Depuis quand parle t-on de "mort(s) du cinéma" et quelle a été à chaque époque la raison évoquée ?
Question d'origine :
Bonjour au Guichet du Savoir
Encore une petite question sur.... le cinéma :
Depuis quand parle t-on de "mort(s) de cinéma" et qu'elle a été à chaque 'époque la raison évoquée ?
Il y a eu la télé, le magnétoscope, les chaînes privées, maintenant la SVOD.... mais je voudrai partir des origines du cinéma il y a 125 ans maintenant.
Merci pour votre aide toujours précieuse et efficace
Réponse du Guichet
On parle de "mort(s) du cinéma" depuis la naissance même de ce septième art.
Cette idée est inhérente à l'histoire du grand écran jalonnée de multiples bouleversements d'ordre technologique, politique, économique et sociologique qui sont autant de remises en question que d'opportunités de réinvention.
Bonjour,
Votre question interroge la naissance de l'idée de "mort(s) du cinéma" et ses différentes motivations à travers le temps. Un temps jalonné, comme vous le rappelez, de grandes révolutions technologiques, sociales et économiques (le parlant, la télévision, le magnétoscope, le piratage, le numérique, la crise sanitaire...).
La crainte de la mort du cinéma apparaît donc inhérente à son histoire, comme l'analyse Antoine de Baecque, dans son dernier ouvrage L'histoire-caméra tome 2 : Le cinéma est mort, vive le cinéma !, Gallimard (2021).
En effet, comme l'évoque l'article de France culture La mort du cinéma, une vieille histoire, le grand écran a déjà survécu à de multiples crises dont nous rappelons ici le déroulé chronologique.
L'idée de mort du cinéma émerge en réalité avec la naissance du cinéma. Cette idée de mort, consubstantielle au cinéma, est analysée par l'historien du cinéma Jean-Michel Frodon, auteur de Il était une fois le cinéma :
"C’est lié au fait que le cinéma a à voir avec la mort, le cinéma est ce qui garde les traces de la vie une fois que celle-ci est partie, c’est ce qui a marqué les premiers spectateurs. C’est aussi qu’à la différence d’autres arts, on sait quand naît le cinéma et quand on connaît la naissance de quelque chose, on peut penser à sa fin".
L'historien rappelle que de toute son histoire, le cinéma a toujours eu la réputation d'être en train de mourir.
"Si le cinéma est vivant, c'est parce qu'il change. Ce qu'on appelle la mort du cinéma, c'est la vie du cinéma, sa transformation. La nostalgie d'un certain cinéma traverse toute l'histoire du cinéma."
L'invention du long métrage en 1913 signe une des premières crises existentielles du septième art, comme l'explique Jacques Kermabon en 2009 dans la revue 24 images.
En 1913, un chroniqueur de la revue Ciné-journal se questionnait: “Les films de long métrage sont-ils bons pour la cinématographie en général ou compromettent-ils l’avenir de notre industrie? Grouper en deux heures ou en une heure, deux comédies, un ou deux drames, quelques actualités, voilà la vraie nature du cinématographe.”
En 1927, certains critiques déplorent la perte de l'essence même du cinéma avec l'essor du parlant. Pourtant, des réalisateurs comme Jean Renoir ou Marcel Pagnol y voient l'occasion d'offrir une nouvelle dimension à leur art. Pierre Leprohon revient sur cette période de l'histoire du cinéma dans Histoire du cinéma muet : vie et mort du cinématographe (1895-1930)
En 1914 et en 1940, les deux grands conflits mondiaux du XXème siècle questionnent la raison d'être du cinéma. Ce dernier est accusé de propager la violence en la filmant mais également de servir d'instrument de propagande fasciste et nazie. La confrontation de cet art à la tragédie du XXème siècle, est analysée dans Le cinéma et la Shoah / sous la direction de Jean-Michel Frodon ; avec les contributions de Jean-Louis Comolli, Hubert Damisch, Arnaud Desplechin... [et al.]
Le cinéaste de la Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard, qui pense un certain rapport performatif entre le cinéma et le monde, le premier promettant de changer le second, porte un regard pessimiste sur l’art cinématographique qui n’a pas empêché la Shoah, n’empêche pas les génocides, ni les guerres.
En 1981, au début de sa Lettre à Freddy Buache, il déclare :"Le cinéma va mourir bientôt, très jeune, sans avoir donné tout ce qu'il a pu donner".
Dans les années 1960, l'arrivée de la télévision dans les foyers est une révolution dont la menace est verbalisée par le critique Serge Saney dans Propos du passeur de Philippe Roger (1993) :
"Les films, je les vois parfois comme de pauvres filles qui font aujourd'hui le trottoir à la télévision. Elles sont nées dans un monde où il fallait séduire (la salle) et voilà qu'elles continuent dans un monde où elles aident à "boucher des trous" (de la télé). Les décideurs de télé sont un peu comme des maquereaux, mais eux-mêmes dépendent économiquement de la vraie mafia : la publicité".
Pourtant, Guillaume Soulez, enseignant-chercheur en cinéma et audiovisuel à l'Université Paris 3, auteur de Quand le film nous parle : rhétorique, cinéma, télévision, voit en la télévision la possibilité de partager le cinéma et même de le faire vivre. Il y voit aussi l'émergence d'un art télévisuel proposant de nouveaux objets hybrides.
"On a continué à consommer des genres comme le western, le cinéma fantastique, le policier mais sous la forme de programmes télévisés, avec des tentatives d’invention. On a essayé d’inventer un art télévisuel par exemple, les dramatiques, un art qui serait à moitié du théâtre à moitié du cinéma".
A partir des années 1980 et dès la première partie du XXIème siècle, on assiste à une accélération des avancées technologiques, de la commercialisation des premières VHS, en passant par la vidéo à la demande jusqu'à l'essor des grandes plateformes numériques.
Dans un essai publié le 16 février 2021 dans Harper's Magazine, le réalisateur Martin Scorcese dresse le portrait d'un cinéma qu'il s'inquiète de voir disparaître : “L’art du cinéma est systématiquement dévalorisé, mis à l’écart, humilié et réduit à son plus petit dénominateur commun, le contenu. Il y a encore 15 ans, le terme contenu était utilisé lorsque les gens discutaient sérieusement du cinéma, et il était mis en contraste et mesuré par rapport à la forme. (…) Contenu est devenu un terme commercial pour toutes les images en mouvement : un film de David Lean, une vidéo de chat, une publicité du Super Bowl, un film de super-héros, un épisode de série.”
Et en ce sens, Jean-Michel Frodon rappelle que "les films sont des oeuvres d'art, les témoins du monde dans lequel nous vivons, mais ils sont aussi des produits de consommation. Il ne faut pas que les gens qui ne considèrent le cinéma uniquement comme un produit de consommation aient tout pouvoir sur la manière dont les films sont faits". [...] L'ensemble des programmateurs a vocation à emmener les spectateurs là où ils ne seraient pas allés mécaniquement, par pure reproduction du plaisir de retrouver ce qu'ils connaissent déjà et à quoi ils s'attendent. Les programmateurs donnent accès à d'autres plaisirs, ceux auxquels on ne peut s'attendre. Leur travail participe de ce qui fait la vie dynamique du cinéma au présent."
L'historien apporte toutefois quelques nuances concernant l'offre cinématographique des plateformes numériques.
"Il faut rappeler que juste avant la pandémie, le cinéma se portait remarquablement bien dans le monde, on faisait plus de films qu’on n'en avait jamais faits [...] Le nombre des spectateurs sur les plateformes augmentait également, mais ces évolutions n'étaient pas antinomiques [...]. Par ailleurs, plusieurs plateformes proposent un modèles de suggestion différent, fondé sur une programmation audacieuse plutôt que l'automatisation par les algorithmes."
Pour Guillaume Soulez, le XXIème siècle permet au grand cinéma de se réinventer et d'investir des formes nouvelles :
"C’est un peu le premier acte par lequel le spectateur s’approprie le film, en le regardant quand on veut, en le téléchargeant. Ça se double du fait que maintenant nous savons faire des films. Ça s'est développé avec le Pathé-baby, avec le Super 8, c’est-à-dire que la pratique du cinéma-amateur s’est développée rapidement au sein de la société. On n’est plus dans la position de simple consommateur d’image, on est aussi producteur. C’est une manière de dire que le cinéma est très vivant".
"Si je définis le cinéma comme un art du récit en images et que le cinéma d’aujourd’hui est un art dysnarratif, qui va casser les codes, qui va jouer sur des effets plastiques très puissants, est-ce que finalement ce n’est pas dans les séries que le langage du récit en images a migré ? Tout dépend comment on définit le cinéma, si on le définit comme ça, peut-être que ce n’est plus ou pas seulement dans les salles ou les plateformes que l’on continue le cinéma, mais dans un autre art quand même assez voisin, un art jumeau : la série télé".
Enfin, la crise sanitaire que nous vivons a lourdement touché lé secteur du cinéma, comme l'explique l'article de Vie Publique publié le 9 avril 2021.
Concernant le secteur du cinéma français, ce propos est tempéré par Le Point dans son article du 30 décembre 2021 ou encore Télérama dans son article du 21 décembre 2021.
Pour conclure en "cinéma", je vous propose le visionnage d'un film d'Agnès Varda de 2012 Les cent et une nuits qui aborde par le biais de la métaphore cinématographique et de la fiction l'idée de mort du cinéma : Dans ce film, Monsieur Simon Cinéma est presque centenaire. Ex-acteur, producteur et réalisateur, il croit être le cinéma à lui tout seul et vit dans un château-musée avec son majordome, Firmin. Il perd la boule et embrouille tout. Il engage alors une jeune cinéphile pour faire faire de l'aérobic à sa mémoire qui flanche...
Bien à vous,
Et pour prolonger la réflexion :
- La réponse du Guichet du Savoir sur l'expérience collective que constitue le cinéma
- La presse numérique consultable depuis le site de la BML
- Quelques livres du catalogue de la BML :
La mort du cinéma : film, révolution / Gérard Lenne
La fin du cinéma ? : un média en crise à l'ère du numérique / André Gaudreault, Philippe Marion
L'art du cinéma / Jean-Michel Frodon
Le cinéma français de la Nouvelle vague à nos jours / Jean-Michel Frodon