La « subtilité » est-elle un thème de certains philosophes ?
Question d'origine :
La « subtilité » est-elle un thème de certains philosophes ? Lesquels ? Y a-t-il une définition claire de ce qui est « subtil » ?
Réponse du Guichet
La subtilité n'est pas en soi un concept philosophique, mais certains philosophes en ont fait usage ou ont réfléchi à son usage.
Bonjour,
Voici la définition de la subtilité du Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'André Lalande (p. 1056-1057)
1. En parlant de ce qui est matériel : très ténu, très mobile, difficile (ou même impossible) à saisir et à toucher. «les corps les plus éloignés de la terre doivent toujours être (dans le système de Démocrite), et les plus subtils, et ceux qu’emporte le mouvement le plus rapide» RENOUVIER, Manuel de philosophie ancienne
Spécialement chez Descartes, la «matière subtile» ou «matière céleste» est celle dans laquelle baigne la terre.«Par la matière céleste ou subtile, je n’entends pas seulement celle du second élément, mais aussi ce qu’il y a du premier mêlé entre ses parties; et même outre cela, l’on y doit comprendre en quelque façon les parties du troisième qui sont emportées, par le cours de cette matière du ciel, plus vite que toute la masse de la terre, et toutes celles qui composent l’air sont de ce nombre» Principes, IV, 25
On appelle aussi quelque fois de ce nom ce que Descartes nomme le premier élément, parce qu’il dit que cet élément forme «des corps très subtils et très liquides», tels que le soleil et les étoiles (Principes, III, 54; cf. IV, 3, où sont distinguées plusieurs degrés de «subtilité» dans ce premier élément). Mais ce n’est pas le vrai sens de l’expression.
2. Au figuré, en parlant soit de l’esprit, soit des pensées : fin, délié, capable de distinctions délicates; souvent opposé à grossier, au XVIIe siècle, et pris en un sens élogieux: «… un parfait et subtil philosophe tel que je sais que vous êtes…» Descartes, Réponses aux 5es Objections (de Gassendi).A partir du XVIIIe siècle et de nos jours, ce mot est pris souvent, au contraire, avec une nuance ironique ou péjorative: verbal, abusant de la dialectique, trop éloigné des faits, des considérations solides et des conceptions efficaces. «la philosophie d’Aristote… plut beaucoup aux esprits subtils, qui dans les temps d’ignorance sont les beaux esprits» Montesquieu, Esprit des lois, livre XXI, ch. XX.
Le mot «subtilité», pris au sens concret (une subtilité, des subtilités) présente toujours avec force cet import péjoratif; au sens abstrait, il peut, comme l’adjectif, être pris en bonne ou en mauvaise part»
Quelques compléments en commentaire :
Dans la philosophie contemporaine, ce mot n’est-il pas pris le plus souvent, au figuré, avec une nuance péjorative? (André Lalande) Il ne me le semble pas. Le mot désigne quelque fois, au contraire, une qualité que l’on admire. (E. Leroux)
Condamner a priori la subtilité, c’est admettre que ce qui est vrai est simple et facile à comprendre. Mais cela même est un préjugé. A côté de la vaine subtilité, il y a une subtilité féconde et nécessaire: les esprits subtils sont ordinairement les plus pénétrants. Ce sont les logiciens qui ont discrédité la subtilité (Stoïciens). Mais la psychologie et la science exigent de la subtilité, de la finesse, et de plus en plus à mesure qu’on avance. La subtilité n’est souvent que le souci de la précision dans les matières qui ne comportent pas une évaluation mathématique. (F. Mentré)
On trouve une distinction entre la bonne et la mauvaise subtilité dans la Logik de Kant, introduction, §VII: «Bien des gens blâment toute subtilité, parce qu’ils ne peuvent y atteindre; mais en elle-même, elle fait toujours honneur à l’entendement, et même elle est méritoire et nécessaire dans la mesure où elle s’applique à un objet digne d’être examiné».
Quant au Dictionnaire de Philosophie de Christian Godin, il nous dit moins subtilement la même chose :
"du Lat Subtilis, fin, ténu. Le sens du terme est passé du physique au moral.
- Au sens matériel: très ténu, très léger, très mobile, insaisissable. Pour les Anciens? plus on s’éloigne de la terre, plus la matière est subtile. 2. Qui a l’esprit particulièrement fin, capable de saisir les plus petites distinctions et les nuances les plus délicates. Opp. A grossier. 3. Qui manifeste une grande finesse d’esprit.
Matière subtile: matière très ténue, très mobile, insaisissable. Chez Démocrite (v. 460-v. 370 av. J.-C.), désigne les atomes de l’air par opposition à ceux de la terre. Chez Descartes (1596-1650), désigne la matière céleste supposée entourer la Terre.
Comme nous le dit cette page De la subtilité (de la langue) à la confusion, la subtilité poussée à son extrême risque de devenir de l’argutie et perd alors sa crédibilité.
C’est ce qui est arrivé à Jean Duns Scot, surnommé Docteur Subtil, qui a donné son nom au courant du scotisme au XIIIe siècle et qui sera raillé ensuite par Rabelais: «Lorsque Rabelais se moque de Duns Scot, l’éminent «docteur subtil» de la scolastique médiévale qui, par la voix de Panurge, devient le «docteur subtil en lard» (1994, p.423), il ne fait que cristalliser une moquerie généralisée contre les autorités(ou plutôt les héritiers de ces autorités) dont les discours sont décrits comme autant d’arguties, de raisonnements inutiles et abscons. Il s’inscrit dans la continuité de la satire érasmienne de l’Éloge de la folie, dont les flèches visaient déjà les autorités scolastiques et leurs prétentions à la subtilité : «Des subtilités plus subtiles que les plus subtiles encombrent encore les voies où vous conduisent les innombrables scolastiques. Le tracé d’un labyrinthe est moins compliqué que les tortueux détours des réalistes, nominalistes, thomistes, albertistes, occamistes, scotistes, et tant d’écoles dont je ne nomme que les principales.»»
Pour en savoir plus, voici deux articles :
- le premier, La «subtilité» vers 1550 : L’écriture de l’expérience au carrefour des genres chez Cardan et Tahureau de Grégoire Holtz (dont est tirée la citation ci-dessus) en abordant les débats sur la notion de subtilité vers 1550, revient sur sa définition et ses différents usages en philosophie, ainsi que sur Jean Duns Scot, mais aussi sur le traité De Subtilitate publié en 1550 par Jérôme Cardan.
- le deuxième évoque plus précisément le courant du scotisme et de ses «disciples», parfois appelés les «subtils». «L'héritage des subtils cartographie du scotisme de l'âge classique», Jacob Schmutz
Autre exemple : le stoïcien Chrysippe de Soles dont on nous dit ici : «Il faut ajouter que, plus que personne peut-être, Chrysippe, par l'abus des distinctions subtiles et des divisions poussées à l'infini, contribua à donner à la logique stoïcienne ce caractère abstrait et inutilement compliqué qui a permis de la comparer à la scolastique.»
Dans cet article, Comment faire simple quand on pourrait faire compliqué ? de Line Soryano (extrait d’un numéro des Cahiers Sens public intitulé Pinailler) vous découvrirez la position de Ludwig Wittgenstein sur le «philosophe pinailleur», et sur l’art de la subtilité: «Au fond, l’ergoteur de Wittgenstein est un maladroit. Avec toutes ses « subtilités », le philosophe pinailleur, loin d’être subtil, est en définitive un inculte, un balourd, un homme mal dégrossi, incapable de saisir une situation de communication et de s’y adapter.» Mais «C’est la maîtrise des mille subtilités du langage, de sa complexité, qui donne au philosophe accès à la simplicité.»
Enfin, nous vous conseillons la lecture de l’œuvre de Vladimir Jankélévitch que Roger Pol-Droit qualifie de "génie de la nuance et champion de la tergiversation subtile" dans son article Vladimir Jankélévitch, en temps utile (Le Monde, 19/01/2019), aussi visible ici : «...il faut écouter, quelques instants, la voix de Vladimir. Haut perchée, elle monte dans les aigus, grimpe à toute allure, portée par le souffle, attentive à scruter les moindres détails d’un instant vécu, ses subtilités, ses méandres, ses paradoxes. On se demande jusqu’où elle peut aller, cette voix qui virevolte, hésite parfois, multiplie arabesques et sauts périlleux, finit par redescendre, achève provisoirement une phrase interminable avant de repartir, de plus belle, comme au trapèze volant, sans filet – haute voltige, sans partenaire, sauf l’auditeur médusé.»... «Si elle se donne continûment pour tâche d’« essayer de penser jusqu’au moment où la pensée se brise sur des choses difficiles à saisir », c’est que seul le mouvement l’intéresse.»… «On aurait tort, là aussi, de voir seulement en Jankélévitch un divin coupeur de cheveux en huit, génie de la nuance et champion de la tergiversation subtile.»
Voici encore ce qui est dit de lui :
- «Sa force, c'est d'avoir justement tissé les fils surfins d'une «logique de l'irrationnel», baptisée «métalogique»… «Pour les penser, Vladimir Jankélévitch (Bourges, 1903- Paris, 1985) est allé jusqu'à la fine pointe Finisterre de la pensée, là où elle «se brise» : «un millimètre de plus et vous ne pouvez plus rien en dire».» Vladimir Jankélévitch. Les paradoxes d'une éthique résistante, Françoise Schwab
- «Sa prose est d’une précision, d’une délicatesse, d’une subtilité à couper le souffle. Lui qui voulait saisir l’existence humaine jusque dans ses plus infimes, imperceptibles oscillations, lui qui voulait capter la mobilité de la vie et sa fuite dans le temps (d’où sa passion pour la musique, qu’il pratiquait lui-même), il a su, en orfèvre, se ciseler une langue à nulle autre pareille, véritable œuvre d’artisan qu’on pourrait n’admirer que pour sa seule beauté.» Vladimir Jankélévitch, l’irréconcilié
Voir aussi : La philosophie virtuose de Jankélévitch à la recherche de l’insaisissable
Ici ses œuvres à la bibliothèque
On le voit, il semble que le don de la subtilité ne soit pas donné à tous les philosophes...
Quelques pistes :
La subtilité et la profondeur de certains logiciens médiévaux sont restées inégalées de Michel Zink
L'éthique de la subtilité sur France Culture à propos du Livre des nuances ou De l'impossibilité de la synonymie / al-Hakîm at-Tirmidhî
Esprit de géométrie ou de finesse ?, Philomag