, ainsi, plus utile que celui de ces derniers. L’unité de la multitudo se réalise, avant tout, par le gouvernement exercé par une seule personne.
Dans le contexte médiéval, il n’est pas possible de réduire les thèses de Saint Thomas d’Aquin à une simple approche monarchiste et de proposer des idées contraires, républicaines. Pour cela, il faudra attendre le XVIIIe siècle avec des personnalités comme Jean-Jacques Rousseau, Voltaire, Montesquieu ou Diderot.
Néanmoins, dans une moindre mesure, les thèses développées par Luther pourraient s’opposer à une telle conception. Mais c’est peut-être avec les écrits au XVIe siècle d’Etienne de la Boétie et plus précisément avec le Discours de la servitude volontaire que nous trouvons une approche contraire de la société.
L’écrit de La Boétie nait d’un constat étonnant : on voit de nombreux peuples se soumettre à quelques individus isolés, des tyrans, qui en viennent à détenir tous les biens matériels du royaume et même le droit de vie et de mort sur ces sujets. Comment une telle chose est-elle concevable ? La question primitive de La Boétie est donc la simple explication d’un fait. La Boétie ne juge d’abord ni le tyran ni le peuple qui se soumet mais se propose simplement d’expliquer ce fait de prime abord inintelligible selon lequel un individu dont la force est négligeable par rapport à un peuple entier arrive tout de même à en devenir le maitre et pour ainsi dire le possesseur. Expliquer ce fait c’est aller chercher dans la nature humaine et dans la nature des relations qui s’établissent entre les hommes, les mécanismes et les motifs qui aboutissent à un tel servage.
Derrière la simple analyse des causes de la tyrannie, le lecteur perçoit bien que le Discours de la servitude volontaire est un appel aux peuples opprimés à sortir de leur état de servitude. Cela n’est pas seulement une froide analyse d’un fait humain. Si la tyrannie est analysée finement par ses causes, c’est pour pouvoir penser comment les peuples opprimés peuvent s’en délivrer.
Source : philo-bernard.fr
Pour approfondir la question, nous vous suggérons Théorie générale de l’État par Thomas Fleiner-Gerster.
* L'art de la tradition: journées d'études de l'Université de Fribourg Par Guy Bedouelle,Simone de Reyff
* «La philosophie politique de saint Thomas d’Aquin : économie politique ? » / Edgar Scully, Laval théologique et philosophique, vol. 38, n° 1, 1982, p. 49-59
Enfin, si vous souhaitez ouvrir le débat et étudier aussi les considérations sur la religion, nous vous laissons lire Le défi laïque : existe-t-il une philosophie de laïcs au Moyen âge ? par Ruedi Imbach et Catherine König-Pralong.
Pour commencer la paternité de l’ouvrage « De Regno » à Thomas d’Aquin ne fait pas l’unanimité et ce même si l'on reconnait aujourd'hui qu'il en a rédigé au moins une partie.
Ainsi, dans Bibliographie politique (780-1788) trouve-t-on qu’il s’agit d’un
Dans En quête d'utopies, Claude Thomasset et Danièle James-Raoul en expliquent le contenu :
Thomas d’Aquin y tente d’aider un adolescent devenu roi, d’où une propension à défendre le régime monarchique plus marquée que dans d’autres œuvres. Ces particularités de point de vue ont longtemps laissé planer des doutes sur l’auteur de l’opuscule. Mais, en l’état actuel des connaissances,
Les deux auteurs proposent alors une analyse des considérations de Saint Thomas d’Aquin sur les intérêts individuels et l’intérêt public qui le conduisent à penser qu’un bon gouvernement est celui qui s’applique à des hommes libres et les mène vers le bien commun.
Pour obtenir ce bien commun, l’ordre et la soumission à une hiérarchie sont nécessaires, ce qui implique une doctrine totalitaire de l’Etat.
Poursuivons alors avec la lecture de l’article Saint Thomas d'Aquin et les traditions de la pensée politique, publié par Péter Molnar dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge (2002) :
En cherchant à découvrir les débuts de la réflexion sur les régimes politiques et, ainsi, le tronc commun de l’argumentation monarchiste, la plupart des chercheurs modernes se contentent de commencer par l’examen des œuvres de saint Thomas d’Aquin, notamment par celui de la Summa theologiae, du De regno, voire de la Sententia libri Politicorum. Ils oublient donc la Politica, le commentaire sur la Politique d’Albert le Grand, le premier exemple de ce genre peut-être. Or, la science politique d’inspiration aristotélicienne commence avant la traduction de la Politique. Grâce à un passage de l’Éthique à Nicomaque (VIII, 10, 1160a31-b22), une version de la classification antique des régimes politiques est réapparue en Occident latin au moins deux décennies avant la redécouverte de la Politique. Pendant cette période, les savants disposaient de deux commentaires sur ce passage, celui, d’origine byzantine, que Robert Grosseteste a traduit pour accompagner son interprétation latine de l’Éthique, et le premier commentaire sur l’Éthique d’Albert le Grand ; l’argumentation monarchiste de Thomas, contenue dans le De regno, est tributaire de ces commentaires, comme nous espérons le montrer.
( …)
On ne s’étonne donc pas que ce soit en citant l’Éthique que Thomas considère la monarchie comme le meilleur des régimes politiques (…) Dans la Prima Pars de la Summa theologiae, Thomas réaffirme : un regimen unius peut diriger, avant tout, les sujets vers l’unité, c’est-à-dire vers le bien qui est la cause finale du gouvernement (…) il ne s’en écarte pas dans le De regno ad regem Cypri, un miroir des princes écrit entre 1271 et la fin de 1273, c’est-à-dire dans l’œuvre où il élabore son argumentation la plus développée en faveur de la monarchie. Après avoir présenté les raisons d’être du gouvernement terrestre, l’origine naturelle de celui-ci et la classification aristotélicienne des régimes politiques, Thomas arrive à la définition de la monarchie à la fin du premier chapitre du traité . Il consacre les quatre chapitres suivants à la démonstration de sa thèse, selon laquelle la monarchie est le meilleur de ces régimes : il commence par énumérer ses arguments généraux ; il confronte, ensuite, la monarchie aux autres formes de gouvernement. Conformément à la position de Grosseteste et en s’appuyant sur un passage de l’Éthique (III, 8, 1112b14), Thomas considère la création et le maintien de l’unité et de la paix des sujets comme les conditions préalables de la vie sociale. Or, affirme-t-il dans le sillage d’Albert le Grand, un monarque peut atteindre ces buts plus facilement que les dirigeants d’un regimen plurium ; le règne d’un roi est donc plus efficace et, ainsi, plus utile que celui de ces derniers. L’unité de la multitudo se réalise, avant tout, par le gouvernement exercé par une seule personne.
Dans le contexte médiéval, il n’est pas possible de réduire les thèses de Saint Thomas d’Aquin à une simple approche monarchiste et de proposer des idées contraires, républicaines. Pour cela, il faudra attendre le XVIIIe siècle avec des personnalités comme Jean-Jacques Rousseau, Voltaire, Montesquieu ou Diderot.
Néanmoins, dans une moindre mesure, les thèses développées par Luther pourraient s’opposer à une telle conception. Mais c’est peut-être avec les écrits au XVIe siècle d’
L’écrit de La Boétie nait d’un constat étonnant : on voit de nombreux peuples se soumettre à quelques individus isolés, des tyrans, qui en viennent à détenir tous les biens matériels du royaume et même le droit de vie et de mort sur ces sujets. Comment une telle chose est-elle concevable ? La question primitive de La Boétie est donc la simple explication d’un fait. La Boétie ne juge d’abord ni le tyran ni le peuple qui se soumet mais se propose simplement d’expliquer ce fait de prime abord inintelligible selon lequel un individu dont la force est négligeable par rapport à un peuple entier arrive tout de même à en devenir le maitre et pour ainsi dire le possesseur. Expliquer ce fait c’est aller chercher dans la nature humaine et dans la nature des relations qui s’établissent entre les hommes, les mécanismes et les motifs qui aboutissent à un tel servage.
Derrière la simple analyse des causes de la tyrannie, le lecteur perçoit bien que le Discours de la servitude volontaire est un appel aux peuples opprimés à sortir de leur état de servitude. Cela n’est pas seulement une froide analyse d’un fait humain. Si la tyrannie est analysée finement par ses causes, c’est pour pouvoir penser comment les peuples opprimés peuvent s’en délivrer.
Source : philo-bernard.fr
Pour approfondir la question, nous vous suggérons Théorie générale de l’État par Thomas Fleiner-Gerster.
* L'art de la tradition: journées d'études de l'Université de Fribourg Par Guy Bedouelle,Simone de Reyff
* «La philosophie politique de saint Thomas d’Aquin : économie politique ? » / Edgar Scully, Laval théologique et philosophique, vol. 38, n° 1, 1982, p. 49-59
Enfin, si vous souhaitez ouvrir le débat et étudier aussi les considérations sur la religion, nous vous laissons lire Le défi laïque : existe-t-il une philosophie de laïcs au Moyen âge ? par Ruedi Imbach et Catherine König-Pralong.
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