Dans les années 1890, les anarchistes étaient-ils tolérés en Belgique et en France ?
Question d'origine :
Dans les années 1890, les anarchistes étaient-ils tolérés en Belgique et en France ? En effet , Abel Taburiaux, le photographe sur lequel je cherche des informations a été (selon SEPIA) autorisé à venir en France en 1893. Il était impliqué dans un cercle libertaire.
Merci pour votre réponse.;
Bluduck2
Réponse du Guichet
Les anarchistes n'étaient pas "tolérés" dans les années 1890 en France et en Belgique, car suite à une vague d'attentats, ils firent l'objet d'une forte répression, notamment à travers les "lois scélérates" de 1893 et 1894. Ils étaient cependant très mobiles.
Bonjour,
«À partir de la fin des années 1870, l’anarchisme est ainsi présent dans toute l’Europe, et particulièrement en Europe du Sud ainsi qu’en France, Suisse ou Belgique… Du fait des migrations professionnelles ainsi que des vagues d’exil suscitées par la répression policière et, dans l’Empire russe, par les persécutions antisémites, l’anarchisme est d’emblée un mouvement diasporique. La France compte ainsi des colonies d’anarchistes italiens, espagnols, allemands et d’Europe de l’Est… À partir des années 1880, en réaction à la multiplication des actes terroristes de « propagande par le fait » d’inspiration anarchiste, les expulsions d’anarchistes et la répression intense font de Londres la capitale européenne de l’anarchisme, et un creuset idéologique et stratégique important.» dans Les mouvements anarchistes européens, fin XIXe-début XXe siècle / Constance BANTMAN
En effet, «à partir de 1892, une véritable épidémie d’attentat se propage en France» (Le mouvement anarchiste en France /Jean Maitron). Elle sera très intense jusqu’en 1894. «En retour, la traque des anarchistes aux frontières et la conscience de la nécessité d’une intervention concertée pour contrôler le « péril noir » suscitent une internationalisation des pratiques policières, consacrée par le protocole de Rome de 1898. Celles-ci incluent par exemple l’utilisation de fiches anthropométriques sur le modèle conçu par le policier français Alphonse Bertillon (1853-1914).» dans Les anars contre la république. Vous avez pu voir un exemple de fiche anthropométrique avec celle de l’anarchiste belge Michel Bellemans, 9 mars 1894, dans l'article cité ci-dessus.
Ainsi en France, le gouvernement adopte ce qu’on a appelé les Lois scélérates. «Au cycle d’attentat vient inévitablement se superposer un cycle répressif : c’est, dès les 24 avril 1892, une loi portant sur les substances explosives, et c’est le vote d’une série de lois de sûreté, surnommée lois «scélérates», et qui fondent «un véritable code de répression de l’anarchisme». Votées sous le coup de l’affolement au lendemain de l’attentat d’Auguste Vaillant puis de l’assassinat de Sadi Carnot, elles se composent de trois textes : la loi du 12 décembre 1893 portant sur la liberté de la presse, celle du 18 décembre 1893 punit les associations de malfaiteurs, celle du 28 juillet 1894, enfin, tend à «réprimer les menées anarchistes». Histoire du terrorisme, Gilles Ferragu
Ces lois «permettent désormais d’envoyer au bagne tout militant libertaire même s’il n’est coupable que de délit de parole ou bien d’«apologie» des actes de «propagande par le fait» dans Histoire mondiale de l’anarchie
Le point culminant de cette répression en France sera le Procès des Trente : «Le lendemain de l’attentat d’Émile Henry, la police intervient. Le 18 février 1894, ordre est donné de lancer un vaste coup de filet. Le jour suivant, de nombreux sympathisants et compagnons anarchistes se retrouvent inculpés d’affiliation à une société de malfaiteurs. Il s’ensuit une répression tous azimuts qui confond anarchisme et terrorisme, propagande et passage à l’acte et qui –selon une conception large du délit d’incitation – condamne le discours anarchiste. Cette répression aveugle, dénoncée par Émile Henry –qui y trouve la légitimation et la justification de ses attentats à l’aveugle -, entraine notamment la disparition ou l’exil de la presse anarchiste.»… Face à un constat d’échec, «L’anarchisme se détourne alors peu à peu de la «propagande par le fait», voire du politique, pour prôner le syndicalisme, l’union ouvrière, voire une première sécurité sociale à travers le mutualisme. La stratégie anarchiste évolue, le danger passe, la vague terroriste reflue… Et lorsque, en 1898, une conférence se tient à Rome, examinant, à l’échelle européenne, les mesures contre les menées anarchistes, le constat fait par les participants est rassurant: le temps n’est plus à la répression, mais à la surveillance.»
Pour aller plus loin : Ennemis d'État : les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes / Raphaël Kempf
En Belgique, la «propagande par le fait» se développa aussi mais elle ne connut pas l’ampleur qu’elle eut en France. (Voir cet extrait du journal Le Soir, Histoires d’assises: les dynamiteurs maladroits de Liège). Cependant, les autorités belges prirent de nombreuses mesures pour contrer ces mouvements, et notamment pour éviter que le phénomène ne se propage davantage dans le pays. Dans ce très intéressant article sur les méthodes policières de surveillance et de répression des anarchistes, Ordre public et peur du rouge au XIXème siècle. La police, les socialistes et les anarchistes à Bruxelles (1886-1914) par Luc KEUNINGS, nous apprenons ceci : «A partir des années 1890, une véritable psychose de la dynamite, du revolver ou du poignard envahit les esprits lorsque une vague d'attentats spectaculaires déferla sur la France, l'Espagne et l'Italie. Ce phénomène n'épargna pas la Belgique, Liège en particulier quand en 1892 puis en 1894 quelques explosions vinrent troubler la quiétude de la cité ardente.» «A partir de 1887, les effectifs de la gendarmerie furent sensiblement augmentés ; diverses lois et mesures administratives resserrèrent en outre le contrôle sur les individus jugés dangereux. Comme d'autres pays d'Europe, la Belgique s'arma contre les meneurs en adoptant une loi réprimant les provocations aux crimes non suivies d'effet (1887 et 1891), puis en augmentant les sanctions prévues par l'article 310 du code pénal contre les fauteurs de grèves (1892). Une loi sur les armes prohibées fut également votée (1886) cependant que pour prévenir les attentats à la bombe, on décida de réprimer la réclusion et la fabrication illégale de substances explosibles (1891) et de soumettre tous les dépôts de dynamite à un contrôle spécial de jour et de nuit (1894). A partir de 1886, après chaque événement inquiétant — que ce fût chez nos voisins ou dans le pays — les dispositions classiques relatives à la surveillance des étrangers suspects étaient régulièrement rappelées avec vigueur»
«De toute évidence, la « peur du rouge » est une constante dans l'histoire de l'accueil réservé aux réfugiés. Des socialistes allemands présents dans les années 1840 aux anarchistes russes de la fin du siècle, en passant par les communards ou les membres de l'Internationale réfugiés en Belgique, un des grands chevaux de bataille de la Sûreté publique a été, durant tout le XIXe siècle, de lutter contre une éventuelle propagation des idées socialistes et anarchistes dans les milieux ouvriers belges ainsi que contre les possibles atteintes à l'ordre public qui en découleraient. Les mots d’ordre sont invariants : « On ne saurait autoriser les étrangers à venir s’immiscer dans notre politique intérieure pour exciter nos populations industrielles et charbonnières à la grève et à la révolte»» dans Les étrangers expulsés ou renvoyés pour motif politique, chapitre de l'article Un aspect du maintien de l’ordre en Belgique : l’expulsion des étrangers (1830 – 1914) /Nicolas Coupain
Il faut rappeler qu’avant même ces vagues d’actions violentes, les mouvements ouvriers et anarchistes avaient subi une forte répression dès les années 1880 lors de mouvements de grève à travers le monde. A Lyon, ce fut le Procès des 66 en 1883. En 1886, à Chicago, ce fut le massacre de Haymarket Square où suite à une grève durant laquelle une explosion eut lieu, huit anarchistes furent condamnés dont cinq exécutés. Cet événement fut à l’origine de la journée internationale des travailleurs du 1er mai. Nous pouvons citer la fusillade de Fourmies le 1er mai 1891. En 1891, ce fut aussi l’affaire Decamps-Dardare-Léveillé, suite à l’arrestation de ces trois anarchistes lors d’une manifestation à Levallois-Perret.
Ainsi, on peut dire que durant les années 1890 les anarchistes n’étaient pas tolérés par les gouvernements français et belges, mais qu’ils se déplaçaient beaucoup d’un pays à l’autre légalement ou clandestinement, à la fois pour fuir la répression, construire la solidarité et faire circuler les idées.
L’histoire de ces quelques personnalités anarchistes belges : Emile Chapelier, Amédée Pauwels dit Rabardy, Jules Moineau, Paul Gille, Guillaume de Greef nous montrent bien les différentes trajectoires possibles et leur grande mobilité au gré des moments de répression.
Pour aller plus loin:
Histoire de l’anarchie /Max Nettlau
Famille politique, mobilité et exil : les anarchistes dans le dernier tiers du XIXe siècle
La République face à la rue. 1.: De la Commune à la Grande Guerre (1871-1914) / Bernard Hautecloque
La République contre les libertés : les restrictions aux libertés publiques de 1879 à 1914 / Jean-Pierre Machelon
Haymarket : récit des origines du 1er mai / Martin Cennevitz