Question d'origine :
Comment être où devenir hétéro-sexuelle?
Réponse du Guichet
La notion d’hétérosexualité n’est ni intemporelle, ni immuable dans sa définition. Elle est pourtant rarement interrogée. L'ébauche introductive ci-dessous sera complétée ultérieurement.
Pour être hétérosexuel-le selon la définition occidentale contemporaine, il faut désirer exclusivement les personnes dont le sexe déclaré à l’état civil est différent. La notion de sexe «opposé» sous-tend cette approche dans des sociétés dont la plupart, jusqu’à très récemment, ne reconnaissaient que deux catégories : F/H. C’est encore le cas de l’État français. En dehors de la sphère intime, bien que les stéréotypes de genre soient de nos jours fortement remis en cause, pour être spontanément perçu-e comme hétérosexuel-le, il faut encore se conformer à certaines normes comportementales et esthétiques représentatives des archétypes du masculin et féminin. En effet, la non correspondance entre cet ensemble de caractéristiques et le sexe supputé entraîne souvent une déduction trompeuse selon laquelle la personne est homosexuelle. A l’inverse, la correspondance peut entraîner une déduction tout aussi trompeuse.
Toutefois, la notion d’hétérosexualité n’est ni intemporelle, ni immuable dans sa définition. Dans la suite de notre réponse, nous vous proposerons une approche socio-historique de l’hétérosexualité ainsi que quelques hypothèses sur la manière dont on devient hétérosexuel-le… ou pas.
Complément(s) de réponse
Historicité de la notion d’«hétérosexualité»
Dans L’invention de la culture hétérosexuelle, Louis-Georges Tin montre que l’idéal amoureux du couple homme-femme tel que nous le connaissons est en réalité le produit d’une histoire mouvementée. Dans la société féodale jusqu’au XIIe siècle, la relation homme-femme n’est guère un enjeu culturel majeur. L’hétérosexualité est à la fois nécessaire et secondaire (p. 16). L’idéal est celui de la culture chevaleresque dont les femmes sont écartées et qui exalte l’intensité sentimentale des relations masculines. Dans les chansons de geste, l’amitié est l’un des rares moments de tendresse dans un monde où la brutalité est souvent de rigueur. Le héro ne peut retenir ses larmes lorsqu’il craint pour son compaign; ce grand gaillard tombe en pâmoison quand son ami se meurt; nos chevaliers s’embrassent et souvent sur la bouche, ils passent parfois la nuit ensemble. Il n’y a pas lieu de s’interroger sur leur sexualité: tout cela paraît tout à fait naturel aux yeux de leurs contemporains (p. 28).
L’exaltation de l’amour entre hommes et femmes dans les sociétés occidentales est liée à l’émergence de la société courtoise. Dans la littérature qui se répand alors progressivement en Europe, la figure centrale est féminine, son amant épris étant en quelque sorte vassalisé. Le modèle de l’amour courtois concurrence alors celui des amitiés masculines. Si la littérature témoigne de ce conflit jusqu’au XVIIe siècle, dans les faits, les relations masculines sont peu à peu problématisées. Louis-Georges Tin relève ainsi que c’est à partir du XIIe siècle que l’acte de sodomie devient une offense majeure conduisant au bûcher.
Pourtant, les résistances cléricales au modèle de l’amour courtois sont importantes. Cette relation désirée s’oppose à la relation conjugale qui relève du devoir et non des sentiments. Plus globalement, l’amour charnel qui tend à s’autonomiser de la fonction reproductrice concurrence l’amour spirituel tourné vers Dieu. Il s’oppose à l’idéal de chasteté impliquant la relégation des femmes autres que les vierges.
Cette ambivalence des élites perdure et se heurte ensuite à de nouvelles résistances de la part de la médecine. Les termes «hétérosexuel», «homosexuel» et ««normalsexuel» apparaissent durant le dernier tiers du XIXe siècle sous la plume de l’écrivain et militant des droits de l'homme hongrois Karl-Maria Kertbeny. Dans la perspective de la sexologie naissante, le premier terme (dont l’apparition est en réalité postérieure à celle du second) renvoie à une perversion : une attirance morbide pour l’autre sexe dissociée de la reproduction. On trouve cette définition dans des articles médicaux jusque dans les années 1930.
Toutefois, pour Jonathan Ned Katz dans L’invention de l’hétérosexualité, [A]u début du XXe siècle, avec l’aide de Freud et de quelques médecins, le concept d’hétérosexuel, ambigu, […] était établi et fixé. L’idée d’une hétérosexualité essentielle, éternelle et normale – la mystique hétérosexuelle – s’était largement répandue comme orthodoxie sexuelle régnante. Lorsque le terme «hétérosexuel» sortit de l’étroite sphère médicale pour envahir l’univers médiatique américain, le concept d’hétérosexuel se déplaça de l’anormal au normal, puis du normal au normatif. (p. 84)
«Homosexuel-les» et «hétérosexuel-les»
Michel Foucault a mis en lumière dans La volonté de savoir, le passage dans la culture occidentale, entre le XVIIIe et le XIXe siècle, d’une catégorisation des pratiques sexuelles («normales» / «perverses») à une identification du sujet social à sa sexualité. Sexualité qui dépend directement de la définition de sexes corporels, psychologiques, comportementaux dont il convient de fixer scientifiquement et juridiquement la «vérité».
C’est singulièrement l’homosexuel qui est isolé à travers la figure de «l’inverti» dont «l’inversion sexuelle» témoigne d’une maladie de «l’identité psychosexuelle»: le sodomite était un relaps, l’homosexuel est maintenant une espèce (p. 59). En effet, la «mystique hétérosexuelle» dont parle J. N. Katz efface le passage d’une culture homosociale à une culture hétérosexuelle désormais aveugle à elle-même en tant que phénomène historiquement situé. Seul ce qui échappe à la norme censément intemporelle, naturalisée, est problématisé (d’où vraisemblablement l’antériorité du terme «homosexuel» à celui d’«hétérosexuel»)… Et réprimé. Si le régime de Vichy en fait officiellement un délit passible de prison, l’homosexualité faisait déjà régulièrement l’objet de poursuites pour outrage aux bonnes mœurs, atteinte à la pudeur ou débauche de la jeunesse. En 1960, les peines encourues sont doublées en cas d’homosexualité. Ce n’est qu’en 1982 que la majorité sexuelle pour les rapports homosexuels passe de 18 ans à 15 ans, comme pour les rapports hétérosexuels. Si l’American Psychiatric Association retire le diagnostic d’ « homosexualité » de son Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux en 1973, il faut attendre 1990 pour que l’OMS cesse de la considérer comme pathologique, et encore deux années supplémentaires pour que la France y renonce également.
L’ouvrage Hétéros, discours, lieux, pratiques dirigé par Catherine Deschamps, Laurent Gaissad et Christelle Taraud présente l’intérêt de jeter une lumière historique et sociologique jusqu’à l’époque contemporaine sur cet impensé qu’est l’hétérosexualité en tant que fait social spécifique. Il aborde les pratiques dans leur diversité mais aussi l’idéologie, et les possibles tensions entre ces deux aspects lorsque l’attirance sexuelle ne s’accompagne pas d’un conformisme en termes de stéréotypes masculins / féminins, de conjugalité et de reproduction. Il en découle d’une part, le constat d’une variété qui échappe au modèle monolithique d’un-e «hétérosexuel-le» à l’état naturel et d’autre part, l’éclairage des injonctions normatives.
C’est cette idéologie normative que Monique Wittig nommait La pensée straight. L’autrice y décrit l’hétérosexualité en tant que système politique autoritaire dans lequel l’oppression des femmes et la répression des modes de vie différents sont justifiées par une naturalisation des catégories binaires de sexe et de la sexualité.
Dans une dernière partie, nous resituerons la question à l’échelle individuelle.
Complément(s) de réponse
Comment le devient-on ?
Après une période de pathologisation de l’attirance sentimentale et érotique pour le sexe «opposé», l’hétérosexualité telle que nous la connaissons s’imposa dans les représentations occidentales comme immanente à la nature humaine et de ce fait, contrairement à l’homosexualité, on ne rechercha pas ses «causes». Si la culture hétérosexuelle en tant qu’organisation sociale globale a une histoire, à l’échelle individuelle, l’attirance pour le sexe «opposé» est-elle d’origine psychologique, génétique, hormonale, neurobiologique…?
Les pistes biologiques
En 2019, Odile Fillod dressait un panorama de l’état de la recherche sur les prédispositions biologiques de l’orientation sexuelle dans le cadre d’une journée d’étude organisée par les Hôpitaux Universitaires de Genève. Vous en trouverez la vidéo ici. Elle y expose trois hypothèses principales impliquant l’interaction entre un substrat cérébral, une imprégnation hormonale in utero et des facteurs génétiques. Elle relève tout d’abord des problèmes méthodologiques dans les études, en particulier la variabilité des définitions de l’hétérosexualité ainsi que des biais d’échantillonnage, mais aussi les croyances non interrogées sur les différences de genre et le poids d’enjeux sociaux. Elle conclut que l’état des recherches des facteurs biologiques peut-être synthétisé assez simplement: aucun facteur biologique de canalisation de l’orientation sexuelle indépendante du vécu n’a pu être mis au jour chez l’être humain, et l’on ne dispose même pas de preuves qu’il existe des prédispositions vraiment biologiques à être plus ou moins attiré-e par les hommes ou par les femmes. […] Il n’y a, à ce jour, pas d’argument scientifique solide soutenant l’idée qu’on naîtrait homosexuel-le, pas plus qu’on naîtrait hétéro, bi, gérontophile, attiré-e par les personnes aux cheveux frisés, féru-e de pratiques S/M…
Pour un approfondissement des hypothèses hormonales concernant la sexuation des comportements et l’orientation sexuelle, vous pouvez vous reporter à l’ouvrage de référence Hormones, sexe, cerveau de Rebecca M. Jordan-Young. Pour une approche plus synthétique, vous pouvez vous reporter à celui dirigé par Louise Cossette Cerveau, hormones et sexe, ou encore celui de Catherine Vidal et Dorothée-Browaeys Cerveau, sexe et pouvoir.
Les pistes psychologiques
Dans Comment devient-on homo ou hétéro?, c’est principalement la piste psychologique, et plus précisément psychanalytique, qui est explorée par Stéphane Clerget. Sa position peut paraître assez paradoxale dans son adhésion à la doctrine psychanalytique concernant les sexes (ce qui le conduit à considérer les vécus transgenres comme des désordres psychologiques curables) tout en l’expurgeant de préjugés homophobes. Il s’appuie sur des approches théoriques contemporaines et sa propre pratique clinique pour écarter l’affirmation freudienne imputant l’homosexualité à un développement psycho-affectif interrompu (et non à une perversion comme on le trouve parfois affirmé à l’encontre de Freud lui-même pour qui l’hétérosexualité ne garantissait d’ailleurs pas l’absence de perversion). Stéphane Clerget propose une vision complexe de la sexualité humaine dépassant le réductionnisme binaire hétérosexualité / homosexualité, les fantasmes parentaux aussi bien que les constructions symboliques des jeunes enfants en contexte débouchant sur des configurations extrêmement diverses de l’attachement, de l’attirance et de la sexualité à l’âge adulte.
Si vous souhaitez explorer plus avant le dialogue entre la psychanalyse et les théories du genre en diverses disciplines, notamment sur les vécus transgenres, vous pouvez vous reporter à l’article Quand le genre trouble la psychanalyse sur le webzine l’Influx de la bibliothèque municipale de Lyon.
Au terme de cet exposé, force est de constater le rôle du contexte socio-historique, culturel, de ses injonctions normatives non seulement sur le comportement sexuel individuel mais sur la définition même de ce qu’est un-e hétérosexuel-le. Nous terminons en rappelant la promulgation récente de la loi du 31 janvier 2022 interdisant les pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre d’une personne, et donc contre les «thérapies de conversion».