Par quels prétextes historiques Vladimir Poutine justifie-t-il son invasion de l'Ukraine ?
Question d'origine :
Bonjour,
Pouvez-vous m'expliquer les raisons historiques que Vladimir Poutine revendique pour envahir l'Ukraine ?
Merci d'avance pour votre réponse.
Réponse du Guichet
Afin de justifier l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, Vladimir Poutine mobilise plusieurs points de l’histoire complexe des relations entre Ukraine et Russie. Toutefois, les historiens réfutent ce qu'ils considèrent comme un mythe construit a posteriori.
Dans un long texte paru en juillet 2021 comme dans son intervention du 21 février dernier, Vladimir Poutine justifiait ses déclarations selon lesquelles Russes et Ukrainiens ne seraient «qu’un seul peuple» par des arguments historiques, qui reprennent peu ou prou la pensée impériale Russe.
Selon lui donc, Ukrainiens et Russes ne seraient pas des peuples voisins, mais un seul peuple :
«Je tiens à souligner une fois de plus que l’Ukraine n’est pas pour nous un simple pays voisin. Elle fait partie intégrante de notre propre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel.» (intervention du 21 février)
Ainsi, il met en avant un héritage commun entre Russes, Biélorusses et Ukrainiens remontant à La Rus’ De Kiev, fondée par les Varègues au VIIIe siècle. Cet espace est perçu comme le berceau de la Russie. Selon lui sa fragmentation, après le XIIIe siècle, n’a pas remis en cause le sentiment d’unité :
«Plus tard, comme les autres États européens de l'époque, l'ancienne Rus’ a été confrontée à l'affaiblissement du pouvoir central et à la fragmentation. Pourtant la noblesse comme les gens du peuple considéraient la Russie comme un espace commun, comme leur Patrie.» (Texte du 16 juillet 2021)
Selon lui, la nation ukrainienne n’est que le résultat des manœuvres pour affaiblir la Russie, à l’initiative de la Pologne ou de l’empire Austro-hongrois par exemple.
Quant à l’Ukraine moderne, elle ne serait que le résultat d’erreurs des dirigeants soviétiques, et de Lénine en premier lieu :
«Permettez-moi donc de commencer par le fait que l’Ukraine moderne a été entièrement créée par la Russie, ou plus précisément, par la Russie bolchevique et communiste. Le processus a commencé presque immédiatement après la révolution de 1917, et Lénine et ses compagnons d’armes l’ont fait d’une manière très brutale pour la Russie elle-même – par la sécession, en arrachant des parties des territoires historiques de la Russie. Personne, bien sûr, n’a demandé quoi que ce soit aux millions de personnes qui y vivaient.
Puis, à la veille et après la Grande Guerre patriotique, Staline a ajouté à l’Union soviétique et transféré à l’Ukraine des terres qui appartenaient auparavant à la Pologne, à la Roumanie et à la Hongrie. En guise de compensation, Staline a donné à la Pologne certaines de ses terres allemandes ancestrales et, en 1954, Khrouchtchev, on ne sait pourquoi, a pris la Crimée à la Russie et l’a également donnée à l’Ukraine. En fait, c’est ainsi que s’est formé le territoire de l’Ukraine soviétique.»
(Intervention du 21 février 2022)
Toutefois, si les faits historiques mobilisés sont pour la plupart avérés, leur interprétation est très critiquée par les historiens, dans la mesure où Vladimir Poutine pratique largement le cherry Picking, et sélectionne seulement les éléments qui appuient son argumentation, ignorant les éléments contraires, que ceux-ci concernent la nature historiquement Russe de la Crimée ou l’Holodomor, génocide par la faim des paysans ukrainiens.
Timothy Snyder, historien américain spécialiste de l’Europe centrale, a fait une synthèse de l’histoire Ukrainienne lors d’une conférence donnée récemment au département d’études ukrainiennes de l’université d’Harvard (en version originale ici, traduite en français pour le magazine en ligne AOC, accessible dans les bibliothèques de Lyon).
S’il concède que l’histoire des deux pays est étroitement liée depuis des siècles, il ne souscrit pas à la vision d’un seul peuple mis en avant par Vladimir Poutine :
«Les histoires de l’Ukraine et de la Russie sont bien sûr liées, via l’Union soviétique et l’Empire russe, la religion orthodoxe et bien d’autres choses encore. Les nations ukrainienne et russe modernes sont toutes deux toujours en cours de formation, et il faut s’attendre à ce qu’il y ait des enchevêtrements, aujourd’hui et à l’avenir. Mais la Russie est, dans son expansion initiale et sa géographie contemporaine, un pays profondément lié à l’Asie ; ce n’est pas le cas de l’Ukraine. L’histoire de Kiev et des territoires environnants embrasse certaines tendances européennes moins prononcées en Russie. La Pologne, la Lituanie et les Juifs sont des référents indispensables pour tout récit du passé ukrainien. L’Ukraine ne peut être comprise sans prendre en compte les facteurs européens suivants : les mouvements d’expansion de la Lituanie et de la Pologne, la Renaissance, la Réforme, le renouveau national, les tentatives d’établissement d’un État national. Les points de repères des deux guerres mondiales sont profondément ancrés dans les deux pays, mais surtout en Ukraine.»
Selon lui, «Le mythe de la fraternité éternelle, proposé aujourd’hui de mauvaise foi par le président russe, doit être compris comme relevant de la politique et non de l’histoire.»
En 2014 déjà, l’historien français Laroslav Lebedynsky, enseignant à l’Inalco, dénonçait cette conception de l’Ukraine comme le berceau de la Russie dans un entretien à Médiapart (réservé aux abonnés, mais accessible à distance via notre base Europresse) .
Johann Chapoutot, de son côté, critique sévèrement l’utilisation de l’histoire faite par Vladimir Poutine dans une chronique pour Libération intitulée ««Dénazification» de l’Ukraine, «Russie éternelle»... Poutine ou la grande manipulation de l’histoire» (réservé aux abonnés, mais accessible à distance via notre base Europresse) .
Il y fait état des persécutions dont sont victimes certains historiens russes dont les travaux n’iraient pas dans le sens prôné par le Kremlin. Il rappelle également certaines incongruités du discours de Moscou, telles que les accusations de Néonazisme adressées au président Zelensky, qui est juif.
Le site Francetvinfo a également consacré un article à l’utilisation et le détournement de l’histoire par Vladimir Poutine.
Vous pouvez également écouter l’émission «le signe des temps», sur France Culture, consacrée à cette question.
Pour mieux comprendre l’histoire riche et complexe de la formation de l’Ukraine, nous vous proposons une sélection d’ouvrages :
L'Ukraine : une histoire entre deux destins / Pierre Lorrain
La reconstruction des nations : Pologne, Ukraine, Lituanie, Bélarus, 1569-1999 / Timothy Snyder ; traduit de l'anglais (États-Unis) par Olivier Salvatori
Les guerres d'indépendance de l'Ukraine : 1917-1921 / Iaroslav Lebedynsky
Ukraine : une histoire en questions / Iaroslav Lebedynsky
Ainsi que plusieurs ouvrages consacrés à l’Holodomor, ou "génocide par la faim", subit par le peuple ukrainien.
Nous vous souhaitons bonne lecture,
Le département civilisation.
Complément(s) de réponse
Nous nous permettons de vous signaler que les éditions antipodes proposent gratuitement en ligne l'ouvrage intitulé Histoire partagée, mémoires divisées. Ukraine, Russie, Pologne, publié sous la direction de Korine Amacher, Éric Aunoble et Andrii Portnov, sorti en 2020 et qui revient de manière très détaillée sur la construction des romans nationaux antagonistes dans la région.
Réponse du Guichet
Derrière des motifs historiques invoqués par Vladimir Poutine, se cachent des enjeux géopolitiques et géostratégiques complexes dans cette région au cœur des relations internationales Est-Ouest.
Les relations entre l’Ukraine et la Russie s’inscrivent dans les relations entre l’OTAN et la Russie et dans les relations entre l’Europe et la Russie.
C’est la question des sphères d’influence suite à la chute de l’empire soviétique qui sert également de prétexte à Vladimir Poutine pour dénoncer l’influence de l’OTAN en Europe et la volonté de l’Ukraine de rejoindre cette alliance internationale. (voir article sur Les relations entre la Russie et l’Otan).
Le président russe, Vladimir Poutine, a enclenché jeudi 24 février 2022 une opération militaire d’envergure sur le territoire ukrainien. Son but, dit-il, est de «ramener l’Ukraine dans le giron de la Russie» et de «défendre les deux républiques séparatistes du Donbass», qu’il a reconnues lundi (21 février 2022). (source Le Monde)
Un article de The Conversation explique que l’objectif de Vladimir Poutine est de reconstituer une sphère d’influence russe dans l’espace de l’ancienne Union soviétique.
Nous vous recommandons la lecture d’un article très clair et synthétique d’Elise Lambert sur le site de France Info pour reconstituer le fil des événements qui ont mené jusqu’à l’offensive russe en Ukraine.
L'article nous rappelle que ce conflit remonte à l’année 2004 au moment où «l'élection frauduleuse du candidat pro-russeViktor Ianoukovitch à la présidentielle ukrainienne pousse les Ukrainiens à descendre dans la rue lors de la "révolution orange". Le soutien des Occidentaux permet d'obtenir l'annulation du scrutin et marque un rapprochement entre l'Ukraine, l'Otan et l'UE. (source Arte).
«Depuis la chute de l'URSS en 1991,"Vladimir Poutine considère que les anciens pays satellites doivent rester dans le giron russe. Il pense même que les Ukrainiens et les Russes ne forment qu'un même peuple, que l'Ukraine n'est pas un véritable Etat, et que le Kremlin est légitime pour décider de son sort", analyse Alexandra Goujon. Vladimir Poutine souhaite ainsi que Kiev rejoigne ses projets d'intégration comme l'Union économique euroasiatique ou l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) (qui est notamment intervenue au Kazahkstan).»
Retrouvez le dossier concocté par la chaine Arte avec le suivi de l'évolution du conflit au jour le jour, des éléments de contexte, des reportages et des documentaires vidéos.
Un article de Wikipédia est également consacré aux relations entre ces deux pays frères.
Pour aller plus loin, vous pouvez consulter les nombreux ouvrages de la Bm de Lyon sur le vaste sujet de l’Ukraine (classés par plus récents).