De quand date la pratique de faire piquer son chien ?
Question d'origine :
Bonjour
Après la lecture du mystérieux livre "Lettres à des morts 1914-18, on t'embrasse pour la vie" (https://shop.ichetkar.fr/cosaques/325-lettres-a-des-morts-on-t-embrasse-pour-la-vie.html), nous avons échangé entre amis nos avis sur l'authenticité ou non de ces lettres. Selon une personne, l'un des indices flagrants plaidant en faveur du canular est que la lettre n°6 évoque une chienne "qu'il a fallu faire piquer". Cette personne soutient que c'est un anachronisme, la pratique consistant à faire piquer les bêtes malades étant bien plus tardive que la guerre de 14. Pouvez-vous confirmer ? De quand date au juste cette pratique ?
Merci !
Réponse du Guichet
La pratique de «piquer» les chiens semble être plus tardive tout comme la prise en considération du bien-être animal qui, si elle apparaît à la fin du XIXe siècle, reste encore marginale. L’euthanasie des animaux de compagnie est largement employée mais dans l’optique de se «débarrasser» d’animaux domestiques devenus trop encombrants. On note néanmoins l'usage d'injections au début du XXe siècle.
Bonjour,
Tout d’abord, votre propos sur ce recueil de lettres a suscité notre curiosité et nous avons souhaité en savoir plus. Nous n’avons malheureusement trouvé qu’une seule mention. En note de bas de page 14-18 aujourd'hui : la Grande Guerre dans la France contemporaine (consultable en ligne via google livres), Nicolas Offenstadt explique :
Jean-Louis Martinelli avait déjà mis en scène en 1987, à L’Athénée, Je t’embrasse pour la vie, d’après Lettres à des morts, spectacle conçu à partir de lettres envoyées à des soldats et qui n’arrivèrent jamais parce que le soldat avait été tué. Le spectacle a tourné ensuite dans toute la France. Ces lettres ont fait l’objet d’un recueil. Mais leur provenance exacte n’est pas assurée : la critique externe en est impossible d’après la publication. La première édition semble être un tirage limité, Lettres à des morts (1914-1918) …
Ceci étant dit, pour revenir à votre question, nous nous sommes intéressées à l'émergence des pratiques vétérinaires, étudiée, entre autres par Gilles Barroux dans « La santé des animaux et l'émergence d'une médecine vétérinaire au xviiie siècle », (Revue d'histoire des sciences, 2011/2) dont voici un bref extrait :
Parmi les médecines spécifiques qui voient le jour au xviiie siècle, l’on trouve la médecine vétérinaire. Cette médecine destinée à préserver la santé des animaux domestiques acquiert, plus particulièrement à partir des années 1760, lorsque sont fondées les premières écoles vétérinaires, une certaine autonomie, sous la forme d’une reconnaissance institutionnelle. Il s’agit pourtant d’une partie de la médecine souvent déconsidérée par le corps médical qui a tendance à voir dans les animaux des êtres inférieurs...
De toutes les études parcourues - présentées ci-dessous - , il apparaît que la notion de bien-être animal est bien plus tardive et la pratique de faire piquer son chien était inhabituelle mais pouvait tout de même être effectuée pour injecter des produits du type éther, chloroforme ...il semblerait néanmoins que l'usage de la voie intraveineuse se développe plutôt à partir des années 1920-1930.
La thèse de doctorat de Mehdi Lombardi, La mort donnée aux animaux. Une approche historique (que vous pouvez consulter en ligne dans son intégralité ) fournit de très nombreux éléments de réponse :
Peu de sources historiques détaillent les procédés utilisés pour mettre à mort les animaux de compagnie. Les traités vétérinaires, les manuels d’abattage ou d’équarrissage évoquent certes à de nombreuses reprises la nécessité de « sacrifier », « détruire » ou « abattre » des animaux vieux, accidentés ou atteints de certaines affections, mais ils exposent rarement les modalités pratiques de la mise à mort. Autrement dit, jusqu’à une certaine époque, tuer un chien ou un chat paraissait être quelque chose de banal, ne nécessitant pas de description minutieuse ou un savoir-faire particulier. Pour en savoir plus, il faut donc élargir le champ des recherches en lisant quelquefois entre les lignes ou en s’intéressant à d’autres documents issus de la littérature romanesque (Baratay, 2011c).
Jusqu’à la fin du XIXème siècle, il semblerait que la plupart des animaux de compagnie (en particulier les chiens) aient connu une fin violente. En effet, devenus malades, impotents, trop coûteux ou simplement indésirables, leurs propriétaires s’en débarrassaient aisément :
le plus souvent, les chiens étaient exécutés au fusil, pendus ou noyés dans les bassins, les lacs, les mares ou les rivières, enfermés dans un sac ou lestés d’une pierre au cou comme on le faisait également pour les chats (Baratay, 2011c). Dans Clair de lune en 1884, Guy de Maupassant fait ainsi le récit de « mademoiselle Cocotte », une chienne errante adoptée par le cocher François mais qui attire sans cesse les mâles et accumule les portées, forçant son maître à noyer les chiots et à se débarrasser d’elle. Ne parvenant pas à la perdre en forêt, il se résout à la noyer :
« [...] de toute sa force il la lança le plus loin possible. Elle essaya d'abord de nager, comme elle faisait lorsqu'on la baignait, mais sa tête, entraînée par la pierre, plongeait coup sur coup ; et elle jetait à son maître des regards éperdus, des regards humains, en se débattant comme une personne qui se noie. Puis tout l'avant du corps s'enfonça, tandis que les pattes de derrière s'agitaient follement hors de l'eau ; puis elles disparurent aussi. » (Maupassant,1884).
(...)
Parfois certains animaux étaient livrés à des bouchers ou des équarisseurs qui, moyennant finances, les exécutaient d’un coup de masse sur le crâne comme pour les animaux de boucherie (Baratay, 2011c). Dans les milieux aisés, l’acte était habituellement confié à des personnes extérieures ou à des domestiques. Maupassant, encore, a bien vu cela lorsqu’il décrit Madame Lefèvre, vieille femme avare qui refuse de payer une taxe pour son chien « Pierrot », et qui s’adresse d’abord au cantonnier et au domestique du voisin pour se débarrasser de l’animal (Baratay, 2011c).
(…)
Ce procédé décrit par l’écrivain consistait, dans sa Normandie natale, à jeter des chiens vivants dans les puits des marnières jusqu’à ce qu’ils meurent de faim ou s’entre-dévorent (Baratay, 2011c).
Pour les animaux de l’époque, mourir de sa « belle mort » était probablement exceptionnel et ne devait concerner que des bêtes d’aristocrates ou de bourgeois fortunés. Dans La Joie de vivre (1884), Zola présente comme étonnante, et révoltante pour beaucoup, l’attitude d’une famille bourgeoise qui laisse son chien vieillir, perdre la vue, se paralyser de l’arrière-train et qui souhaite le faire soigner de son cancer (Baratay, 2011c). Les positions discordantes de l’époque sont bien résumées dans un passage où l’auteur oppose la réaction froide du vétérinaire, peu enclin à soigner l’animal et qui conseille plutôt de le faire abattre,
à celle du médecin de famille, attentif et soucieux de soulager au mieux l’animal. En effet, à
la fin du XIXème siècle la pratique de la « mort douce » administrée par le vétérinaire était bien loin d’être un paradigme.
En 1855, l’instauration d’une taxe sur les chiens, visant à maîtriser l’explosion des effectifs canins, eut pour effet d’entraîner une vague d’exécutions (Baratay , 2011c ; Vanneau, 2014).
Tous les moyens étaient bons pour ne pas s’acquitter de l’impôt.
(…)
Dans certaines grandes villes les mesures prises ont été de plus grande envergure, comme à Lyon où, dès le milieu du XVIIIème siècle et jusqu’au second Empire, des campagnes d’empoisonnement ont été menées. Toutefois, le spectacle d’animaux agonisant et se tordant de douleur sur la voie publique finit par devenir insupportable pour une partie de la population
(…)
Créées à la fin du XVIIIème siècle, les fourrières devinrent progressivement le moyen principal de contrôle des populations d’animaux errants au cours du siècle suivant. Après un délai de deux ou trois jours, les bêtes capturées étaient abattues ou données pour vivisection, ce qui revenait finalement au même. Comme dans les abattoirs ou les clos d’équarrissage, les animaux pouvaient être mis à mort à coup de masse ou de hachette sur le crâne (Baratay,
2011c ; Vanneau, 2014). Parfois, comme à Lyon, ils étaient noyés ou pendus par paquet de cinq à l’aide d’un nœud coulant. Cette dernière méthode était loin d’être commode comme le déplorait le vétérinaire Alphonse Morel en 1897 : « Les chiens sont difficiles à tuer ; une fois pendus ils ne meurent pas tout de suite et l’on est obligé de les assommer pour faire cesser leurs cris. » (Vanneau, 2014).
(…)En France, comme partout en Europe, des mouvements de protection des animaux se développèrent durant la seconde moitié du XIXème siècle. En 1845, la Société de Protection des Animaux (SPA) est fondée à Paris, puis en 1854, une association similaire est créée à Lyon. La loi Grammont, premier texte réprimant les mauvais traitements sur les animaux, est votée en 1850 (Pierre, 1998). Bien entendu, l’intérêt pour la question de la protection animale n’est pas né au XIXème siècle, mais l’ampleur du phénomène s’inscrivant dans un mouvement social important fut inédite (Pierre, 1998).
Le discours des protecteurs des animaux visait à limiter les souffrances infligées aux bêtes et donc à rendre la mort de l’animal plus douce et moins barbare (Slade, 1879 ; Baratay,2011a). En 1878 lors de l’exposition universelle, la SPA de Paris présenta un dispositif permettant d’asphyxier des carnivores domestiques avec du gaz d’éclairage et le fit installer dans la fourrière parisienne l’année suivante (Baratay, 2011c). Dès 1850, le médecin anglais Benjamin Ward Richardson (1828-1896) développa les premiers prototypes de chambres à gaz destinés à l’élimination des animaux indésirables, avec la volonté de rendre le processus aussi indolore que possible (Richardson, 1885). Après de nombreuses expériences consistant à étudier les effets de nombreux gaz, il en retint finalement quatre :
le monoxyde de carbone, le gaz d’éclairage, le sulfure de carbone et le chloroforme (Richardson, 1885). Ce dernier, découvert en 1831 (Doniol-Valcroze, 2001), était déjà utilisé pour sacrifier les chevaux et les carnivores domestiques, grâce à des éponges imbibées glissées dans les naseaux ou en enfermant les animaux dans une atmosphère riche en chloroforme(...)
Au début du XXème siècle, le monoxyde de carbone fut finalement remplacé par le dioxyde de carbone pour le fonctionnement de cet appareil (Adam, 1904a). D’autres chambres à gaz similaires furent construites dans les fourrières d’Europe, notamment à Paris où la sacrification par le dioxyde de carbone remplaça l’asphyxie par le gaz d’éclairage en 1903
(...)
À Boston en 1913, une nouvelle méthode de mise à mort massive fut développée par l’American Rescue League 27 : l’extermination électrique automatisée.
(…)
Durant les années 1920-1930, de nouveaux appareils électriques furent développés pour sacrifier les carnivores domestiques (Bariselle, 1935 ; Moriceau, 1939) comme les pinces « Electrolethaler » ou «Euthanator » appliquées à la base des oreilles. Néanmoins, ils n’entraînaient qu’un état d’inconscience et devaient être associés à une autre méthode pour obtenir la mort de l’animal.
À la même époque, on utilisait parfois des pistolets à tige percutante type Temple Cox, récemment introduits dans les abattoirs, pour sacrifier les chiens et les chats.
(…)
Peu à peu, ces nouvelles méthodes d’euthanasie firent leur entrée dans les cabinets vétérinaires. Grâce à des procédés plus rapides et plus modernes, mais également grâce à de nouvelles molécules, les praticiens purent enfin délivrer une « mort plus douce » à leurs patients.
(...)
Dès 1933, un comité spécial désigné par The national veterinary medical association of Great
Britain and Ireland fut constitué dans le but d’étudier les différentes méthodes de sacrification des petits animaux et de déterminer quelles étaient les plus efficaces et les plus « humaines ».(…)
Ces changements considérables dans la manière de sacrifier les animaux de compagnie furent en grande partie contemporains des progrès de l’anesthésie vétérinaire associés aux découvertes de nombreuses molécules (Doniol-Valcroze, 2001).
Les premières molécules employées furent l’acide cyanhydrique et le cyanure de potassium par voie orale, injection intracardiaque, intrapulmonaire ou intra-péritonéale. Le sulfate de strychnine par voie orale ou injection intracardiaque était également très employé.
Toutefois, ces produits furent rapidement reconnus comme dangereux et responsables d’une mort extrêmement barbare (C., 1937 ; Moriceau, 1939). Leur emploi, sans adjonction d’une autre molécule, fut donc fortement déconseillé.
En revanche, le sulfate de magnésie, dont l’action narcotique était connue depuis 1905, devint rapidement un produit de choix pour l’euthanasie des carnivores domestiques (C.,1937 ; Moriceau, 1939). Introduit par voie digestive ou sous-cutanée, il produisait une anesthésie générale au bout de quelques minutes. Par voie intraveineuse, son action était quasiment instantanée et provoquait une mort rapide, sans douleur apparente. Les injections intrapulmonaire ou intracardiaque étaient par contre déconseillées. Ce produit était employé à l’École nationale vétérinaire d’Alfort (Moriceau, 1939) et à Toulouse (..) mais les praticiens privés l’utilisaient moins fréquemment car il
nécessitait une préparation avant chaque usage
(…)
De nombreuses autres molécules utilisées en anesthésie vétérinaire furent aussi adoptées pour l’euthanasie des carnivores domestiques, avec plus ou moins de succès (C., 1937 ; Moriceau, 1939) :
- Le sulfate de morphine administré par voie sous-cutanée entraînait un état de narcose permettant l’injection d’un autre produit létal (acide cyanhydrique, cyanure de potassium, …).
- L’éther, dont les premières applications à l’anesthésie vétérinaire remontent à 1852 (Doniol-Valcroze, 2001), a parfois été employé pour tuer des animaux, soit sous forme de vapeurs inhalées, soit en injection intrathoracique. Ce procédé peu « élégant » en raison de l’agitation initiale qu’il provoquait n’était pas couramment utilisé.
- Le chloroforme, déjà utilisé dans des chambres à gaz ou sur des éponges imbibées, donnait des résultats inconstants par voie intrapulmonaire. Par voie intraveineuse ou intracardiaque la mort était plus rapide mais il était néanmoins conseillé de rendre l’animal inconscient en premier lieu.
- L’hydrate de chloral, utilisé dans des expériences sur des animaux dès 1872, fut considérablement employé en anesthésie vétérinaire à partir de 1931 sous la forme de chloral citraté (Doniol-Valcroze, 2001). Néanmoins, la dose anesthésique n’était pas très éloignée de la dose toxique, ce qui facilita son utilisation pour l’euthanasie des animaux domestiques. Il était également utilisé à l’École nationale vétérinaire d’Alfort en 1939 (Moriceau, 1939). Les injections intrathoracique ou intraveineuse étaient les procédés les plus recommandables car les moins susceptibles d’entraîner des réactions douloureuses.
- L’avertine ou tribromoéthanol, décrite pour la première fois en 1917 et utilisé en anesthésie vétérinaire dès 1930 (Doniol-Valcroze, 2001), produisait une mort rapide et sans excitation chez le chien. En revanche, il devait être injecté uniquement par voie intraveineuse et entraînait dans tous les cas une excitation chez le chat. De plus, son coût important et sa mauvaise conservation ont contribué à limiter son emploi pour l’euthanasie des animaux de compagnie.
- Les barbituriques, composés organiques possédant des propriétés sédatives et narcotiques ont été employé en anesthésie vétérinaire dès le début du XXème siècle :
le VéronalND, premier représentant de la famille, fut synthétisé en 1903 (Doniol-Valcroze, 2001). Entre 1920 et 1930, le SonérylND, le NumalND, le NarcosolND et l’EvipanND furent à leur tour commercialisés et parfois utilisés comme produits euthanasiques. Toutefois, le produit qui rencontra le plus de succès fut le pentobarbital sodique commercialisé sous le nom de NembutalND dès 1930 (Doniol-
(…)
Il était recommandé de l’utiliser en injection intraveineuse,intrapéritonéale, intrathoracique ou par voie buccale. Les résultats étaient satisfaisants et constants, même si on complétait parfois l’administration de
pentobarbital par une injection intra-thoracique d’acide cyanhydrique ou de cyanurede potassium.(...)
En 1962, un brevet américain fut déposé pour un nouveau produit euthanasique développé
par les laboratoires allemands Hoechst : le T61N
Sur la notion de bien être animal et de soins apportés aux animaux domestiques nous vous renvoyons vers les études et sites suivants :
- Les animaux malades en Europe occidentale (VIe-XIXe siècles) [Livre] : actes des XXVes Journées internationales d'histoire de l'Abbaye de Flaran, 12-14 septembre 2003 / études réunies par Mireille Mousnier, 2005.
- Maurice Agulhon, "Le sang des bêtes. Le problème de la protection des animaux en France au XIXème siècle", Romantisme, 1981, n°31, pp. 81-110.
- "Bien-être animal : une préoccupation croissante", sur vie-publique.fr
- Chronologie du bien-être animal