Comment expliquer l'évolution phonologique de "sel" depuis le latin ?
Question d'origine :
Bonjour,
Je n'arrive pas à trouver en détail l'étymologie du mot "sel". Plus précisément : sachant qu'en latin, il s'agit de "sal" : pourquoi est-on passé à "sel" et son "sal" comme en espagnol ?
Merci d'avance,
Isabelle T.
Réponse du Guichet
L'évolution phonétique des langues romanes est mal connue durant ses premiers siècles, car celles-ci n'étaient alors pas écrites. Sans certitude, il est cependant possible que la transformation du a et e dans sel - une spécificité du français - soit due à l'influence du substrat celtique.
Bonjour,
Les raisons des différences phonologiques des langues romanes, dont font partie le français et le castillan, font débat. Cependant une théorie explique simplement la transformation du A en E dans certains mots français.
Comme vous le savez peut-être, le français et le castillan sont issus du latin, langue qui s'est massivement diffusée en Europe avec l'élargissement de l'Empire romain aux premiers siècles de l'ère chrétienne. L'usage de cette "langue-mère" comme langue maternelle dans presque tout l'Empire était achevé au Vè siècle, mais l'évolution de ses formes orales a commencé bien plus tôt, selon l'ouvrage de Martin-Dietrich Glessgen Linguistique romane [Livre] : domaines et méthodes en linguistique française et romane : "La transformation du latin commence dès le Ier s. apr. J.-C., lorsque les premiers phénomènes phonétiques protoromans transparaissent dans le latin parlé et alors même que la langue écrite s'est standardisée." Les formes locales du latin ont ensuite continué à évoluer, et de nouvelles langues se sont formées, s'autonomisant sans doute entre le VIè et le VIIIè siècles, peut-être en grande partie du fait de la chute de l'Empire, de son administration et des institutions scolaires et culturelles : "l'affaiblissement de l'ancienne norme écrite dont l'abandon donne libre cours aux évolutions de l'oral." Cette diversification des idiomes populaires locaux sera actée vers l'an 1000. C'est l'acte de naissance des langues romanes.
Ces langues ont gardé des degrés de proximité très divers avec leur langue-mère, la langue la moins proche étant le français. L'article d'Ivaylo Burov Le clivage linguistique gallo-roman à la lumière de la phonologie diachronique évoque la théorie du linguiste Mario Pei, auteur de l'Histoire du langage, selon laquelle "il est possible de quantifier leur archaïsme ou mieux leur éloignement de la langue génératrice, en se référant à une multitude de critères d’évolution" :
Ces derniers le conduisent à poser pour chaque langue romane un coefficient d’évolution à partir du latin, exprimé en termes de pourcentage :44 % pour le français31 % pour le portugais25 % pour l’occitan23,5 % pour le roumain20 % pour l’espagnol12 % pour l’italien8 % pour le sarde
En l'absence de sources écrites témoignant de la genèse des langues romanes, quelques théories ont tenté d'expliquer l'évolution phonétique de celles-ci. L'une d'elle est celle des substrats : quand une langue s'impose sur un territoire où la population en parle une autre, celle-ci tend à la modifier, elle est son substrat donc, défini par le CNRTL comme un " Parler supplanté par un autre parler dans des conditions telles que son influence peut être invoquée pour expliquer des altérations du parler substitué (d'apr. Mar. Lex. 1951). Substrat celtique du roman des Gaules. "
C'est ainsi qu'à mesure que le latin remplaçait les langues gauloises sur ce qui allait devenir notre territoire, celui-ci a pu influencer la lente évolution du latin oral vers ce qui allait devenir un ensemble de dialectes français. C'est ce qu'affirme Daniel García Aguión dans son mémoire Étude de phonétique historique à partir du lai « Les deux amants » de Marie de France :
Cependant, c’est la langue celte le substrat avec une influence majeure sur le latin en Gaule. Les Celtes sont arrivés en Gaule vers le 500 avant J.-C. et ils se sont établis dans les territoires au Nord de la Garonne et aux environs du Massif Central.
Au niveau phonétique, les traits linguistiques les plus importants du substrat celtique sont :
- La palatalisation du [ū] latin en [ü] français ; comme par exemple : DŪ̠RUM>[düR], CRŪ̠DUM> cru [krü].
- La modification de [a] tonique> [e̜] : MAREM> mer, CAPRAM> chèvre, SALEM> sel.
- L’évolution du groupe [kt]> [it] : NǑ̠CTEM> nuit.
- La sonorisation des consonnes sourdes intervocaliques [p], [t], [k]> [b], [d], [g] : CAPRAM> chèvre.
Les ouvrages que nous avons consultés et dont vous retrouverez la liste ci-dessous parlent de diphtongaison spontanée d'une syllabe ouverte. Il s'agit d'une spécificité du français : d'après le Manuel de linguistique romane de Jacques Allières, toutes les autres langues romanes ont conservé le "a".
Il est par ailleurs difficile d'évoquer d'éventuels substrats hispaniques car le latin s'est diffusé dans une péninsule ibérique marquée par une plus grande diversité linguistique, selon Wikipédia :
Le substrat pré-romain est constitué des langues parlées par les peuples primitifs occupant la péninsule Ibérique, qui ne sont que partiellement connus (Ibères, Celtes, dont Cantabres, parfois réunis sous l'appellation de Celtibères, et Basques essentiellement), et par ceux qui commerçaient avec eux (Phéniciens, Carthaginois et Grecs) et y avaient établi des comptoirs. Leurs apports respectifs sont débattus. L'influence du substrat pré-romain est créditée dans l'apparition de certains traits phonologiques (chute du f- initial latin, bêtacisme), l'origine de certains suffixes (-rro, rra) ainsi que de certains vocables (izquierda, perro, cama) ou toponymes (Segovia, Sigüenza).
Or, nombre de ces langages pré-latins sont mal connus, d'après l'Encyclopaedia universalis, consultable en ligne grâce à votre abonnement BmL :
La préhistoire de la péninsule Ibérique est complexe et mal connue. Sur un plan strictement linguistique, les vestiges des anciens peuplements se manifestent essentiellement dans la toponymie : Gadir (Cádiz) est phénicien ; Cartagena, carthaginois ; Emporion (Ampurias) est grec ; Sigüenza, Segovia sont celtes. L'extension vers le sud (province de Burgos) des toponymes d'origine basque montre que cette langue connaissait une aire beaucoup plus vaste qu'aujourd'hui. Sont des emprunts anciens au basque des mots tels que urraca, « pie », izquierda, « gauche » (qui a remplacé siniestra), pizarra, « ardoise », ou becerro, « veau ». Des substrats préromains sont vraisemblables dans quelques cas d'évolution phonétique : le caractère apico-alvéolaire du s castillan, le passage du f-latin à l'aspirée (h), qui disparaît ensuite (filum → hilo, prononcé à présent « ilo ») ; en morphologie, on peut citer quelques suffixes : -ieco, -ueco ; des mots enfin, liés à la vie locale : barro, « boue, terre » ; manteca, « graisse » (d'où mantequilla, « beurre ») ; páramo « lande ».
Les Latins arrivent en Espagne en 218 avant J.-C., et la conquête dure deux siècles. La langue importée est en premier lieu celle des soldats, pleine de régionalismes et d'archaïsmes. Ainsi se forme un latin vulgaire hispanique, qui avait déjà intégré par ailleurs un certain nombre de mots d'origine grecque, comme cada, « chaque », jibia, « seiche » ou bodega, « cave ». Ce parler forme la base de l'espagnol. Plus tard, au cours des siècles, des mots latins seront réintroduits tels quels dans la langue (les « mots savants ») : pésimo, « très mauvais » ; oración, « prière » ; auxilio, « aide » ; honorar (cf. honrar, « honorer ») ; delicado (cf. delgado, « mince »). Un certain nombre de mots dérivés du latin ne survivent que dans la Péninsule, comme cuyo, « dont », ou seulement dans les autres zones conservatrices de la Romania orientale : hablar, « parler » ; hervir, « bouillir » ; hermoso, « beau » ; hallar, « trouver ».
Il semblerait que la thèse de doctorat de Soubhi Chehabi Lediascorn Phonologie diachronique du français et du castillan : diphtongues et diphtongaisons : une approche déclarative évoque précisement la question qui vous intéresse. Malheureusement elle n'est pas numérisée sur theses.fr.
En attendant, vous pourriez continuer votre réflexion grâce aux ouvrages suivants :