Pourquoi ne met-on pas de couvre-chef à table ?
Question d'origine :
Quelle est la raison pour laquelle on ne met pas de couvre-chef à table, et plus généralement en intérieur ?
Réponse du Guichet
Survivance d'un ensemble d'usages plus anciens, l'habitude de se découvrir la tête quand on entre dans un lieu sert à exprimer le respect.
Bonjour,
En effet, avant que le port du chapeau tombe en désuétude, il était soumis à des codes dont on observe encore quelques survivances :
Les hommes se découvrent en rentrant dans un lieu privé, pas de chapeau, casquette et autre couvre-chef à l'intérieur. Les couvre-chefs liés à une tenue religieuse échappent à cette interdiction.
Savoir-vivre à table en France, Sophie Fabre De La Ripelle
[...] le code est formel : alors que les femmes l'enlèvent pour dîner et le gardent pour un déjeuner, un thé ou un cocktail, les hommes doivent toujours laisser leur chapeau au vestiaire. [...] Jamais de chapeau sur la tête dès qu'on est à l'intérieur, et encore moins, bien sûr, lors d'une invitation. Il ne faut pas non plus le garder à la main, tel le garde-chasse qui retourne sa casquette dans ses doigts pendant que son maître lui parle, comme dans les romans d'avant 14. Il faut le déposer à l'entrée, avec son manteau et ses gants. On l'ôte également dans une église, et dans un cimetière chrétien, mais, au contraire, un homme ne saurait entrer tête nue dans une synagogue ni dans un cimetière juif.
[...] Autrefois [...], savoir mettre et ôter son chapeau faisait partie de la bonne éducation masculine. L'homme qui ne se découvrait pas devant une femme, quelle qu'elle soit, était un mufle. On se découvrait en entrant dans un lieu public, en croisant une personne de connaissance, au passage des enterrements, des processions. Et une personne respectable, homme ou femme, ne serait jamais sortie tête nue (pensez à l'expression "une femme en cheveux"). Dans les films américains des années quarante, le privé, même s'il se précipite sur les traces du bandit qu'il poursuit, n'oublie jamais en sortant de décrocher son Borsalino de la patère. Oui, le chapeau était, jusqu'après la guerre, un élément fondamental du costume et du langage social. Et puis, assez brusquement, et il serait intéressant de se demander pourquoi, il est tombé en désuétude pendant plusieurs décennies, réservé aux élégances un peu décalées ou aux très grandes occasions [...].
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Chapeau, ou toute autre espèce de coiffures qui en tiennent lieu.
Un homme ne se présente à personne la tête couverte, encore moins en société. Il n'entre pas dans un temple ou dans un appartement avec le chapeau sur la tête, même lorsqu'il n'y a personne. Lorsqu'il parle à un magistrat, à un ecclésiastique, il reste découvert jusqu'à ce qu'il soit invité à se couvrir.
Les militaires ne se découvrent qu'à l'église ou lorsqu'ils entrent dans une salle. Ils saluent en portant la main droite au schako ou à la cocarde du chapeau. En s'approchant de la table sacrée, les hommes portent leur chapeau sous le bras gauche. Lorsqu'on salue, on se découvre la tête avec la main droite, en la portant jusqu'au genou, si c'est une personne de haute considération que l'on salue, ou une dame.
Petit Dictionnaire des convenances sociales ou les règles de la politesse et de la bienséance (1860)
Les occasions dans lesquelles il faut se découvrir et ôter son chapeau, sont :
1°. Lorsqu’on se trouve dans un lieu où il y a des personnes considérables ;
2°. Quand on salue quelqu’un ;
3°. Quand on donne ou qu’on reçoit quelque chose ;
4°. En se mettant à table ;
5°. Quand on entend prononcer le saint nom de JÉSUS et de MARIE, excepté lorsqu’on est à table, car alors il faut seulement baisser la tête ;
6°. Lorsqu’on est devant des personnes à qui on doit beaucoup de respect, comme lorsqu’on est avec des ecclésiastiques, des magistrats et d’autres personnes considérables.
Source : Les règles de la bienséance et de la civilité chrétiennes (1703)
Si les ressources que nous avons consultées ne s'accordent pas toutes sur l'origine de ces usages autour du chapeau ou couvre-chef, toutes les associent à la notion de respect.
Voici les précisions apportées par l'anthropologue Chris Paulis :
Pour un garçon, il est indiscutable depuis toujours, et à toutes les époques, qu'il enlève son couvre-chef face à un autre individu. Reconnus comme supérieurs et protecteurs, le fait d'enlever son couvre-chef, pour les hommes, c'est s'exposer, et dire "Je me mets à votre niveau". Les femmes, par contre, jusque dans les années 60-70 devaient garder le couvre-chef que les codes leur imposaient. Elles ne pouvaient sortir tête nue. Toutes les étudiantes devaient ainsi avoir quelque chose sur leur tête à l'intérieur de l'école. Les hommes, eux, jamais. Mais il n'était pas du tout question de politesse. L'objectif était avant tout de maintenir les coiffures en place. Suite à la guerre, les filles ont ensuite acquis des libertés. Et elles ont commencé à se couper les cheveux. Les foulards ne se portaient donc plus que comme système de protection, à l'extérieur. Par contre, le fait de se découvrir la tête pour saluer, c'était plus l'utilisation d'un élément vestimentaire pour remplacer un acte physique - serrement de main ou baiser - qui ne pouvait se faire à l'époque. Aujourd'hui, il n'y a donc plus de raison de se décoiffer. Le couvre-chef est devenu un simple accessoire vestimentaire ou un objet social ou religieux. Mais, alors qu'elle ne s'est jamais limitée à cela dans l'histoire, la question de la politesse est restée : « On ne porte pas de chapeau à l'intérieur ». C'est cette unique explication qui se transmet, malheureusement, alors qu'il y a un sens beaucoup plus large derrière ce comportement, sans que les gens ne le connaissent vraiment.
Au XVIIIe siècle, garder son chapeau en présence de compagnie pouvait être interprété comme une marque de mépris, voire une insulte :
Lord Chesterfield, dans une lettre datée du 13 juin 1751, livre une véritable théorie des bienséances qu'il expose de la manière suivante [...] :
[...] Dans les compagnies mêlées avec vos égaux [...] vous pouvez avoir vos mains dans votre poche, prendre du tabac, vous asseoir, vous tenir debout et marcher quelquefois comme bon vous semble ; mais je suppose que vous ne penserez pas qu'il fût bienséant de siffler, de mettre votre chapeau, de défaire vos jarretières ou vos boucles, ou de les toucher, de vous étendre sur un sofa ou de faire votre lit d'une chaise longue. Ce sont des négligences et des libertés que l'on ne peut se permettre que quand on est seul ; elles sont injurieuses à ceux qui sont au-dessus de nous, elles choquent et offensent nos égaux et insultent nos inférieurs, qui prennent ce laisser-aller pour du mépris.
Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre : du Moyen âge à nos jours / sous la dir. d'Alain Montandon
D'où aussi les expressions "chapeau bas !" et "chapeau !" qui expriment l'admiration (et donc, le respect) :
De nos jours, les porteurs de chapeau ne courent pas les rues. Ni les champs, non plus. Mais il fut un temps où le chapeau, également symbole de virilité, était un objet vestimentaire incontournable.
Pour marquer le respect, la déférence envers quelqu'un, on avait alors principalement deux possibilités : soit on s'inclinait devant lui, soit on enlevait et abaissait son chapeau (on pouvait même combiner les deux). Le deuxième salut revenait donc à mettre son chapeau vers le bas ou chapeau bas.
C'est de cette forme de salut respectueux que, depuis le XVIIe siècle, chapeau bas est devenu, même si on n'a pas de chapeau, une locution marquant aussi bien la déférence que l'admiration (puisqu'elle engendre généralement le respect).
Tirer son chapeau n'est qu'une variante, 'tirer' ayant ici le sens de 'enlever' et 'abaisser'. Quant à Chapeau !, c'est une forme raccourcie, une interjection (souvent accompagnée d'un mouvement du pouce vers le haut) plus destinée à marquer l'admiration.
Source : expressio.fr
D'après certaines sources, cet usage serait hérité d'une tradition médiévale :
Au moyen âge, enlever son casque ou son heaume était signe d'allégeance à son seigneur.
On s'offrait ainsi, nuque découverte et tête baissée, à l'épée du seigneur.
Cette tradition se perpétue encore en enlevant son couvre-chef, ce qui est un signe de confiance et de respect.
Mais le Dictionnaire historique des moeurs, usages et coutumes des Français lui prête une origine différente :
Tête couverte
Selon le Dictionnaire historique des moeurs, usages et coutumes des Français paru dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, c'était l'usage, dans la France médiévale, "d'avoir la tête couverte devant le roi, à moins que le roi ne fît l'honneur de parler à quelqu'un de sa cour ; et alors, le seigneur ou autre baissait son chapeau". Le tournant aurait eu lieu lorsque les Français entreprirent de conquérir l'Italie. Charles VIII, "voyant les seigneurs napolitains découverts devant lui, leur ordonna de se couvrir ; grâce qu'ils refusèrent, disant qu'ils souhaitaient apprendre aux Français le respect qu'ils devaient à leur maître". Ignoble flatterie ou jolie leçon de bonnes manières ? Toujours est-il que, sous François Ier, "la politesse italienne nous subjugua, personne ne parut plus couvert devant le roi, et cette politesse est passée insensiblement de la cour à la ville [...]. D'où nous est venue [...] la belle habitude de ne l'être jamais (la tête couverte) dans les compagnies, et surtout dans celle des femmes". Un usage qui, de fait, perdura autant que le chapeau lui-même - avant que la quasi-disparition de celui-ci, dans la seconde moitié du XXe siècle, n'entraîne par contrecoup celle de l'obligation de le retirer.
Source : Dictionnaire nostalgique de la politesse / Frédéric Rouvillois
Pour les femmes, le port (ou non) du chapeau jouait un rôle particulier : "protection" symbolique, il ne pouvait être retiré que dans des situations spécifiques, d'où la "menace" était absente :
Au même titre que les gants, et pour les mêmes raisons, notamment symboliques, le chapeau est au XIXe siècle un accessoire essentiel de la toilette féminine, et l'un des plus révélateurs. Il correspond en effet à l'image de la femme telle que se la représente la bourgeoisie dominante, un être moralement supérieur à l'homme, mais physiquement inférieur, un bibelot précieux et fragile que l'on doit protéger contre les menaces sans nombre qui l'environnent. D'où le rôle du chapeau, tout à la fois parure, et armure. Cette protection, la femme doit la conserver tant qu'il existe une "menace", si virtuelle, si théorique soit-elle. C'est ainsi, estime la baronne Staffe, qu'il est incivil de paraître au casino sans chapeau, où l'on risque à tout moment de rencontrer des inconnus dont on ignore jusqu'au nom. Cet interdit s'étend jusqu'aux visites, et pour les mêmes raisons : on ne sait jamais qui l'on pourrait y croiser. Et il va sans dire qu'il en ira de même dans la rue, en voyage, en promenade, à l'église, etc. A l'inverse, aller nu-tête relève à la fois du sans-gêne et de l'impudeur la plus extrême - et il n'y a, estiment les manuels de savoir-vivre qui se font ici l'écho de l'opinion bourgeoise, que dans les couches les plus basses du peuple que les femmes se permettent de sortir "en cheveux", sans chapeau. Les autres, les dames comme il faut, savent qu'elles ne peuvent s'en passer que chez elles, au bal ou dans certaines réceptions - là où, symboliquement, elles n'ont rien à craindre de personne.
Histoire de la politesse de la Révolution à nos jours / Frédéric Rouvillois
Bonne journée.