Est-ce que des hommes ont été brûlés sur le bûcher lors de la Chasse aux sorcières ?
Question d'origine :
Bonjour et Meilleurs voeux @ toute l'équipe du Guichet du Savoir pour cette année 2023 !
Je me demandais si des hommes considérés sorciers ont également été condamnés à brûler sur le bûcher à l'instar des femmes considérées sorcières pendant la fameuse Chasse aux sorcières en France et à l'étranger ?
Un grand merci pour votre réponse.
Réponse du Guichet
Jugées inférieures intellectuellement, superstitieuses, prédisposées à la luxure, les femmes furent les cibles principales des tribunaux ecclésiastiques traquant la sorcellerie. Néanmoins, elles ne furent pas les seules victimes de violences. Dans certaines circonstances, aussi bien les hommes que les enfants ont été condamnés au bûcher en Europe au début des temps modernes.
S’il est difficile de déterminer avec exactitude le nombre de personnes condamnées pour sorcellerie entre la fin du Moyen Age et le début de l’époque moderne (le chercheur américain Brian Levack estime que le nombre réel total est de 110000, estimant que le nombre de condamnés à mort serait de 60000), ce que les historiens peuvent affirmer, c’est qu’il s’agissait de femmes dans une large majorité. Dans la plupart des régions de l’Europe, le pourcentage de femmes condamnées pour maléfices dépasse les 75%. Dans certains territoires, comme celui du diocèse de Bâle en Allemagne, il atteint les 95%, ou du comté de Namur dans l’actuelle Belgique et dans le comté d’Essex en Grande-Bretagne, il est de 92%.
Le tableau joint ci-dessous contient des données précises sur différents pays et régions. Toujours selon Brian Levach, aussi approximatifs soient-ils, ces chiffres indiquent que la sorcellerie était un crime concernant surtout l’un des deux sexes, mais non pour autant un crime par nature féminin. Bien que suspectées plus facilement du fait de leur sexe et jugées plus sujettes aux tentations, elles n’avaient cependant pas le monopole de ce crime. Dans les rituels de la magie noire, rien n’excluait véritablement la participation des hommes.
Toutefois, les affaires où ils devinrent les cibles privilégiées n’étaient relativement pas très nombreuses. Cela pouvait se produire dans des cas liés avant tout à la lutte contre les hérésies. Les hommes étaient aussi susceptibles d’être visés dans les procès où la sorcellerie rejoignait la politique. En effet, au cours du Moyen Age, certains hommes pratiquaient des sortilèges pour favoriser leur fortune politique. Pendant les premières années où on jugeait ce type d’activités illégales, ce furent surtout les hommes que le pouvoir poursuivit, contrairement à ce qui arriva lorsque la chasse atteint son apogée.
Un troisième cas de figure d’implication et de poursuite de l’homme peut être évoqué: les réactions hystériques en chaînes de la population qui menaient à des accusations systématiques et indiscriminées.
Quelques exemples issus de l’ouvrage Le Roi et la sorcière. L’Europe des bûchers XVe-XVIIIe siècle de Robert Muchembled qui retrace les procès de sorcellerie à travers le Vieux Continent. Pour illustrer l’activité toute particulière de l’Inquisition vénitienne, il faut dire qu’elle
manifesta un total désintérêt pour le sabbat des sorcières, limité à une demi-douzaine de cas ruraux. Elle se préoccupa de surveiller les auteurs de magie incantatoire ou divinatoire. De 1547 à 1794, les archives font état d’un peu plus de 1000 suspects.
Faible au départ, le pourcentage des affaires par rapport à l’ensemble passa brutalement à 39% de 1586 à 1794, à 48% entre cette date et 1720, puis retomba à 11% pour la dernière période. Les 550 individus jugés de 1550 à 1650, dont 70% des femmes, furent punis de façon modérée, en général par le fouet et le bannissement.
On peut en déduire que les 30 % restants des accusés furent essentiellement des hommes.
L’historien mentionne les chiffres de certains pays du Nord en séparant les données concernant les femmes de celles qui concernant les hommes:
L’Islande isolée, peuplée de 50000 habitants, connut, quant à elle, 120 procès de 1604 à 1720. Mais 110 des accusés étaient des hommes, alors que les femmes comptaient pour 80% en Norvège. Sur les 22 bûchers recensés, 1 seul concerna une femme.
En Finlande, sous tutelle suédoise, peuplée de 300 à 400000 habitants, l’absence de recherche de la marque diabolique et l’usage rare de la torture évitèrent la multiplication des bûchers: on en relève 115, dont 99 de 1640 à 1699. Le rôle de l’Université de Turku, fondée en 1640, fut important, car elle contribua au développement des idées démonologiques, notamment sur les côtes ouest et sud peuplées de Suédois.
La greffe réussit pourtant mal sur le reste de la population. Les accusations de maléfices simples visaient en effet autant d’hommes que de femmes, tandis que le diabolisme des années 1670 concerna ces dernières à près de 60%.
En Estonie et en Livonie suédoises, le diabolisme fut rare. Peu intenses, les poursuites concernaient 56% d’hommes. Sur ces territoires, 29 femmes furent brûlées, à côté de 26 hommes, dans la 2e moitié du XVIIe siècle.
Par ailleurs, cette période vit un phénomène qu’il est difficile d’imaginer de notre perspective actuelle, et notamment les dénonciations familiales. Dans son article "La Psychologie des inculpés lorrains de sorcellerie" publié dans la Revue d’histoire de droit français et étranger, 4e série, 32e année, 1954, Etienne Delcambre décrit une véritable frénésie dénonciatrice en Lorraine, au tout début du XVIIe siècle: les maris chargeaient leurs épouses, les enfants leurs pères et mères, ou vice-versa, dans les deux cas. Quant aux belles-mères, elles dénonçaient leurs brus.
En 1600, un petit garçon de 6 ans accusa sa mère de l’avoir emmené au sabbat. Deux ans plus tard, les témoignages d’une fillette de 9 ans firent condamner au bûcher son père, sa mère, ses aïeuls, ses oncles et tantes. Les mères entraînaient parfois leurs enfants à la mort, et tout particulièrement leurs filles. Au regard de ces faits, l’historien constate que les relations affectives dans les foyers ruraux lorrains n’étaient pas des plus tendres.
Dans le Nord de la France, à Bouchain, lors d’une poussée de violence 27 enfants furent accusés de sorcellerie entre 1611 et 1613. A cette période, les archiducs siégeant à Bruxelles décidèrent d’interdire de brûler les garçons de moins de 14 ans et les filles de moins de 12 ans. Toutefois, les procès contre les femmes adultes continuèrent jusqu’en 1619, donnant 90 exécutions, dont 18 concernaient des enfants.
Aussi bien en terre protestante qu’en pays catholique, la chasse aux sorcières se nourrissait e.a. de l’éducation des jeunes enfants, soumise à une grande rigueur religieuse. Les phases de violence correspondaient aux moments de ruptures générationnelles, où les fillettes et petits garçons devaient s’adapter à de nouvelles activités, comme p.ex. la garde des troupeaux. Les tensions émotionnelles pouvaient alors déboucher sur des dénonciations auprès des autorités religieuses.
Ce sujet passionnant de la chasse aux sorcières a fait couler beaucoup d’encre. Une très riche littérature est proposée à tous ceux qui s’y intéressent, analysant les racines intellectuelles, les fondements juridiques et théologiques ainsi que le contexte social de ce phénomène particulier de violence perpétrée à travers l’Europe. Parmi les questionnements les plus pertinents trouvés lors de cette recherche, nous aimerions citer celui de Robert Muchembled sur la nature politique du phénomène des bûchers :
Mieux vaut se demander si la multiplication des bûchers vers 1580 ne marqua pas une implication nouvelle des Etats dans la définition et la poursuite de l’hérésie, après l’échec patent de l’Eglise romaine à juguler la montée du protestantisme. Forgé par certains penseurs religieux, le mythe de la sorcière démoniaque n’acquit en effet sa plus grande efficacité qu’en permettant aux Etats catholiques ou protestants de laïciser le surnaturel et de définir par ce biais leur propre sacralité politique.
A lire :
Représentations de la femme et chasse aux sorcières XIIIe-XVe siècles, Patrick Snyder, Fides, 2000
Les putains du Diable. Procès des sorcières et construction de l'Etat moderne, Armelle Le Bras-Chopard, Dalloz, 2016
Le sang de l'Autre. Indiens, juifs et morisques au temps de l'Inquisition, Henry Méchoulan, Berg International, 2014
L'Inquisition en Espagne, 1215 - 1834, Gérard Dufour, Ellipses poche, 2017